Albert Camus, Emmanuel Roblès, Mouloud Feraoun et Kateb Yacine et autres

19/11/2014 23:35
 
Critiques politiques et littéraire

______________________________________________________________________________________

 

Critiques politiques et littéraires

Mouloud Feraoun

Lettre à Albert Camus

_____________

 

La source de nos communs

Malheurs *

( Lettre à Albert Camus )

 

Je suis, peut-être, moins surpris que vous-même du silence qui entoure votre dernier livre et finira par l’étouffer. Auriez-vous, par hasard, le désir d’éteindre l’incendie en faisant la part du feu, prétendriez-vous vous interposer entre ceux qui se battent au lieu d’encourager les vôtres tout en cherchant à décourager les miens ? Avouez, monsieur, que si votre attitude étonne, l’accueil réservé à votre ouvrage n’a, lui, rien de surprenant, car si depuis quatre ans on n’a cessé de réclamer, de solliciter, d’exiger votre opinion, il est  clair que cette opinion, en fin de compte, devait être celle de tous, fermement installé dans les têtes, les cœurs  —  les ventres, ajouterai-je. Il est clair qu’on vous demandait de condamner les uns, d’approuver les autres, même de trouver quelques bonnes raisons pour cela. Quelques bonnes raisons qui auraient échappé jusqu’ici, parce que vous êtes un grand esprit, que c’est une grande chose pour la France d’avoir des hommes tels que vous et une veine pour les politiciens de s’appuyer sur vos arguments. On ne vous demandait rien d’autre. Qu’avez-vous fait, monsieur ?
Non seulement vous dites ce que vous pensez de ce que l’on a décidé d’appeler le problème algérien mais vous pensez juste et vous dites bien. Et cette pensée juste vous a conduit précisément à refuser d’approuver les vôtres et de condamner les miens.
Voilà pourquoi, monsieur, de cette Algérie qui souffre, que vous aimez bien, vous du moins, je vous adresse un salut amical, avec toute l’admiration que l’on doit à un esprit lucide, à un homme courageux.
N’ayant ni votre talent ni votre courage, pourrais-je garder l’anonymat afin de dire, à mon tour, très brièvement, très simplement mais en toute franchise, ce que je pense de ce problème ? Sachez pourtant que je suis instituteur « arabe », que j’ai toujours vécu au cœur du pays et depuis quatre ans au centre du drame. Le mot « arabe » n’est d’ailleurs pas très exact. Pourquoi ne pas préciser après tout ?
Il me revient à la mémoire une anecdote qui remonte au 9 mai 1945. C’était en Alsace. Pour annoncer les événements qui, la veille, avaient commencé d’ensanglanter le Constantinois, un journal local étalait ce titre en première page et en gros caractères : « Révolte arabe des kabyles » ! Mettons que vous recevez aujourd’hui une lettre arabe d’un Kabyle et vous avez du même coup toutes les précisions désirables.
En 1958, je sais, on s’intéresse davantage à l’Algérie. Mais hélas ! à l’Algérie seulement, le Sahara avec, bien entendu. En tout cas, on ne s’intéresse aux Arabes ou aux Kabyles que pour les tuer, les mettre en prison, les pacifier ou, depuis quelque temps, pour intégrer leurs âmes, dans la mesure où ils en ont une au lieu de soigner leurs corps souffreteux, plus ou moins couverts de loques.
Vous étiez bien jeune, monsieur, quand le sort des populations musulmanes vous préoccupait déjà. A cette époque-là, moi qui suis de votre âge, je m’exerçais seulement à faire correctement ma classe et je gagnais sans doute plus que vous. Vous étiez bien jeune et votre voix bien faible, il m’en souvient. Lorsque je lisais vos articles dans Alger Républicain, ce journal des instituteurs, je me disais : « Voilà un brave type » Et j’admirais votre ténacité à vouloir comprendre, votre curiosité faite de sympathie, peut-être d’amour. Je vous sentais alors si près de moi, si fraternel et totalement dépourvu de préjugés ! Mais déjà aussi, je vous assure, je ne croyais pas en vous, ni en moi-même, ni en tous ceux qui étaient si peu nombreux ; car tout le mal qui pouvait nous venir des autres, personne n’avait pu l’empêcher d’être fait. A cette époque-là, enfin, nous avions conscience de notre condition de vaincus et d’humiliés et depuis longtemps nous ne tenions plus que le langage des vaincus, tandis que les vôtres, tout naturellement, tenaient plus que jamais le langage des vainqueurs. Non pas que nous ayons renoncé à tout espoir, mais le salut, nous ne l’attendions plus que de l’imprévisible  —  ou de l’inéluctable, ou encore du temps qui s’écoule. Nous en étions là, tous les résignés, préoccupés des seuls soucis de l’heure, du seul combat pour une existence difficile. Il y avait parmi nous des privilégiés, oui, des instituteurs par exemple. Ils étaient satisfaits, respectés et enviés. Ils s’appliquaient à bien conduire leurs leçons en vue d’obtenir de beaux succès au certificat d’étude.
Mais ce langage de vaincus, nous vous le tenions comme une réplique définitive à votre langage de vainqueurs. Cela nous permettrait de solliciter des réformes et le droit de vous ressembler. Lorsque vous vous en êtes rendu compte, vous, Albert Camus, le cri pathétique que vous avez poussé et qui vous honore à jamais n’a pas été entendu. Non seulement on n’ rien voulu entendre mais on vous a chassé de ce pays qui est le vôtre, parce que vous étiez devenu dangereux. Plus dangereux que les vaincus que personne ne prenait au sérieux.
* Revue Preuves, Paris n° 91, septembre 1958, Lettre à Camus après la publication de ses « Chroniques algériennes », Actuelles III, Gallimard.
Ces privilégiés, à vrai dire, que l’on pourrait appeler des semi-évolués, des évolués ou enfin des intellectuels, étaient à mi-chemin entre vous et les leurs, chacun sait qu’ils ne demandaient qu’à venir à vous, à s’assimiler tout à fait, fut-ce au prix de quelque ultime reniement, de quelque dernière humiliation, mais, de toute manière, une fois au sein de la famille adoptive, un peu de patience aurait arrangé les choses et, aux nouvelles générations, il eût été facile de perdre tout complexe, de se débarrasser de toute arrière-pensée, de perdre leur personnalité pour ainsi dire.
Mais, à côté des bourgeois et des gens instruit, des camelots vagabonds qui avaient parcouru la France et des ouvriers de Saint-Denis ou d’ailleurs, il y avait la masse que vous ignoriez et qui vous le rendait bien. Cette masse ne faisait pas que vous ignorer : l’ignorance était son état.
A cette époque, monsieur, la femme du Djebel ou du bled, quand elle voulait effrayer son enfant pour lui imposer silence, lui disait : « Tais-toi, voici Bouchou. » Bouchou, c’était Bugeaud. Et Bugeaud, c’était un siècle auparavant ! Nous en étions encore là, en 1938, alors que, de votre côté, vous écriviez cette page que je ne peux m’empêcher de reproduire comme le plus solennel avertissement qu’un homme de cœur ait pu donner à son pays :
« Les Kabyles auront plus d’écoles comme ils réclament du pain… Les Kabyles auront plus d’écoles le jour où on aura supprimé la barrière artificielle qui sépare l’enseignement européen de l’enseignement indigène, le jour enfin où, sur les bancs d’une même école, deux peuples faits pour se comprendre commenceront à se connaître.
« Certes, je ne me fais pas d’illusions sur le pouvoir de l’instruction. Mais ceux qui parlent avec légèreté de l’inutilité » de l’instruction en ont profité eux-mêmes. En tout cas, si l’on veut vraiment d’une assimilation, et que ce peuple si digne soit français, il ne faut pas commencer par le séparer des Français. Si j’ai bien compris, c’est tout ce qu’il demande. Et mon sentiment, c’est qu’alors seulement la connaissance mutuelle commencera. Je dis  « commencera » car elle n’a pas encore été faite. »
Ainsi, il y a vingt ans, deux communautés vivaient côte à côte depuis un siècle, se tournant délibérément le dos, totalement dépourvues de curiosité et, de ce fait, aussi peu susceptibles de se comprendre l’une que l’autre, n’ayant de commun que leur mutuelle indifférence, leur entêtement à se mépriser et cet inhumain commerce qui lie le faible au fort, le petit au grand, le serviteur au maître.
Telle était la situation. Telle elle restera jusqu’au début de la révolte.
Ceux qui étaient « assimilables » étaient aussi des utopistes croyant pouvoir s’évader de leur condition pour adopter la vôtre. Mais ni la cravate ni le complet ne fit oublier la chéchia et le séroual dans un pays où il n’y  avait rien d’autre. Pour bien faire, il eût fallu, au contraire, que le costume disparût pour laisser place à la gandoura et au séroual et le peuple algérien, tout entier en burnous, eût à coup sûr retrouvé son unité : celle qu’il avait eue au long des siècles, en dépit des divisions intestines, de la multitude des langages et de la diversité des genres de vie. Car il y a avait bien cette unité nord-africaine imposée au moins par le climat, le milieu, la nécessité de vivre ensemble dans cette « Île de l’Occident », et que ni les Phéniciens, ni les Romains, ni les Vandales, ni les Arabes ne réussirent à disloquer. Tous ces conquérants, au contraire, s’adaptèrent au soleil du Maghreb, aux steppes de se plateaux, à la rude existence des montagnes, s’amalgamèrent, fusionnent dans le désordre, les disettes et l’anarchie, si bien que lorsque les Français arrivèrent, ils ne trouvèrent qu’un seul peuple. Ils purent sans doute s’aimer ou se détester mutuellement, s’allier ou s’entre-déchirer avec toute la cruauté dont l’homme est toujours capable. Il y eut sans doute des castes, des privilégiés, des vaincus et des vainqueurs. Mais tout cela se passait entre eux, se trouvait, les unissaient au moment même où ils se dressaient les uns contre les autres : affaires intérieures, auraient constaté à l’O.N.U. les grands stratèges des deux mondes !
En réalité, il n’y avait d’autre assimilation possible que celle des nouveaux par les anciens et cette assimilation, dans l’ordre naturel des choses, a commencé de se faire à notre insu et malgré vous. Peu à peu, depuis un siècle, le peuple algérien d’origine européenne s’était détaché de l’Europe au point de devenir méconnaissable et de ne plus ressembler qu’à lui-même, je veux dire aux autres Algériens qu’il méprise mais dont il partage l’accent, les goûts et les passions.
Aujourd’hui, je sais comme vous, cher monsieur, que les Français d’Algérie « sont, au sens fort du terme, des indigènes ». Je souhaite seulement qu’ils en aient conscience et qu’ils n’accusent pas trop la France lorsqu’il lui arrive de les oublier, parce que chaque fois que « la mère-patrie » répond à l’appel de ses enfants abandonnés, c’est pour tancer vertement ces autres indigènes qu’elle n’a jamais voulu adopter et qui, dans le fond, n’ont jamais cru à une impossible filiation.
Impossible, pourquoi ? Parce que la seule condition qui l’aurait rendue effective n’a jamais été réalisée : celle qui aurait consisté à transplanter purement et simplement les Algériens en France pour en faire des Français. Car un Algérien, en Algérie, quelle que soit son origine, ne saurait être qu’un Algérien.
L’erreur de la France, je le crois, c’est d’avoir voulu faire des Algériens des  ses enfants, vous Français par devoir. Nous, les vaincus, il a bien fallu que nous nous inclinions, mais vous qui êtes ses enfants, vous réclamiez aussi vos prérogatives, vous les obteniez à nos dépens, vous les exerciez sur nous, et cette démocratie, qui vous autorisait à demander justice, devenait pour nous une tyrannie.
Mon propos n’est pas de dresser aujourd’hui un nouveau réquisitoire contre un régime dont tout le monde connaît les tares et que, pour ce qui vous concerne, votre vie, de même que votre œuvre tout entière ont totalement condamné. Je ne voudrais pas non plus accabler mes compatriotes d’origine européenne qui, je le sens, je le pense, en dépit des cruelles apparences, sont aussi près de moi que n’importe quel autre habitant de ce pays. Mais il faut bien reconnaître qu’ils ont tiré tout bénéfice d’une ambiguïté soigneusement entretenue, que nous n’avons jamais eu la possibilité de dénoncer, nous contentant, avec plus ou moins de véhémence, plus ou moins d’illusions, plus ou moins de bonheur, de réclamer notre part de ce bénéfice comme prix de notre attachement ( forcé ) à la France. Cette équivoque, à mon avis illégitime, est source de nos communs malheurs.
Lorsque les Algériens d’origine européenne nous disent qu’ils sont algériens, nous entendons qu’ils sont d’abord français, puis algériens de surcroît. Voilà ce que nous comprenons, ce que depuis toujours ils ont voulu nous faire entendre. En vertu de quoi ils sont les maîtres. En vertu de quoi, aussi, répétons-le, toute contestation inquiétante de notre part les fait se tourner vers la métropole qui, consciente de ses devoirs, vient consolider leur position.
« Les Arabes peuvent du moins se réclamer d’une appartenance non à une nation, mais à une source d’empire musulman, spirituel ou temporel. » Que leur reste-t-il d’autre à faire ? Toute fois leur ambiguïté, à eux, ne confère aucun pouvoir réel, n’en conférera sans doute jamais.
Lorsque le musulman dit qu’il est algérien, chacun sait qu’il n’est que cela. Mais cela même, il ne l’est que dans cette mesure qui marque son infériorité et l’habille irrémédiablement comme d’une livrée étroite.
Supposons un instant que l’Italie, l’Espagne et même Israёl manifestent un jour la prétention de nous imposer, de défendre ou de soutenir envers et contre nous leurs ressortissants algériens ; nous verrions exactement ce que nous voyons aujourd’hui, c’est-à-dire toutes ces communautés prenant le pas sur la nôtre qui ne pourrait se retourner ni vers un État arabe inexistant, ni vers les mânes impuissants d’un Jugurtha légendaire.
Mais il n’est pas nécessaire de supposer puisque tout se passe comme si l’Europe avait confié à la France le soin de veiller sur les chrétiens et les juifs, dans un pays où la majorité est musulmane. Pour notre part, nous ne pouvons lui en vouloir, car, à côté de cette mission qui la diminue à nos yeux, elle en a rempli une autre plus grande et plus belle auprès de nous, une noble mission qui fera que toujours, malgré tout, nous serons à notre manière ses enfants.
Si nous poussons la simplification jusqu’à son expression  irréductible, nous dirons qu’il y a d’une part une importante communauté qui veut demeurer française en droit sinon en fait, d’autre part une communauté plus qui demande à être pleinement ce qu’elle est.
Le problème ainsi posé peut apparaître aux uns comme une absurdité, aux autres comme une lapalissade mais, depuis quatre ans, il nous a précipités dans un drame affreux dont tout le monde fait les frais.
Oui, monsieur, devant l’ampleur de ce drame et son injustice, devant les souffrances de notre peuple, sa destruction qui pourra aboutir à son extermination, on voudrait renoncer à son orgueil, à sa susceptibilité, on voudrait renoncer à être algérien-français, ou algérien tout court, ou même français, pour être simplement humain, cesser de tuer, cesser de détruire, recommencer d’aimer. Devant la cruauté et le mensonge déchaînés sur l’homme devenu innocent parce que qu’il n’arrive plus à comprendre, on voudrait renoncer à tout pour que se taise définitivement la bête et que soit réhabilité l’homme. Mais quelque côté que se tourne désespérément le regard, nous ne voyons pas l’issue de l’insondable tunnel où nous voilà tous plongés.
Il est possible après tout que les stratèges aient raison et que s’accomplisse la conquête, ou la reconquête, même au prix de l’extermination.
Il est possible aussi que le peuple des villes, des djebels et de campagnes, à la fois l’enjeu et le champ de bataille des nobles idées qui s’affrontent et au nom de quoi on le piétine sans pitié, il est possible que ce peuple, las d’être martyrisé, prenne sur lui, un jour, de refuser la souffrance ; cela ne voudra nullement dire qu’il accepte les nobles idées des uns et rejette celles des  autres : le problème entier et d’autres générations auront à le poser à leur tour.
Ne vaudrait-il pas mieux éviter de leurrer et de se leurrer en assumant loyalement la tâche de combattre soi-même son propre malheur ? Ne vaudra-t-il pas mieux tenter de créer les conditions d’une véritable fraternisation qui n’aurait rien à voir avec celle du 13 mai ?
Cette tâche, ce n’est pas aux stratèges de l’accomplir, mais aux algériens eux-mêmes, tous ceux qui se piquent d’avoir de nobles idées. Et qui feraient d’abord leur examen de conscience.

____________________________________________________________

 

Mouloud Feraoun

Le dernier message

Alger, 27 janvier 1960

 

« Je me suis pris à espérer dans un avenir plus vrai, je veux dire un avenir où nous ne serons séparés ni par l’injustice ni par la justice. » C’est là le dernier message que j’ai reçu de Camus. Il date de plusieurs mois et, dimanche soir, cette phrase s’inscrivait pour moi dans un ciel sombre, chargé d’orage, qu’elle striait comme un éclair rapide, un trait éblouissant à la fois fragile et dense qui venait souligner avec une rigoureuse exactitude l’appel au calme lancé, toutes les dix minutes, par le délégué général du gouvernement en Algérie :
« C’est avec une grande émotion que je reprends la parole ce soir. Malgré les appels publics et les adjurations privées que nous avons multipliés, le commandant en chef et moi, et avec tous les chefs militaires, ce que nous avons tout fait pour éviter est arrivé : le sang a coulé… »
Il en est souvent ainsi. Je songe à Camus et à ceux dont il ne me reste plus qu’à vénérer la mémoire, à ceux dont je suis momentanément séparé et qui demeurent des amis très chers. Je songe à ceux quand l’aveuglement et la bêtise déchirent un peu plus mon pays meurtri, quand l’entêtement appelle la catastrophe et qu’il n’y a plus pour  nous d’autre possibilité de recours que la soumission à la force. Car nous en sommes là en ce moment et nous nous préparons, la corde au cou, à aller demander humblement pardon d’avoir douté de nos maîtres.
Hier à 20 heures, j’ai entendu à Radio-Alger une déclaration très violente d’un député algérien. L’intégration ou le massacre, menace-t-il. Il s’en va à Paris porter la menace au général de Gaulle. Voilà. L’intégration leur plaît  —  par conséquent c‘est la solution du problème algérien. Ce député professeur préconisait naguère une autre solution. Une solution originale que Camus trouva acceptable. Simplement il se croyait faible. Maintenant il délire parce qu’il se sent fort. Quant à Camus, il n’est plus là pour assister au triste spectacle de ses compatriotes en délire.
Le 13 mai 1958, ils avaient fabriqué un miracle parce qu’ils doutaient encore de leur force. Alors ils se sont mis à croire à ce miracle qui leur a valu du moins d’accéder au pouvoir, et ils nous ont laissés tranquilles. Cette fois ils ont l’intention de catéchiser. Ce sera beaucoup plus grave.
Tout à l’heure, au moment des informations, j’ai entendu à Radio-Luxembourg ce même député associer dans la même citation Camus et saint Augustin pour prévenir les bonnes gens de France que les Algériens étaient un peuple passionné et farouche, difficile à raisonner, très ferme dans ses résolutions, qu’il ne fallait donc pas confondre, ni espérer qu’il change d’avis. On croit rêver.
De qui se moquent les insurgés ? Puisqu’ils se reconnaissent tant de signes distinctifs et s’en vantent comme d’inestimables qualités, pourquoi veulent-ils absolument s’intégrer à la France ? Puisqu’ils n’invoquent plus le père Bugeaud mais les premiers chrétiens d’Afrique, qu’ont-ils de commun avec les Français ? Puisqu’ils sont si sûrs d’eux-mêmes pourquoi ne répudient-ils pas purement et simplement la France afin de se consacrer à leur pays plongé dans le malheur depuis bientôt six ans ? Seulement, si la France s’en va, et son armée, et ses capitaux, resteront quand même les Arabes, ils la méprisent de ne les avoirs ni soumis ni supprimés. Et maintenant les voilà exhortant l’armée à se joindre à eux, non seulement pour supprimer les Arabes, mais pour appeler la ruine sur la France qui les a tant gâtés.
Certes, je voudrais me mettre à leur place pour tenter de les comprendre. Comment y parvenir sans épouser leur mauvaise foi et sans délirer à mon tour ? C’est pourquoi je me tourne vers mes amis, les vivants et les morts, c’est pourquoi aussi l’ombre mélancolique de Camus me tient compagnie ce soir. Eux, oui, je pourrais les interroger et même imaginer leurs réponses, car, depuis qu’ils se sont habitués à se mettre à notre place, à parler comme nous et pour nous, ils ont eu maint le courage de dire tout haut ce que les plus clairvoyants de ce pays ont pensé tout bas, ce que les responsables et les irresponsables ont voulu cacher et qui nous ont conduits dans l’abîme. Maintenant, ils sauraient de même témoigner pour les leurs et tenir le seul langage susceptible de nous atteindre.
Mais si je me tourne vers eux, ce n’est ni pour les interroger ni pour imaginer leurs réponses. Si l’ombre mélancolique de Camus se tient à côté de moi, aussi tangible qu’une présence amie, c’est pour surmonter mon angoisse et cesser de craindre les mensonges.
Je sais. En fin de compte les mensonges auront plongé l’Algérie dans un affreux bain de sang : ils n’auront jamais tué que les hommes, et l’Histoire qui retiendra les événements enregistrera sans doute, pour être digne d’elle-même, notre commune souffrance et notre égal attachement à la terre qui nous a vu naître. Alors apparaîtra dans toute sa cruelle inhumanité ce douloureux affrontement qui aura conduit à la destruction le camp du plus vulnérable. Et l’Histoire pèsera dans sa balance d’équité, en un bilan minutieux, les torts des uns et des autres, après ce honteux combat fratricide dont une séculaire injustice aura été la seule cause et dont nul ne peut, aujourd’hui, prévoir toutes les conséquences.
Mon propos n’est ni d’épiloguer sur le passé ni de devancer l’Histoire. Simplement, au nom de cette fidélité à la patrie algérienne qui nous unit au sein même du drame qui nous oppose, je voudrais dire à quel point la disparition d’Albert Camus touche de la même manière Européens et musulmans, comme s’il fallait un deuil commun pour unir à son tour le double amoncellement des deuils particuliers.
Celui que la presse littéraire a salué douloureusement comme « le dernier des justes » était algérien au sens physique du plus noble terme. De cette Algérie qu’il aimait physiquement de toutes les fibres de son être, nul n’ a su autant que lui exprimer la beauté et la douceur, et je suis en mesure d’affirmer que bien souvent la seule découverte de quelques pages frémissantes d’émotion a suffi pour lui conquérir le cœur de ses lecteurs musulmans avec qui il partageait fraternellement le même amour pour la même terre. Mais de telles pages sont rares à vrai dire dès qu’il s’agit de l’Algérie, dès que l’artiste sort de lui-même et jette un regard sur son peuple. Sa description se termine alors sur une note sombre, un avertissement sérieux, une condamnation sans équivoque, tristes comme des taches insolites sur un tableau de maître. En voici un exemple pris au hasard parmi des dizaines d’autres :
« La misère ici n’est pas une formule ni un thème de méditation. Elle est. Elle crie et elle désespère. Encore une fois qu’avons-nous fait pour elle et avons-nous le droit de nous détourner d’elle ?... J’étais monté sur les hauteurs qui dominent la ville. Là, nous regardions la nuit tomber. Et à cette heure où l’ombre qui descend des montagnes sur cette terre splendide apporte une défense au cœur de l’homme le plus endurci, je savais pourtant qu’il n’y avait pas de paix pour ceux qui, de l’autre côté de la vallée, se réunissaient autour d’une galette de mauvais orge. Je savais aussi qu’il y’aurait eu de la douceur à s’abandonner à ce soir si surprenant et si grandiose, mais que cette misère dont les feux rougeoyaient en face de nous mettait comme un interdit sur la beauté du monde. »
Albert Camus n’avait pas vingt-cinq ans lorsqu’il écrivait cette page. A cette époque, les indigènes luttaient encore et seulement pour l’égalité des droits, et contre un régime d’exception qui pesait sur eux depuis un siècle. La voix de Camus était faible, il était jeune, il était pauvre : on lui rendit l’existence difficile, il quitta l’Algérie. Que pouvait-il faire d’autre ? Du moins connaissait-il le vrai visage de son pays et s’il s’en allait avec la nostalgie du soleil méditerranéen, il emportait aussi dans son cœur la hantise du mal qui rongeait les hommes, et il assista de loin avec horreur la terrible répression de mai 1945. Et jamais, depuis, cette hantise ne le quitta.
« Nous devrions parvenir, les et les autres, à nous placer au-dessus des haines stupides qui déshonorent notre pays et empoisonnent notre vie à tous », me disait-il, dans sa première lettre, il y a dix ans, alors que nous venions de faire connaissance. Son angoisse n’a fait que grandir, tout entière vers cette terre qui était la sienne, ces hommes qui s’entretuaient, qu’il savait si près les uns des autres et auxquels, en somme, il fallait si peu de chose pour s’entendre : un cœur généreux comme le sien ! Il est mort avec son angoisse ; le destin, peut-être, a voulu lui éviter de connaître de nouvelles explosions de haine, de nouveaux massacres, l’ultime affolement qui consommerait la rupture.
Pour Camus, le problème algérien n’était pas un problème mais un mal terrible. Il avait « mal à l’Algérie comme d’autres ont mal aux poumons ». Ce mal ne l’a pas emporté mais il a touché tout le monde et frappé férocement des milliers et des milliers d’Algériens, s’attaquant à la vie des faibles et des innocents, bousculant les vieilles traditions, violant les lois de l’honneur ou, plus généralement, l’élémentaire loi morale, laissant souffrir l’homme dans sa chair, détruisant l’humble patrimoine, paralysant de grandes activités, incendiant les gourbis ou les fermes, semant la terreur après désolation. De ce mal, il souhaitait ardemment que l’Algérie guérisse. Pas plus que les autres, il n’en voyait le vrai remède. Et il a choisi de se taire parce que, me confiait-il, un jour « lorsque deux de nos frères se livrent un combat sans merci, c’est folie criminelle que d’exciter l’un ou l’autre. Entre la sagesse réduite au mutisme et la folie qui s’égosille, je préfère les vertus du silence. Oui, quand la parole parvient à disposer sans remords de l’existence d’autrui, se taire n’est pas une attitude négative. »
Pendant qu’il me parlait ainsi, j’imaginais deux adversaires se livrant un combat sans merci, je voyais le plus faible terrassé par le plus fort, râlant, étouffant sous un poids trop lourd, la gorge prise dans un étau très dur. Et en même temps j’entendais l’appel au secours lancé aux « croyants », aux hommes de cœur, par leur prochain en danger de mort. Cet appel irrésistible bien connu des montagnards, aux temps anciens de l’insécurité, et auquel un point d’honneur faisait obligation de répondre. « Abouh a el moumnin » ( Au secours, croyants ! ), criait l’un des deux hommes, et les croyants accouraient de partout ainsi que dans la légende kabyle. Or, c’était le vainqueur qui criait ainsi sa peur.
—  Pourquoi demander du secours ? lui reprochaient-ils en arrivant sur les lieux du combat, tu as terrassé ton ennemi. Ce n’était pas à toi de te plaindre.
—  Protégez-moi, ô croyants, il finira par se lever !
Camus connaissait sûrement cette légende : je n’ai pas voulu la lui rappeler parce que la tragédie que nous vivons ne peut pas être figurée schématiquement par une fable, mais je suis persuadé que le problème algérien est aussi un peu cela. Et je songeais, ce jour-là, qu’un homme comme lui, précisément, devrait être de ceux qui pourraient consoler le vaincu, avant de le relever, rassurer le vainqueur, une fois son adversaire debout, trouver les paroles qui réconcilient et permettent d’engager le dialogue.
Mais, pour se faire entendre, il faut d’abord se faire écouter, et dans l’Algérie en révolution les paroles de paix sont couverts depuis longtemps par les fracas de la guerre. Le salut, de toute évidence, consisterait d’abord à arrêter la guerre. L’erreur impardonnable, au contraire, serait de prétendre arrêter la guerre en supprimant la révolte, parce que, alors, la réconciliation deviendrait sans objet, et le France du XXe siècle aurait simplement reconquis l’Algérie.
C’est sans doute le vœu secret de ceux qui, derrière les barricades, mitraillettes au poing, afin de prouver à la France et au monde que l’Algérie est à eux, qu’en dehors d’eux il n’y a pas d’Algérie, s’adressent aux Arabes qui se sont soulevés, aux soldats qu’ils ont appelés, pour les convier sans distinction à fraterniser avec eux, faute de quoi ils jurent de mitrailler les soldats et de prendre jusqu’au dernier Arabe.
« Abouh a el moumnin ! » crient-ils menaçants, et les bons croyants accourus de partout, pour remplir un devoir d’humanité, restent frappés d’étonnement devant un vainqueur qui hurle sa défaite future et un vaincu réduit à l’impuissance, qui attend tranquillement de pouvoir camer son triomphe.
Dans les heures difficiles que nous vivons depuis dimanche, je pense à tous les millions de braves gens atteints du « mal de l’Algérie » et qui attendent le salut comme on espère un miracle ; je me dis que la France qui a construit ce pays a tout de même le droit de se faire écouter : elle nous demandera sans doute de cesser de la combattre à cause d’un passé que nous condamnons, mais elle saura calmer ceux qui rêvent de nous exterminer au nom d’un avenir qu’ils craignent. Alors, peut-être, se réalisera l’espoir d’Albert Camus, car si un siècle d’injustice ne nous a pas séparés, est-il concevable qu’une ère de justice puisse jamais nous y astreindre ?
Une ère, hélas ! que beaucoup d’Algériens, comme Camus, n’auront pas vécue, mais qui gardera le même souvenir reconnaissant à tous ceux qui auront lutté pour conjurer le malheur, soulager les souffrances, épargner les vies, et la paix. Quant à lui, son nom brillera au firmament des grands penseurs et des hommes de bonne volonté, à côté d’Ibn Khaldoun et de saint Augustin, ce qui, en un sens, pour une fois, donnera raison M. le député-professeur.

___________________________________________________________

 

Mouloud Feraoun

La littérature algérienne *

 

Il y a quelques années la critique saluait, comme la naissance d’un printemps timide, l’éclosion d’une certaine littérature algérienne qui fut reçue en France avec cet intérêt anxieux que suscitent, dans les moments difficiles, des messages authentiques. Pour la première fois, une certaine Algérie faisait entendre sa voix, une voix qui ne trompait pas, un langage qui venait du cœur et empoignait les cœurs. Quelques écrivains, musulmans de naissance et de tradition, bénéficient d’un accueil chaleureux, s’installaient de plein pied dans la littérature française.
D’où vient cet intérêt et , aussi, pourquoi cette floraison de bon augure ?
Dans le drame cruel qui nous déchire depuis de longs mois, il pourrait sembler puéril et vain de se poser de telles questions alors que l’unique problème qui doit tous nous préoccuper est  celui de notre commune angoisse, de nos deuils communs. Condamné à un douloureux mutisme, au cours d’un tragique affrontement, nous croyons cependant que l’écrivain peut jeter un regard en arrière pour tenter de découvrir, dans un passé plus serein, les promesses d’un avenir fraternel qu’il a voulu aider à préparer sans rougir qu’il n’a pas failli à sa tâche, en même temps qu’il redit son espoir.
L’intérêt vient, sans doute, de ce que l’on était prêt à nous entendre et qu’on attendait de nous des témoignages sincères ; la floraison s’explique par notre impérieux besoin de témoigner sincèrement, entièrement, de saisir notre réalité sur le vif et dans tous ses aspects afin de dissiper des malentendus tenaces et de priver les consciences tranquilles de l’excuse de l’ignorance.
Certes, nous ne prétendons pas avoir d’emblée découvert la voie salutaire ni, sur cette voie, être allés jusqu’au bout mais nous avons fait de notre mieux. La voie a été tracée par ceux, qui ont rompu avec un Orient de pacotille pour décrire une humanité moins belle et plus vraie, une terre aux couleurs moins chatoyantes mais plus riche de sève nourricière ; des hommes qui luttent et souffrent, et sont les répliques exactes de ceux que nous voyons autour de nous.
Tout cela, nous le trouvons dans les œuvres de Gabriel Audisio, Albert Camus, Edmond Brua, Jules Roy, Rosfelder, Cllaude de Fréminville, René Jena Clot, Marcel Moussy, Emmanuel Roblès. Cependant ce milieu familier où nous ne discernons ni partis pris, ni outrance, demeure malgré tout étranger au nôtre ; voisin, si l’on veut, juxtaposé, bien distinct. On peut y rencontrer une chaude sympathie pour l’autochtone, parfois même de l’amitié mais en général l’autochtone en est absent et si nous le déplorons profondément les uns et les autres, cela n’est pas du fait de l’écrivain, il ne s’agit pas d’une regrettable lacune littéraire, c’est tout bonnement une des tristes réalités algériennes. Celle qui a assuré une stupide permanence à l’hostilité initiale en cultivant l’indifférence et plus souvent le mépris.
Or, si nous connaissons Meursault au point de pouvoir mettre un nom sur son visage parce qu’il est bien de chez nous, ce n’est pas par hasard ; que l’empereur tue un Arabe et se voit condamné à mort. Les annales judiciaires pourraient peut-être révéler combien d’Européens ont été condamnés à mort pour avoir tué un Arabe. Ce n’est pas par hasard, non plu, qu’un Arabe, sur les hauteurs de la ville, se laisse torturer par un vichyste, incarnant ainsi la résistance algérienne, et que dans toute œuvre généreuse de Roblès les musulmans occupent leur place, évoluant avec aisance dans l’univers particulièrement exigent que ce grand écrivain a créé.
Nous savons donc à quoi nous en tenir : si nous sommes absents dans l’œuvre d’un Camus qui ne cesse de proclamer noblement la misère et la grandeur de la condition humaine, si les algériens de Moussy, qu’on ne peut imaginer plus authentiques et plus proches de nous, nous coudoient continuellement sans nous voir, c’est que ni Moussy ni Camus ni presque tous les autres n’ont pu venir jusqu’à nous pour suffisamment nous connaître. Mais ayant assumé le rôle de l’instituteur de l’Hôte, ils regardent aujourd’hui, impuissants et « le cœur serré », l’Arabe qui se dirige vers la prison.
Ainsi ce refus délibéré de témoigner en notre faveur, qui peut paraître de prime abord décevant et immérité, trouve sa justification dans une honorable pudeur beaucoup plus que dans une prudente réserve. En tous cas, il a fait naître des vocations en nous encourageant à témoigner à notre tour et pour notre compte. Tout s’est passé comme si les écrivains d’origine européenne nous avaient conviés à une confession sans réticence, après nous avoir fait entendre la leur, afin que cet assaut de franchise fût l’éclatante affirmation d’une fraternité indestructible qu’il suffirait ensuite de traduire loyalement dans les faits. Et c’était là, notre espoir…
Les plus significatives de nos œuvres toutes l’essentiel de notre témoignage : on le retrouve un peu partout, discret ou véhément, toujours exprimé avec une égale fidélité et le même dessein d’émouvoir. Chacun a parlé de ce qu’il a vu ou senti et, pour être sûr de dire vrai, chacun a mis dans son livre une grande part de lui-même. Mais puisque la vision reste la même sous des angles différents, des drames identiques ont été observés : drames sociaux d’où résultent le chômage et l’émigration ; drames politiques avec les luttes intestines, les brimades administratives ou l’inhumaine opposition des races ; ceux enfin de l’ignorance, qui sont aussi cruels que les autres et auxquels on voudrait imputer l’origine de tous nos maux.
Le témoin qui assiste au perpétuel spectacle de  la misère a crié tout d’abord la faim des hommes : celle des villes surpeuplées ou de la montagne aride. C’est le thème poignant de la Grande maison, qu’on retrouve plus voilé dans le Fils du pauvre, la Colline oubliée, Nedjma,… « La faim qui empêche de dormir est aussi celle qui oblige à penser », dit un proverbe kabyle, et la réflexion permet au pauvre de préserver son sentiment de dignité humaine, de sauver sa santé morale, au point  de pouvoir parler comme ce personnage de Mohamed Dib : « Peut-être qu’ils ont raison les gens qui mangent s’ils n’aiment pas ceux qui ne mangent pas. »
L’écrivain ayant dénoncé la faim comme un mal profond mais guérissable qu’il importer vite de soigner a désiré faire connaître le malade, non établir des ordonnances ou proposer des remèdes. C’est pourquoi il a sacrifié au folklore, au régionalisme étroit. Pour la même raison d’ailleurs, tout entier à son idée, il n’est pas soucié d’esthétique, ou d’irréprochable pureté formelle. Le côté documentaire de son œuvre garde à ses yeux la plus grande importance, il lui consacre toute son attention parce qu’il sait, hélas, que l’observateur qui a étudié la société musulmane de l’extérieur ne l’a jamais bien comprise et qu’il a toujours tendance à s’arrêter sur ce qui distingue plutôt que sur ce qui rapproche.
Les traditions, les mœurs, les coutumes, les croyances et les superstitions, la morale individuelle et collective, en somme le film complet de la vie, c’est ce film, dont l’écrivain Moussy a essayé de monter scrupuleusement le scénario, qu’il eût aimé faire dérouler dans les livres.
Mais pour ceux qui ont choisi le rôle écrasant de l’avocat, l’observation objective ne suffisait pas, si minutieuse fût-elle. Il a fallu, pour toucher et convaincre, faire appel à toute son intelligence, puiser les arguments dans son cœur, rechercher l’accent qui convient dans son propre déchirement. Et la bonne recette s’est imposée à plusieurs qui ont, en effet, puisé en eux-mêmes leur roman, lorsqu’ils n’ont pas raconté tout simplement leur histoire.
Or notre histoire est bien connue. Du moins facile à imaginer : nous sommes des intellectuels issus d’un monde à part et nous possédons la culture française. Notre paradoxe  —  ou notre drame, comme l’on dit communément  —  est fort compréhensible. Attachés par toutes les fibres de notre âme à une société figée, ignorante et misérable, en marge du siècle nouveau, nous avons la claire conscience de ce qui nous manque et le devoir de le réclamer. L’aspect revendicatif de notre œuvre n’a donc rien de surprenant. Ce qui peut surprendre et rassurer à la fois, c’est cette absence de passion qui marque presque toujours nos propos.
Au reste, notre position n’est pas si paradoxale qu’on le pense. En réalité, nous ne nous trouvons pas « entre deux chaises » mais bel et bien sur la nôtre. Et il est nécessaire que nous soyons justement à notre place pour dissiper l’appréhension et requérir le crédit. Le crédit dont nous avons besoin, les uns les autres, pour faire admettre la plus banale des vérités humaines inscrite en filigrane dans tous nos ouvrages : nous sommes des hommes, rien que des homme, nous avons besoin d’amitié, de tendresse, de fraternité. Si nous possédions tout cela, notre corps n’aurait plus faim, notre esprit n’aurait plus soif, notre cœur battrait comme tous les cœurs : nous n’aurions plus rien de particulier.
Voilà ce que les écrivains musulmans d’Algérie ont donné à entendre dans leurs livres, lesquels ont recueilli beaucoup de sympathie, davantage de curiosité. On s’étonne que nous n’écrivions pas en arabe alors que nous n »avons pas appris l’arabe et si l’on ne nous conteste pas le droit d’écrire en français, on s’extasie devant nos œuvres qui ne sont pas des chefs-d’œuvre : « Comment peut-on être persan ? »
Non, vraiment, les écrivains nord-africains n’ont pas failli à leur tâche. Que les hommes de bonne volonté se hâtent d’accomplir la leur ! l’avenir dira, peut-être, que nous avions raison.

 

___________________________________________________________

 

Images algériennes d' Emmanuel Roblès

 

         La communauté franco - arabe, nous l'avons formée, il y a un quart de siècle, nous autres, à Bouzareah
Je me revois en ce jour lointain de rentrée où j' y arrivais avec ma valise neuve, dans mon costume neuf, porteur d' une immense joie que j' avais du mal à retenir parce qu' elle était plus lourde que ma valise et qu' il lui fallait vite s' échapper, envahir l' école, se laisser respirer par mes nouveaux camarades, s' éparpiller dans le grand domaine qui allait être le mien. Je fus bien accueilli par un " vétéran " parce qu'il était mon nécessaire qu' il m' accueillit bien, qu' il m' accompagnât dans mon dortoir, m' indiquât ma place, m' aidât à trousseau, qu' il apparût comme un frère aîné, qu’il évitât inconsciemment mais soigneusement de dissiper mes rêves, de détruire mes illusions.
Pourtant, mon Dieu, je ne pouvais tomber plus mal. J’avais affaire à la lanterne rouge des troisièmes, le plus facétieux, le plus fainéants des potaches dont les fantaisies égayaient les anciens et faisaient souffrir les nouveaux. Ceux qui se souviennent du camarade Roux pourraient dire si j' exagère mais, moi, je bénis le hasard qui l' a bien inspiré en ce premier jour où il me donna l' ineffaçable impression de m' introduire dans un monde amical qui prend tel que vous êtes, pour la bonne raison que vous êtes venu à lui
Certes, par la suite, cette communauté de collégiens me révéla ses imperfections, ses préjugés et ses castes. Mais comme nous étions des enfants, nous avons ignoré la haine, sinon les intimités; nous avons refusé le mépris pour lui préférer l’estime. Et nous nous sommes séparés affectés par ce vif regret que les adultes au cœur racorni sont incapables de ressentir : le regret de ceux qui se dépouillent de leur innocence pour accéder désormais et malgré eux à l’hypocrisie et à l’égoïsme, seuls moteurs indispensables pour se faire une place dans le cruel univers que les hommes de ce pays ont édifié.
Cet univers qui attendait de nous happer les uns et les autres, nous savions qu’il existait, nous l’appelions simplement la vie. Nous savions que la vie allait nous séparer. Pour longtemps ? Peut-être pour toujours.
J’ai revu Emmanuel Roblѐs quatorze ans après qu’il nous eut quittés. Je l' ai rencontré dans mon village de haute montagne où s' aventure rarement le roumi mais, pendant que j' allais à sa rencontre, l' image du normalien que j' avais conservée en moi, des années durant, se mit à remuer, à prendre vie, à se détacher, à se libérer peu à peu, au fur et  à mesure que j' avançais vers le rendez-vous, pour précéder mes pas et faire les présentations, avant de se confondre subitement avec mon ami qui était déjà célèbre et que, sans elle, j' aurais hésité à aborder.
     A partir de cet instant, je n' avais plus devant moi l' auteur dont les retentissants succès étaient parvenus jusqu' au bled, j' avais mon copain à blouse noire impeccable,  à peine marqué par les années, aussi simple, aussi direct et franc, aussi sûr de lui-même et de vous, aussi fraternel que je l' ai connu à l' école.
A vrai dire, l' école ne nous avait pas tellement rapprochés et nous n' appartenions pas à la même promotion. Mais nous avions vécu côte à côte, dans le même milieu, et dans la même ambiance, adopté le même esprit, suivi les mêmes cours avec les mêmes professeurs; mais Emmanuel Robles était brillant élève et camarade irréprochable, et cela se répétait, le distinguait entre tous, de sorte que si, lui, ne m' a pas particulièrement connu, je l' ai bien connu, moi, et déjà, à son insu, je l' observais, je l' admirais, voyais en lui un modèle dont il fallait être fier et qui allait un jour faire honneur à ses maîtres.
Voilà, certes, une affirmation qui risque de ruiner mon crédit, je sais bien. Cependant, je n’invente rien et d' autres que moi, plus qualifiés pour le faire, rêvèrent tout haut qu' il irait loin. Ceux qui jouaient ainsi les pythonisses étaient nos maîtres eux-mêmes. Nos maîtres qui nous couvaient tendrement à cause de notre origine modeste et s’étaient attachés à cette école de pauvres par toutes les fibres de leur âme ! Oui, ils aimaient nous découvrir beaucoup de mérites et ne désespéraient pas qu’un jour, avec l’un d' entre nous, ils réussiraient à étonner le monde. Ils en trouvaient comme ça dans chaque promotion mais ils n’en faisaient état timidement qu’après mûre réflexion, maintes confirmations. Souvent aussi, ils gardaient pour eux leur espoir insensé qui devenait leur secret ou enfin leur déconvenue. Et à force, peut-être, d’avoir accumulé des déceptions, quand il leur arrive de prédire, ils le font toujours sur un ton dubitatif qui dégage   leur responsabilité et souligne leur fausse indifférence. Nous ne nous trompons jamais : ils n’avançaient rien à la légère
Emmanuel Roblѐs était rédacteur en chef du Profane, un journal qui méritait bien son nom, auquel néanmoins il fallait s' abonner, faire abonner sa cousine ou son grand-père, lesquels abonnés avaient ensuite le plaisir de lire de surprenantes histoires; de sombres drames avec des suspenses habilement ménagés, propres à laisser haletant le plus gâteux des grand-pères ou la ;oins indulgente des cousines; des scènes cocasses garanties authentiques, venant en droite ligne de Bab-El-Oued, de la Canterra ou de Bône -- quand ce n' est pas de Kabylie ou de Tlemcen; des portraits pris sur le vif, comme des hommages non dissimulés à l' adresse de nos chers maîtres qui pourtant, il m' en souvient, ne prenaient pas toujours la chose du bon côté et refusaient, rouges d' indignation, que leurs chérubins d' élèves pussent se gausser des petits travers dont, eux, professeurs, faisaient étalage sans s' en rendre compte. Le voilà donc bien ce Profane qui ne savait rien, ne respectait rien et prétendait donner des leçons même à ceux qui étaient chargés officiellement de lui en donner -- et ne s’en privaient pas, il faut bien le dire. 
Ces drames palpitants, ces histoires à vous faire tordre de rire, ces portraits cruels étaient corrigés, inspirés, signés par l’illustre Pétrone, non pas Burrhus, le vertueux, ni Sénéque, le   philosophe, Pétrone, le délicieux poète, l’unique fleur du Bas-Empire, celui qui nargua Néron et s’ouvrit les veines précisément au milieu des fleurs. Il ressuscita, il y a un quart de siècle, l’espace d’une saison -- car il faut préciser que le profane  naissait et mourrait chaque année, tout comme la piéride des choux -- non pas pour conspirer contre un vulgaire tyran mais bien pour prouver aux hommes qu’à mourir dans les fleurs, on ne meurt pas en vain. Sinon pourquoi Emmanuel Roblѐs l’eût-il adopté et exhumé de ses cendres dix-neuf fois centenaires ?
Donc, le jeune homme qui m’accompagnait vers Tagmount, il y a dix ans, ressemblait comme un frère à celui que j’allais rencontrer, mais il avait sa blouse neuve, son air sérieux. Il sortait de la 2 ème B au moment où je flânais sous l’interminable galerie. Sur sa table, je pouvais voir une pile de bouquins poussiéreux sortis de la bibliothèque, où probablement il achevait de se documenter sur son illustre parrain et il semblait revenir du fond des âges, lorsque je lui ai adressé la parole pour lui demander de me tenir compagnie. Alors son regard s'éclaira, sa bouche se prit à sourire, inexplicable mélancolie qui rendait de marbre son visage un peu pâle disparut.
Il se mit à parler sur un ton véhément, plusieurs camarades se joignirent à nous pour discuter, dresser des plans, crier notre colère et notre désir de sauver un copain menacé de renvoi parce qu’il était communiste... Puis défila devant moi toute la scène déchirante du renvoi : la procession d’élèves qui suivit jusqu'à la barrière le pauvre S. Notre première révolte, notre grande déception. Roblès plus que autre était affligé de perdre un ami. Je crois qu'il fut le premier à pleurer et je sais que jamais il n’oubliera.
Ces deux images que j'ai gardées de l'étudiant suffisaient à caractériser Emmanuel Roblès lorsque, il y q dix ans, je commençais à entendre parler de lui : celle du garçon réfléchi et sérieux devant qui on n’avait pas honte de s'incliner; celle du camarade fraternel dont l'' enthousiasme communicatif ignorait les détours et les préjugés.
Montserrat venait d'être joué à Alger devant le gratin de la ville. Je n'allais pas vers le célèbre " auteur-dramatique-romancier-journaliste", j'allais revoir l'élève sérieux, le copain au large sourire, à la parole convaincante. En cours de route, j'ai imaginé une introduction qui me paraissait  spirituelle et familière pour le distinguer de ses compagnons. Je devais lui dire avant tout autre chose:
--  Oui, je savais bien que tu serais le plus chevelu de la bande !
Pas de chance, il était à moitié chauve. Il avait perdu ses beaux cheveux noirs
Cette visite qu'il me rendit au pays kabyle fut suivie de beaucoup d'autres. Il découvrait nos montagnes ou, du moins, nos montagnards. La beauté sauvage des crêtes boisées de bleu l'enchantait, mais, dans nos villages pauvres, il ne se sentait pas étranger et, lorsque, à travers les ruelles, il me précédait de son allure pressée, on aurait dit, à me voir déambuler derrière lui d'un pas nonchalant et timide, qu'il me faisait connaitre les lieux comme pour m'encourager à y vivre.
Qu'il me pardonne donc aujourd'hui si j'ai une justice à lui rendre et que de ceci il ne s froisse pas. Ces villages qu'il n'est jamais venu voir en touriste l'ont toujours accueilli comme un de leurs enfants. Ils n'avaient aucune honte à se montrer à lui tels qu'ils étaient dans leur pudeur et leur misère et lui, il entrait dans les gourbis, s'asseyait sur les dalles de schiste à la djema pour bavarder avec les jeunes, ou sur les bancs du café pour boire une tasse de café exactement comme auraient fait des nouveaux débarqués arrivant de Franc et tiendraient à flâner un peu parmi les cousins, à prendre la température, à se remettre dans l'ambiance, avant d'allait chez eux où les attendraient impatiemment les femmes.
Cette familiarité spontanée et directe avec les choses et les gens de chez nous ne pouvait passer inaperçue et, discrètement, on se posa des questions en " haut lieu" ; on rédigea même des rapports dont le ridicule n'échappa peut-être pas à d'autres lieux plus hauts car, en fin de compte, ni lui, ni moi ne fûmes inquiétés outre mesure, une fois admis que je pouvais recevoir qui je voulais sans avoir à solliciter d'autorisation préalable, une fois établi aussi que j'étais un personnage à surveiller, aux relations suspectes.
Je nourrissais le secret espoir de faire écrire à Emmanuel Roblès un roman Kabyle, un de ces livres solides et têtus où nous apparaîtrions sous notre vrai jour, et cela lui eût été possible tant qu'il s'intégrait, si naturellement au pays, tant il s'y sentait incorporé. La première fois que je lui en  parlai, il me regarda en plissant les yeux et m'écouta narquoisement.
-- Tu ne comprends donc pas c'est là ton boulot? me dit-il. C'est ta voix que nous  voulons entendre. Au travail !
Et sans hésitation de m'indiquer des thèmes, d'esquisser une intrigue, de m'ouvrir des horizons très vastes qui se refermaient aussitôt après son départ, alors que je me trouvais seul en face d'un monde lourd dont le drame muet me saisissait d'angoisse.
Un drame que Roblès comprenait d'ailleurs fort bien. Mais la rectitude de son esprit et sa foi en la sagesse des hommes lui permettaient d'écarter l'angoisse, de concevoir et espérer un avenir acceptable pour tous, à condition que tous, sans tricher, se mettent à parler le même langage car il importe moins de nous enrichir par nos mutuelles différences que de nous ressembler en confrontant nos particularités dont il suffit de prendre réciproquement conscience pour qu'elles rapprochent au lieu d'éloigner, pour qu'elles assemblent au lieu e séparer. Or quelles que soient les différences, Roblès avait déjà l'habitude de voir partout des hommes, en  Argentine comme en Allemagne, en Chine comme en Norvège, ou en Italie, ou en Espagne. Ce qu'il voyait chez nous était fondamentalement semblable à ce qu'il avait vu partout ailleurs. Et c'était à moi, estimait-il, qu'il appartenait de montrer que les kabyles étaient précisément des hommes.
Dans l'une des premières lettres qu'il m'écrivait à cette époque, pour m' engager sur la voie de la création littéraire, il me demandait d'être audacieux et je ne compris pas sur-le-champ.
Avoir l'audace, pour un auteur, cela veut dire d'abord se croire capable de créer. Puis ne pas reculer devant toutes les difficultés qui se dressent sur le chemin de la création. Je ne sais pas s'il peut exister des créateurs heureux: il faudrait qu'ils fussent insensibles aux bourreaux mais alors, ils ne sauraient rien créer. Il faut au contraire qu'ils souffrent de leur incapacité, de leur indulgence, de leur faiblesse, qu'ils sentent et qu'ils soient incapables d'exprimer leurs sentiments, qu'ils voient et qu'ils ne puissent pas montrer ce qu'ils voient. S'ils ont du cœur, il leur faut vouloir dire et se persuader que leur expression les trahir, qu'ils trompent, qu'ils se trompent. S'ils ont du cœur, il leur faut renoncer car l'homme est sacré, sa vie n'appartient qu'à lui: tout ce qui prétend le représenter  et défigure ou l'outrage. Il n'a besoin ni de statues ni d'images et encore moins de discours qui prétendent expliquer les statues ou les images.
Si donc on assume mille fois cette tâche délicate d'écrire, ce ne peut être que par devoir, ce ne être qu'avec respect et crainte; respect pour son semblable, crainte de lui nuire en le défigurant; espoir surtout; espoir de comprendre, de le faire connaître et aimer, de servir la commune vérité, de plaider pour la commune condition; en un mot, de faire œuvre de justice, de mesure et d'amour.
Nous eûmes mille fois l'occasion de discuter de ces choses, qui étaient pour lui l'évidence et que moi je découvrais avec effarement, à l'instant précis où il ne m'était plus possible de reculer, où tout renoncement allait paraître comme une faiblesse, presque une trahison, aux yeux de cet homme qui s'est donné tout entier, à son œuvre et dont l'œuvre n'et que le cri pathétique de l'âme qui refuse la haine, le mensonge et la contrainte, qui voudrait aboli toutes les barrières, combler tous les fossés, dissiper toutes les nuits, aller au devant des autres âmes pour attendre, toutes fraternellement unies, qu'au matin se lève l'aurore.
Dans maintes circonstances de sa vie quotidienne à laquelle  des hasards m'ont quelques fois associé, j'ai pu constater à quel point ce respect pour l'individu était chez lui différent d'une attitude délibérément acquise, une espèce de philosophie propre à vous donner une étiquette. Il s'agit bien d'autre chose! d'un sentiment naturel, complexe et attachant, à la fois élan vers le prochain et extrême pudeur, souci d'éclairer, d'aider, en évitant des gênes, de blesser, de porter atteinte à cette dignité humaine, notre bien  le plus précieux, qui est mieux partagé que le bon sens cartésien, et peut-être, pense Emmanuel Roblès, l'unique valeur pour laquelle il vaille la peine de mourir.
Je n'ai rien vu qui l'attriste et le révolte comme le tyrannique commerce de l'arrogance et de l'humiliation, l'acharnement du vainqueur contre le vaincu, la superbe du riche et la soumission résignée du pauvre dans un monde qui pourrait être équitable.
Ce que j'aime en lui, et où souvent je puise réconfort et encouragement, c'est précisément sa foi en l'homme, non son amour de la vie mais sa confiance en la vie. Il évite de discuter philosophie quoiqu'il soit philosophe, comme il parle rarement de poésie quoiqu'il soit poète jusqu'à la racine des cheveux. Il est de ceux qui ont longtemps cherché leur vérité, qui, de ce fait, ont lutté et souffert, et finalement sont parvenus à une certitude sereine qu'ils ne mettent aucune passion à faire partager. Demandez-leur un avis -- jamais un conseil -- amicalement, ils vous le donnent ou vous exhortent à épouser leur opinion. N'attendez pas qu'ils vous jugent, vous condamnent, à leur 'insu, un peu de leur confiance, un de leur force, pourrai-on, dire.
Il y a dix ans, j'ai donc retrouvé le camarade de l'adolescence mais ce camarade m'a introduit auprès d'un homme  exceptionnel qui aime ses semblables parce qu'il connait leur puissance et leurs limites, leur inquiétude et leur souffrance; un homme qui a choisi pour tâche d'exprimer le drame de ses contemporains avec une singulière acuité et dont le métier d'écrivain est avant tout une affaire de dignité. De m'avoir fait connaître cet homme, j'en suis reconnaissant au potache poussiéreux, me tint compagnie, un soir d'été, sur un sentier de haute montagne.
Il y a dix ans aussi, je découvrais l'œuvre d' E. Roblès: Travail d'homme d'abord, puis l' Action et Montserrat. C'était juste avant les Hauteurs de la ville dont j'avais lu quelques pages publiées par la revue Forge.
A partir de là, j'ai assisté pour ainsi dire à l'élaboration de tous les autres ouvrages et je sais à quel point ces ouvrages le déchirent, le dévorent, avec quelle générosité il se livre à ses créatures pour leur communiquer ce souffle de vie dont elles ont besoin, ces visages inoubliables, ces mâles aventures dans lesquelles leur condition d'homme les engage. Mais quand il a mis le point final à son histoire, que ses personnages ont suivi jusqu'au bout un destin qu'ils se sont eux-mêmes forgé, il a conscience de livrer au public des amis de chair et d'os qui lui disent gravement adieu, avant de se perdre dans la foule pour aller porter à d'autres le message fraternel de ceux qui luttent et qui souffrent.

 

Mouloud Feraoun

In «  L'ANNIVERSAIRE »

______________________________________________________

 

Eveline Caduc  :

Postérités d’Albert Camus chez les écrivains algériens de Kateb à Sansal

1) De 1942 (L’Étranger) à la guerre d’Algérie (1954) et jusqu’à la mort de Camus (1960)
Kateb Yacine
Jean El Mouhoub Amrouche
Mouloud Feraoun
Jean Sénac
2) Autour de l’Indépendance jusqu’à la mort de Boumediene et la fin des années 80
3) 1994, parution du Premier Homme, lu en Algérie à travers la grille de la critique post-coloniale
4) Pendant la décennie noire et depuis la fin de la guerre civile
Kamel Daoud
Maïssa Bey
Boualem Sansal
Conclusion
En mémoire vive de Jean-François Mattéi, grand admirateur d’Albert Camus
1 Je propose de suivre ici l’évolution de la réception d’Albert Camus chez les écrivains de nationalité algérienne ou qui se sont proclamés tels. Mais je ne ferai que mettre en perspective les textes de ces écrivains en relation avec Camus et les travaux des critiques1 qui les ont déjà étudiés de façon bien plus détaillée que je ne pourrai le faire ici.
2 Je ne traiterai pas des écrivains européens d’Algérie comme Jules Roy, Jean-Pierre Millecam ou Jean Pellegri, ni ne ferai une analyse littéraire des œuvres où seraient comparés procédés romanesques et techniques d’écriture, ni même une étude détaillée des influences, des emprunts ou des contrepoints (ce qui ferait l’objet d’une véritable thèse !). Ce sera l’étude d’une réception qui, depuis 1942 – date de L’Étranger – et en l’espace de quelque 70 années, s’est modifiée en fonction du contexte socio-historique en passant d’une réaction politique (à travers quatre faux procès : le traitement de l’Arabe dans L’Étranger roman symbole de l’absurde, les Arabo-berbères réduits à des silhouettes lointaines dans la ville de La Peste, la déformation de la réponse de Camus à l’étudiant algérien de Stockholm « ma mère avant la justice » et le titre d’Algérien contesté à Albert Camus) en passant donc d’une réaction politique aux propos d’un homme et à deux de ses romans à ce qui s’apparenterait plutôt à un héritage moral, à mesure que s’étend dans le monde entier le rayonnement de l’œuvre et de la pensée de Camus.
3 Ce qui conduit à distinguer quatre ensembles d’écrits d’inégale importance sur quatre grandes périodes qui peuvent se recouper partiellement :
41) de 1942 (parution de L’Étranger) à la guerre d’Algérie et jusqu’à la mort de Camus en 1960.
52) autour de l’indépendance de l’Algérie en1962 jusqu’à la mort de Boumediene en 1978, puis jusqu’à la fin des années 80 où les textes de Camus apparaissent marqués par « l’inconscient colonial » défini par Edward Saïd.
63) 1994 : parution du Premier Homme qui est lu en Algérie essentiellement à travers la grille de la critique postcoloniale.
74) Pendant la décennie noire (années 90) marquée par l’explosion d’un terrorisme islamiste entretenu par l’apparente impéritie du Pouvoir, les intellectuels, romanciers, poètes, journalistes et hommes de théâtre ont été nombreux à payer de leur vie leur attitude de résistants à la « peste verte ». Et depuis la guerre civile que ce fléau a engendrée – guerre bien plus meurtrière que celle qui avait abouti à l’indépendance – le rapport des écrivains algériens à la pensée, à l’œuvre et à l’homme Albert Camus s’est modifié. Sa condamnation du terrorisme sous toutes ses formes y compris celles, parfois sournoises, du terrorisme d’état se retrouve dans les écrits d’auteurs contemporains comme Boualem Sansal ou les adaptations au théâtre de thèmes traités dans L’Homme révolté tandis que Maïssa Bey consacre un bel opuscule à la mémoire vive d’Albert Camus : L’ombre d’un homme qui marche au soleil2.
1) De 1942 (L’Étranger) à la guerre d’Algérie (1954) et jusqu’à la mort de Camus (1960)
Après L’Étranger paru en 1942 et la féroce répression des émeutes sanglantes de Sétif et de ses environs en mai 1945, Camus sera en relation avec plusieurs écrivains qui revendiquent l’indépendance de l’Algérie et principalement avec Kateb Yacine, Jean El Mouhoub Amrouche, Mouloud Feraoun, Jean Sénac et Mohamed Dib.

Kateb Yacine

9 La correspondance d’Albert Camus avec Kateb Yacine se place tout entière sous le signe du malentendu ou du non-répondu. Seize années séparent les deux hommes et lorsque Kateb écrit à Camus il s’adresse à un romancier qui connaît déjà le succès. Et c’est naturellement une aide pour une publication de ses poèmes qu’il lui demande dès 1948, d’après la réponse que semble lui faire Camus en date du 24 mars 48 :
J’espérais vous rencontrer à Sidi-Madani3pour vous parler directement de vos poèmes. Puisque cela n’a pu se faire, je vous écris de Paris pour vous remercier de votre envoi et de votre confiance.
Bien que je ne sois pas compétent en ce qui concerne la poésie, j’ai été intéressé par vos poèmes. Je les trouve quelquefois trop concertés, mais le cri perce et (jetons l’âme au feu !) c’est là ce qui me touche.
Ce que je puis faire de mieux pour vous est de communiquer ces poèmes à des revues qui pourraient s’y intéresser. Je les présente donc pour commencer à Présence Africaine en leur demandant de vous tenir au courant des décisions prises et que j’espère favorables.
Je lirai avec intérêt ce que vous voudrez bien m’envoyer. Vous et moi sommes nés sur la même terre. Par-dessus toutes les querelles du moment, cela fait une ressemblance.
Votre dévoué, Albert Camus 4.
Les rencontres de Sidi Madani ont eu lieu entre décembre 1947 et mars 1948. La principale réunit le 13 mars 1948 Mohammed Dib, Albert Camus et Emmanuel Roblès autour d’un projet de revue qui n’aura pas de suite. Camus y aura séjourné en compagnie de sa femme entre le 2 et le 13 mars 1948. Or, à ce moment-là, Kateb Yacine était bloqué par la neige et la maladie au village de Lafayette où était repliée sa famille. Il n’a donc pu se rendre à Sidi-Madani où il était invité comme d’autres jeunes intellectuels algériens pour discuter précisément avec les intellectuels français en résidence à ce moment-là.
11 Avant que Kateb Yacine ne parvienne à publier aux éditions du Seuil (grâce à Albert Béguin qui l’avait introduit auprès de la revue Esprit et peut-être aussi à Casamayor) son roman intitulé Nedjma en 1956, il avait déjà envoyé un premier manuscrit très touffu de 600 pages que l’éditeur lui avait demandé de réduire à 250 environ. Il en avait donc extrait un premier ensemble de textes qui fut publié en 1948 au Mercure de France sous la forme d’un poème intitulé Nedjma ou le poème ou le couteau. Puis il avait fait paraître en 54-55 Le Cadavre encerclé, une pièce de théâtre sur le même thème.
12 Dans le roman, Nedjma, l’épouse de Kamel, Nedjma l’Andalouse, la fille de la Française et de Sidi Ahmed – ou peut-être du vieux bandit Si Mokhtar, assassin de Sidi Ahmed – symbolisait l’Algérie perpétuellement convoitée. Et ses quatre jeunes amants – Lakhdar, Mourad, Rachid et Mustapha – pouvaient figurer les quatre peuples qui avaient envahi l’Algérie : les Romains, les Arabes, les Turcs et les Français.
13 Or, si l’on convient avec Charles Bonn5 que le roman de Kateb, composé de fragments écrits entre 1946 et 1955 et appartenant à des genres différents, constitue une sorte d’autobiographie plurielle où Kateb Yacine a mis en scène des personnages aux identités flottantes, il est intéressant de le comparer au Premier Homme dont on sait qu’il est une ébauche de roman écrite entre 1953 (probablement commencée encore plus tôt) et 1959, que ses composantes relèvent à la fois des genres biographique, historique, mythique et symbolique et qu’elle répond aussi à une quête d’identité. Et si, à travers le motif du couteau, il y a au moins une relation d’intertextualité de Nedjma à L’Étranger, il semble qu’il y en ait aussi entre Le Premier homme et Nedjma dans le recours au symbole (lieux emblématiques : Tipasa et le Nadhor) et au mythe (personnel ou collectif) comme dans la revendication de justice pour les pauvres condamnés à l’oubli que sont aussi, pour Camus, les migrants privés de racines et, chez Kateb, la revendication de justice et de dignité pour la tribu humiliée des Keblout, figure de tout le peuple arabo-berbère d’Algérie.
14 Mais au delà de ce rapprochement que l’on peut faire entre leurs œuvres, c’est sur le plan des idées et de l’engagement politique que Kateb Yacine s’opposera à Camus à partir de 1956-1957 en raison du silence qui aurait répondu à la question posée dans sa lettre à Albert Camus :
Mon cher compatriote,
Exilés du même royaume, nous voici drapés comme deux frères ennemis dans l’orgueil de la possession renonçante, ayant superbement rejeté l’héritage pour n’avoir pas à le partager. Mais voici que ce bel héritage devient le lieu hanté où sont assassinées jusqu’aux ombres de la Famille ou de notre Verbe pourtant unique. On crie dans les ruines de Tipasa et du Nadhor.
Irons-nous ensemble apaiser le spectre de la discorde, ou bien est-il trop tard ? Verrons-nous à Tipasa et au Nadhor les fossoyeurs de l’ONU déguisés en Juges, puis en commissaires-priseurs ?
Je n’attends pas de réponse précise et ne désire surtout pas que la publicité fasse de notre hypothétique coexistence des échos attendus dans les quotidiens. S’il devait un jour se réunir un Conseil de Famille, ce serait certainement sans nous.
Mais il est peut-être est urgent de remettre en mouvement les ondes de la communication, avec l’air de ne pas y toucher qui caractérise les orphelins devant la mère jamais tout à fait morte.
Fraternellement.
Kateb Y
Cette lettre figure dans les archives du Centre Albert Camus à Aix-en-Provence. Entre crochets une date lui est attribuée au crayon : 1956.
16 Dans la première publication qu’en avait faite l’IMEC en 1994 avec d’autres écrits de Kateb Yacine sous le titre Éclats de Mémoire (p. 33) une autre date lui avait été attribuée – 1957 – probablement par référence à la parution, cette année-là, de L’Exil et le Royaume.
17 Mais Camus n’avait-il pas déjà implicitement répondu à l’invitation de Kateb en lançant à Alger, le 22 janvier 1956, son appel à la trêve civile dont les expressions « combat fratricide », « procès de famille », « notre terre commune » font écho à celles de Kateb ? On sait qu’après son échec, Camus avait pris la décision de ne plus s’exprimer. Ce qui ne l’empêchait pas, si désespéré qu’il fût, de continuer à agir pour tenter de réconcilier les « frères ennemis ».
Jean El Mouhoub Amrouche
Durant ses différents séjours à Paris, Albert Camus eut plusieurs fois l’occasion de rencontrer Jean El Mouhoub Amrouche qui était né à Ighil Ali en 1906 dans une famille berbère christianisée. Le fils de la merveilleuse conteuse kabyle Fadhma Aïth Mansour6 avait hérité de l’art peu commun de l’oralité et, au fil du temps, ses émissions à la radio – comme les Mémoires Improvisées de Paul Claudel qu’il enregistra en 1951 –, étaient devenues une véritable référence littéraire.
19 Mais la lecture de son journal7 témoigne d’une relation avec Camus qui s’apparenterait plutôt à un complexe d’infériorité par rapport à un écrivain reconnu. Et ce, depuis l’immédiat après-guerre, au moment du grand camouflet qu’il reçoit lorsque le Figaro lui refuse, en juillet 1945, la publication de son article intitulé « L’Algérie restera-t-elle française ? », il note en bas de page de son journal : « un Algérien ne s’adresse pas aux Français » et il prend douloureusement conscience d’être une sorte de renégat, de « m’tourmi ».
20 Le 15 février 1946, il écrit dans son journal : « Remarquable assurance de Camus. La réussite est une forte nourriture ». Un peu plus tard, après le refus de Jean Paulhan d’entrer à la Revue L’Arche qu’il avait fondée à Alger en 1942 avec l’aide d’André Gide, il écrit, le 28 décembre 1946 : « je devrais provoquer un long entretien avec Camus mais la timidité me retient. »
21 Le 1er janvier 1947, au moment où Camus commence L’Homme Révolté, il note : « je m’aperçois de mes efforts pour paraître aux yeux de Camus » ; ou bien encore le 3 janvier 1947 : « Micha remarque que chaque fois que Camus s’adressait à moi il y avait dans son accent une nuance particulière d’affection. C’était sans doute vrai. Pourtant je ne me suis pas encore tout à fait à mon aise avec lui. Mon œuvre est de trop peu de poids. »
22 Et un peu plus tard le 18 novembre 1947 : « on s’accoutume au mépris de soi-même. On s’y enfonce. On s’y vautre… Si Camus a rompu avec moi, si Paulhan aussi, c’est que l’un et l’autre m’ont percé à jour et décelé mon imposture. »
23 Jean Amrouche, qui s’était identifié à l’éternel Jugurtha, le prince numide rebelle à l’Imperium romain, s’est donc éloigné de Camus après la publication dans Combat de l’ensemble des articles qu’il a écrits à la suite de son voyage en Algérie du 18 avril au 7 mai sous le titre de « Crise en Algérie ». Et quand Camus dit, le 15 juin 1945, « C’est la force de la justice et elle seule qui doit nous aider à reconquérir l’Algérie et ses habitants », Jean Amrouche, comme les dirigeants nationalistes, lui fait grief de ce mot « reconquérir » et, comme eux, il lui reprochera de rêver à l’« utopie fédéraliste » lorsque, reprenant ses articles dans Chroniques Algériennes en 1958, il y ajoutera une série de propositions pour construire une Algérie fraternelle et respectueuse des droits légitimes de toutes ses composantes. Il n’y aura donc pas eu de véritable dialogue entre ces deux Algériens.

Mouloud Feraoun

Mouloud Feraoun, né comme Albert Camus en 1913, est fier d’appartenir au peuple kabyle et à ce titre il souhaite naturellement l’indépendance de l’Algérie mais il souhaite aussi que les différentes communautés qui la peuplent puissent y cohabiter en paix dans le respect de leurs différences. Or il ne verra rien de tout cela puisqu’avec cinq de ses collègues il est assassiné par un commando de l’OAS le 15 mars 1962 à El Biar.
25 Dans le Journal qu’il tient de 1955 jusqu’au 5 février 1962 (date de la remise du manuscrit à l’éditeur) mais auquel, jusqu’à la veille de sa mort, il semble avoir voulu donner une suite, il fait une analyse lucide et triste du fossé qui se creuse de plus en plus entre les deux communautés à partir de ce constat initial en novembre-décembre 1955 : « il y a un impératif désiré par tous, un idéal à atteindre, être libre. Se sentir libéré, l’égal de tous les hommes8. »
26 Et Mouloud Feraoun explique comment s’est forgé cet impératif à partir d’un déni de dignité :
Les Français sont restés à l’écart. Dédaigneusement à l’écart. Les Français sont restés étrangers. Ils croyaient que l’Algérie c’était eux. Maintenant que nous nous estimons assez forts ou que nous les croyons un peu faibles nous leur disons : non messieurs, l’Algérie c’est nous. Vous êtes étrangers sur notre terre.
Ce qu’il eût fallu pour s’aimer ? Se connaître d’abord, or nous ne nous connaissons pas. […] Le mal vient de là. Inutile de chercher ailleurs. Un siècle durant, on s’est coudoyé sans curiosité, il ne reste plus qu’à récolter cette indifférence réfléchie qui est le contraire de l’amour 9.
Directeur de cours complémentaires à Fort-National il dit son désarroi à mesure que s’intensifie la terreur exercée sur les populations de la Kabylie tant par l’armée française que par les maquisards de l’ALN. Le 29 novembre 1956 :
À chaque exécution de traître ou de prétendu tel, l’angoisse s’empare des survivants. Personne n’est sûr de quoi que ce soit, c’est véritablement la terreur. Terreur du soldat, terreur des hors-la-loi. Terreur qui plane mystérieuse et inexplicable. Les nerfs sont à bout 10.
Et il prédit la suite : « pauvres montagnards, pauvres étudiants, pauvres jeunes gens, vos ennemis de demain seront pires que ceux d’hier11 » et, à sa façon, il partage le déchirement de Camus sur l’autre rive. Le 18 février 1957.
J’aimerais dire à Camus qu’il est aussi algérien que moi et tous les Algériens sont fiers de lui mais aussi qu’il fut un temps, pas très lointain, où l’Algérien musulman, pour aller en France, avait besoin d’un passeport12. C’est vrai que l’Algérien musulman, lui, ne s’est jamais considéré comme Français. Il n’avait pas d’illusions. (p. 205)
Et toujours lucide il écrit le 14 août 1957 :
       Nous sommes à un moment où seul le désespoir nous tente. Dussions-nous souffrir davantage une fois arrachée l’indépendance, dussions-nous subir la dictature des ambitieux ou des fanatiques, nous sommes vraiment prêts à nous jeter dans les bras du tyran pourvu que ce tyran soit en même temps le libérateur. (p. 242)
      À la rentrée scolaire de1957, Mouloud Feraoun installe femme et enfants à Alger où il est nommé directeur d’un collège au clos Salembier. Et, souvent en compagnie de son ami Emmanuel Roblès, il rencontre Camus :
31 Le 1er avril 1958
       Ce soir nous avons fait un tour à Alger. Par hasard nous avons rencontré Camus qui a été content de me voir et que peut-être je reverrai. J’aimerais assez parler avec lui. Je crois que c’est ce qu’il souhaite de son côté. (p. 268)
Le 11 avril 1958 :
      Camus est venu hier. Je me suis senti avec lui aussi directement à l’aise qu’avec E. Roblès. Il y a en lui cette même chaleur fraternelle qui se moque éperdument des effets et des formes. (p. 271)
      Et le 23 avril, lorsqu’un de ses élèves lui annonce qu’il va rejoindre l’ALN il note simplement : « Je lui ai dit que je suis contre la violence. »
34 Le 12 juillet 1959 :
      Vive l’Algérie ! Gloire à ceux qui sont morts pour elle afin que d’autres puissent lever la tête et crier leur délivrance à la face de l’humanité honteuse et complice mais quand l’Algérie vivra et lèvera la tête je souhaite qu’elle se souvienne de la France et de tout ce qu’elle lui doit. (p.297)
       En 1960, Mouloud Feraoun est nommé inspecteur des Centres sociaux nouvellement créés sur le conseil de Germaine Tillion, mais bientôt la terreur s’intensifie des deux côtés après la création de l’OAS en février 1961 : prolifération des attentats, enlèvements, lynchages, ratonnades. Terreur et contre-terreur, c’est le règne de la violence aveugle.
36 Dans « un pays désolé, indifférent à la douleur des hommes et insensible à ses propres ruines »13, un commando de l’OAS tuera froidement le 15 mars 1962 Mouloud Feraoun qui, fils de pauvre14 sauvé par l’école de la République comme Albert Camus, aura témoigné d’un grand sens de la mesure, d’un même respect de l’autre dans sa différence, d’une même exigence de justice et de liberté.

Jean Sénac

      Jean Sénac, né à Beni Saf en 1926, est d’abord un grand admirateur de Camus dont il se sent proche du fait de ses origines : né de père inconnu, il est très attaché à sa mère, une fille d’émigrés espagnols qui lui donne un père d’adoption lorsqu’elle épouse Edmond Sénac. Mais à Paris, où il vit, Jean Sénac s’engage pour l’indépendance de l’Algérie en 1954.
38 Et la force de ses convictions le détache de Camus dont il continue cependant d’admirer l’œuvre. En 1957, dans Le Soleil sous les armes il écrit :
      Il ne s’agit pas de défendre un nationalisme étroit et refermé sur ses cactus mais d’affirmer sans équivoque notre présence à la réalité de cette terre qui est indiscutablement nationale.
     Mais le 26 septembre 1971, dans un poème qu’il intitule « Description d’un cauchemar », Jean Sénac écrit :
J’ai vu ce pays se défaire
Avant même de s’être fait.
Lâcheté, paresse, délation,
Corruption, intrusion constante,
Dénigrement systématique, méchanceté, vulgarité
– Les pires pieds-noirs 100 fois battus 15
      C’est la désillusion. Il est assassiné le 24 décembre 1973 à Alger.
       La disparition accidentelle de Camus le 4 janvier 1960 fait l’effet d’un coup de tonnerre en France et en Algérie. Mohamed Dib témoigne de ce qu’il perd avec ce compatriote, de 13 ans son aîné, qu’il avait rencontré en 1948 à Sidi Madani et qui avait dansé de joie devant lui sur une plage, lors d’une belle journée d’été à Tipasa. Il écrit dans le numéro de spécial de la revue Simoun16 qui paraît en juillet 1960 :
      Camus est arrivé dans un monde en ruines, au goût de cendre et de soleil où l’homme n’est même plus un survivant mais l’ombre déjà de l’homme d’Hiroshima. Et d’un bout à l’autre, son œuvre a refusé d’apporter la moindre atténuation à ce sentiment ; elle a assumé entièrement cette aveuglante réalité, l’imposant comme la seule patrie de l’homme. Oui Camus est allé, en ce qui le concerne, au-delà de la découverte dostoïevskienne : Dieu est mort. C’est l’homme lui-même qui est mort, et tout espoir est interdit. Telle est la leçon de cette œuvre, qui fait sa sombre grandeur et sa faiblesse.
      Plus tard, dans un entretien avec Salim Jay, en mai 1997, il reconnaîtra à son œuvre « la qualité d’algérienne » « dans ce qu’elle a de profondément original : à la fois une forme de sensualité mais surtout le sens du tragique qui était très fort chez Camus et qui nous rapproche, nous Algériens, en tant que méditerranéens, d’une certaine disposition grecque, à l’antique. Il y a de ça chez Camus : ce côté du tragique en pleine lumière, ensoleillé17. »
44 Dans un bel article intitulé « Albert Camus et Mohamed Dib, les héritiers enchantés » Naget Khadda a montré comment « les rapports humains et professionnels que les deux hommes entretenaient » permettaient de définir une
       dialectique patente dans les relations entre Camus et ses autres interlocuteurs algériens, éclatante dans les rapports entre les œuvres des deux « héritiers enchantés » d’une histoire malheureuse et pourtant riche. Dialectique fragile en contexte colonial et qu’il reste toujours impératif de consolider, de réactiver avec la radicale vigilance de l’homme révolté, afin qu’à jamais le dilemme « la justice ou ma mère » soit dépassé par l’exigence « la justice et ma mère1 8.
        Ainsi la guerre d’Algérie aura été un déchirement pour l’homme Albert Camus et l’histoire d’un échec pour l’artiste et l’intellectuel qui n’est pas parvenu à se faire entendre
46- quand il en était encore temps (lorsqu’il dénonçait en 1938 dans Alger républicain l’injustice et le déni de dignité fait au peuple de Kabylie),
47- ni quand cela devenait urgent (lorsqu’il dénonçait l’injustice et la violence dans les articles de Combat sur la crise en Algérie en 1945),
48- ni enfin lorsque subsistait un mince espoir de trouver une solution qui aurait permis à toutes les communautés qui constituaient le peuple d’Algérie de vivre ensemble dans un état respectueux de la justice et de leurs spécificités culturelles (dans les articles de l’Express et l’appel à la trêve civile de 1956).
49 C’est principalement l’écriture journalistique qui aura porté ses trois cris d’alarme mais, après 1956, Camus renoncera à la scène publique du journal pour l’écriture silencieuse du Premier Homme où se retrouveront ses aspirations, son déchirement, ses rêves, ses doutes et ses angoisses jusqu’à ce que la mort le prenne alors que continuait la guerre en Algérie.

2) Autour de l’Indépendance jusqu’à la mort de Boumediene et la fin des années 80

       1962. Deux ans après la mort de Camus, l’Algérie est devenue indépendante. À partir de ce moment-là, Camus – l’homme et l’œuvre – semble catalyser tous les ressentiments des Algériens envers l’ancien colonisateur.
51 Comme on en a vu précédemment l’origine, ils peuvent être compréhensibles pour ce qui concerne Kateb Yacine qui, dans une lettre à un étudiant, Hocine Menasseri, écrit le 22 août 1968 :
      Je préfère la violence créatrice de Faulkner au moralisme de Camus. Dans les romans de Camus, il n’y a pas d’Algériens. Dans Lumière d’août, le héros, Christmas, est un nègre. Pourtant Camus et Faulkner étaient tous deux dans une situation fausse vis-à-vis du pays où ils vivaient. Mais Faulkner a crié. Il s’est débattu. II a fait vivre le peuple de son pays et sa haine des Noirs n’est pas si loin de l’amour. Rien de tel chez Camus et c’est bien dommage. […]
      Dans sa manière de se débattre avec les Noirs, Faulkner a créé des personnages plus vrais, il n’a pas escamoté le problème, il n’a pas voulu le noyer dans les bons sentiments… Dans Lumière d’août, on voit Faulkner aux prises avec son ombre noire.
      Kateb est ainsi le premier à souligner le fait que, s’il y a un arabe dans L’Étranger, il constitue comme un type de « l’Arabe avec le couteau » (auquel – par dérision ? – renverra Lakdar dans Nedjma) et que, dans La Peste, ils ne sont que silhouettes lointaines. Soit ! mais ni L’Étranger ni La Peste ne sont des romans réalistes. Dans l’un comme dans l’autre, c’est le problème philosophique qui commande le choix et le traitement des personnages.
53 Quelques années plus tard, dans une conférence qu’il fit à Alger en 1967, un ancien délégué des étudiants musulmans de France, Ahmed Taleb Ibrahimi, rapporta les propos qu’avait tenus Albert Camus en le recevant à Paris avec un groupe de délégués, et qui seront repris dans son livre De la décolonisation à la révolution culturelle19 :
      Si la violence continue, le devoir, même pour un homme comme moi consistera à retourner à sa communauté parce qu’il sera impossible de rester neutre ou en dehors.
Et Taleb Ibrahimi de conclure :
Camus a été infidèle aux humiliés, Camus a manqué de courage et de lucidité à l’heure des choix décisifs. Les Algériens étaient en droit d’espérer mieux d’un prix Nobel. Le titre de « Camus l’Algérien », Camus ne l’a pas mérité. Il restera donc pour nous un grand écrivain ou plutôt un grand styliste mais un étranger.20
Trois facteurs semblent se conjuguer alors pour que Camus – l’homme et l’œuvre – catalyse tous les ressentiments des Algériens envers l’ancien colonisateur :
56- la confiscation du pouvoir par les membres du FLN qui ont intérêt à entretenir la formule tronquée « entre ma mère et la justice, je choisis ma mère » pour détourner l’attention des problèmes réels du pays ;
57- le ressentiment des intellectuels de sa génération, et en particulier des universitaires, envers un homme qui tutoie l’universel ;
58- l’aura dont Franz Fanon jouit depuis sa mort en 1961 pour avoir embrassé la cause de l’Indépendance : il est devenu pour les Algériens la référence morale et intellectuelle française.
59 Certains critiques, comme Abdelmajdid Kaoua21, verront cependant une influence des thèmes chers à Camus dès cette époque-là dans quelques romans d’écrivains algériens : ainsi dans L’Opium et le Bâton de Mouloud Mammeri, et plus tard dans Le fleuve détourné de Rachid Mimouni, dans Un été de cendres d’Abdelkader Djemaï et Le Serment des barbares de Boualem Sansal.
3)  1994, parution du Premier Homme, lu en Algérie à travers la grille de la critique post-coloniale
60C’est l’époque où l’université algérienne est tout entière marquée par les études postcoloniales et par le concept d’inconscient colonial développé par Edward W. Saïd dans son ouvrage-phare Culture et Impérialisme22 qui a déjà formaté une grande partie de la critique nord-américaine.
61 Dans son chapitre VII intitulé « Camus et l’expérience impériale française »23, Edward Saïd montre comment, après la guerre franco-prussienne et à partir de 1872, « une doctrine cohérente d’expansion coloniale s’est développée au sommet de l’État français » (p. 248) et il en définit ainsi les effets : « D’un côté, l’œuvre destructrice des Français en Algérie a été systématique. De l’autre, elle a constitué une nouvelle communauté politique française. » (p. 264).
62 Puis, faisant allégeance au « plus grand historien nord-africain actuel, Abdallah Laroui », il affirme à sa suite que « la politique coloniale française n’avait d’autre but que de détruire l’État algérien ».
63 Partant de cet a priori, il en arrive très vite à conclure catégoriquement :
En dépit de leurs différences, les représentations françaises de l’Algérie – des cartes postales vulgaires sur le harem qu’a si bien analysées Malek Alloula aux savantes constructions anthropologiques exhumées par Fanny Colonna et Claude Brahimi ou aux impressionnantes structures narratives dont les œuvres de Camus donnent un si brillant exemple – peuvent toutes être ramenées à la mainmise géographique du colonialisme français. (p. 266)
Et il conclut sur l’échec de Camus :
Comparés à la littérature de décolonisation de l’époque, française ou arabe – Germaine Tillion, Kateb Yacine, Frantz Fanon, Jean Genet – ses récits ont une vitalité négative, où la tragique densité humaine de l’entreprise coloniale accomplit sa dernière grande clarification avant de sombrer. (p. 268)
Les critiques universitaires d’Algérie se sont laissé séduire par la vigueur de cette conviction que le pouvoir en place appréciait tout autant parce qu’elle apportait des arguments à son procès contre l’impérialisme. Ce qui lui permettait de détourner l’attention loin des vrais problèmes du pays et en particulier de ceux de la jeunesse algérienne : chômage et absence d’espoir.
66 En réponse aux critiques à propos des quatre faux procès signalés plus haut, je renverrai à l’excellent article où Charles Bonn fait l’inventaire des aspects positifs, des faiblesses et des contradictions de la critique post-coloniale concernant Albert Camus : « Scénographie postcoloniale et ambiguïté tragique dans la littérature de langue française ou pour en finir avec un discours binaire »24.
67 Mais la critique universitaire en Algérie se retrouve également héritière de la sociocritique de Lucien Goldman, de la critique sartrienne et d’une manière générale des concepts de l’analyse marxiste et de leur terminologie. Ainsi dans l’étude de Christiane Chaulet-Achour Albert Camus et l’Algérie, Meursault, petit employé de bureau, est appelé « le colon » par opposition à l’Arabe colonisé et la perspective sociocritique finit par oblitérer la métaphysique de l’absurde puisque, quoi qu’il en soit, « l’acte de Meursault est acte historique même s’il dépasse la conscience que lui-même ou son créateur peuvent en avoir25 ». Et à propos du Premier Homme elle dira, en reprenant le grief sartrien de » mauvaise foi », que Camus « essaie de construire l’argumentation de sa vérité26 ». D’autres critiques font du racisme une clé de lecture de ses réflexions sur les pauvres et mettent en doute sa sincérité au nom d’un sentiment de culpabilité. D’autres l’accusent même de vouloir faire une fin lorsqu’il écrit :
Et il s’écria, regardant sa mère, et puis les autres : « Rendez la terre. Donnez toute la terre aux pauvres, à ceux qui n’ont rien et qui sont si pauvres qu’ils n’ont même jamais désiré avoir et posséder, à ceux qui sont comme elle dans ce pays, l’immense troupe des misérables, la plupart arabes, et quelques-uns français et qui vivent ou survivent ici par obstination et endurance, dans le seul honneur qui vaille au monde, celui des pauvres, donnez-leur la terre comme on donne ce qui est sacré à ceux qui sont sacrés, et moi alors, pauvre à nouveau et enfin, jeté dans le pire exil à la pointe du monde, je sourirai et je mourrai content, sachant que sont enfin réunis sous le soleil de ma naissance la terre que j’ai tant aimée et ceux et celle que j’ai révérés. »27
Et ils passent sous silence le fait qu’Albert Camus avait appelé à une réforme agraire de grande ampleur en Kabylie dans ses premiers articles parus en juin 1939 dans Alger Républicain.
69 Si, en juin 1985, un colloque organisé à Nanterre signalait qu’en France la fortune de Camus avait changé et si Jeanyves Guérin en voyait les raisons dans « le changement de la conjoncture politique et surtout idéologique, le refus du marxisme, la réhabilitation de l’humanisme, un retour à l’éthique, et le crépuscule des mandarins qui rendaient Camus à nouveau lisible pour une gauche socialiste que l’expérience du pouvoir a rendu plus pragmatique voire révisionniste »28, des années après, il en va encore tout à fait différemment en Algérie.

4) Pendant la décennie noire et depuis la fin de la guerre civile

70 Le vœu de Camus : « Que La Peste puisse servir à toutes les résistances contre toutes les tyrannies29 » aura été entendu par plusieurs écrivains algériens depuis la guerre civile qui a ensanglanté le pays durant les années noires. Et les écrivains algériens ont demandé à exercer leur droit d’inventaire sur les conditions d’indépendance de l’Algérie, sur l’exil des intellectuels, les malheurs de la décennie noire qui permettent de comprendre l’attachement de ceux qu’on appelle « les gens de Camus » à leur terre d’élection.
71 C’est d’abord la force des idées de Camus et de ses éditoriaux qui se retrouve dans les articles de certains journalistes algériens, et ses principes de sobriété pour une plus grande efficacité :
72- un éditorial : une idée, deux exemples, trois feuillets
73- un reportage : des faits, de la couleur, des rapprochements.
74 Et aussi son éthique de journaliste telle qu’il l’a définie dans l’éditorial de Combat, le 1er octobre 1944 :
On nous dit : « En somme qu’est-ce que vous voulez ? » Cette question est bonne parce qu’elle est directe. Il faut y répondre directement. Naturellement, cela ne peut se faire en un ou deux articles. Mais, en y revenant de temps en temps, on doit y apporter de la clarté.
Nous l’avons dit plusieurs fois, nous désirons la conciliation de la justice avec la liberté. Il paraît que ce n’est pas assez clair. Nous appellerons donc justice un état social où chaque individu reçoit toutes ses chances au départ, et où la majorité d’un pays n’est pas maintenue dans une condition indigne par une minorité de privilégiés. Et nous appellerons liberté un climat politique où la personne humaine est respectée dans ce qu’elle est comme dans ce qu’elle exprime.
[…] Notre idée est qu’il faut faire régner la justice sur le plan de l’économie et garantir la liberté sur le plan de la politique.
[…] Voilà pourquoi nous pensons que la révolution politique ne peut se passer d’une révolution morale qui la double et lui donne sa vraie dimension. On comprendra peut-être alors le ton que nous essayons de donner à ce journal. Il est en même temps celui de l’objectivité, de la libre critique et celui de l’énergie30.
Ayant choisi des principes analogues à ceux du journaliste Albert Camus, le journaliste Tahar Djaout, assassiné en 1993, les aura appliqués jusqu’au bout : « Si tu parles, tu meurs, si tu te tais, tu meurs ; alors parle et meurs. »
76 De leur côté, de jeunes dramaturges ont monté des pièces écrites par Camus. Tout en sachant qu’il allait au devant de difficultés, Kheireddine Lardjam a mis en scène Les Justes avec sa compagnie d’Oran mais il n’a pas pu faire représenter la pièce en Algérie.
77 De jeunes auteurs ont écrit des pièces qui montrent Camus dans telle ou telle des controverses qu’il a suscitées. Au printemps 97, dans Au café des deux rives, Saïd Areski a mis en scène Camus et Kateb Yacine pour faire entendre ce qu’aurait pu répondre Camus à la lettre de Kateb. En 2003, dans Albert Camus entre la mère et l’injustice31, Alec Baylee Toumi écrit un véritable plaidoyer pour la réhabilitation d’Albert Camus en Algérie. Toute la pièce en quatre tableaux montre comment Daru sera poursuivi par les gendarmes pour avoir laissé en liberté l’Arabe qu’il aurait dû accompagner en prison. Abdelmadjid Kaouah en conclut : « en Algérie les traces de Camus sont de plus en plus vivaces. C’est plus qu’une empreinte littéraire voilée par une fracture historique32. »
78 De son côté, le journaliste Youssef Zirem, dit de Camus qu’il est le grand frère, et Aziz Chouaki lui fait écho :
« Ce grand frère de chez moi m’a appris à lire et à écrire ce qu’il y a d’absolument dionysiaque dans la lumière des ciels d’Alger.
[...] Camus fait partie de mon roman familial.
[...] je l’ai moi même boudé un moment comme beaucoup d’intellectuels algériens sous couvert d’acné nationaliste.
[...] J’ai corrigé l’angle de saveur par rapport à lui quand j’ai perdu la Nation au sens où l’on dit j’ai perdu la foi.
La nation enfin au bercail, tranquille, je trinque avec Camus, à la brasserie d’Alger, pastis Kemia allez c’est ma tournée
[...] maintenant que nous sommes presque tous d’exil à faire de l’Algérie une savoureuse utopie,…
[...] Pour nous écrivains algériens d’exil version années 90, on a vécu le remake pied-noir de 62 la valise ou le cercueil exactement. Au point où il n’est pas faux de dire qu’on est des pieds-noirs de deuxième génération, comme un deuxième ressac de l’histoire33.
Kamel Daoud
79 Un autre journaliste également romancier, Kamel Daoud, a tout récemment composé une habile réécriture « en miroir » du premier roman de Camus dans Meursault, contre-enquête34. Recomposition faite à la fois de reflets, de reprises et de contrepoints. Le narrateur et le romancier de L’Étranger n’y sont plus qu’un même homme, Meursault – celui qui sait écrire – qui raconte dans l’Autre le meurtre de l’Arabe privé d’identité de façon scandaleuse aux yeux des Algériens dans le roman de Camus. Or la mission que s’est donnée Haroun, le narrateur de Kamel Daoud, est précisément de faire connaître au monde ce que Meursault n’a pas dit : l’identité et l’histoire de l’Arabe.
80 L’Arabe de L’Étranger, portefaix et homme à tout faire de son état, était le frère aîné d’Haroun, et s’appelait Moussa. Épure du colonisé en face du « colon » que constitue Meursault pour Kamel Daoud,
il avait un corps maigre et noueux à cause de la faim et de la force que donne la colère. Il avait un visage anguleux, de grandes mains qui me défendaient et des yeux durs à cause de la Terre perdue de ses ancêtres35.
81 Obéissant à l’injonction muette de sa mère pour faire connaître Moussa et le venger, Haroun tue un Français dont il dit le nom, Joseph Larquais, durant la nuit du 5 juillet 1962 à Hadjout (anciennement Marengo où la mère de Meursault était morte dans un hospice). Haroun ne sera pas poursuivi pour ce meurtre puisqu’aussi bien, ce même jour à Oran, tant et tant d’Européens ont été tués, mais parce qu’il n’a pas tué de Français au bon moment c’est-à-dire pendant le temps de la guerre pour l’indépendance de l’Algérie. De la même façon, le juge reprochait essentiellement à Meursault de n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère.
82 Enfin dans Meursault contre-attaque le narrateur raconte son histoire à un étranger dont il essaie de retenir l’attention dans un bar d’Oran. Une telle situation n’est pas sans rappeler, dans La Chute, celle de Jean-Baptiste Clémence racontant son histoire à un auditeur anonyme dans un bar d’Amsterdam.
83 Même si le point de départ de Kamel Daoud reste, au nom de la dignité de l’Arabe, une protestation contre son absence d’identité caractéristique à ses yeux du mépris que lui porte le « colon ». Même si la protestation n’a plus lieu d’être quand on prend en compte le propos de L’Étranger : une fiction représentative du thème de l’absurde. Même si l’auteur de Meursault contre-attaque veut ignorer que tuer un homme dans cette situation est un acte semblablement dépourvu de sens – que cet homme soit arabe, juif ou européen de Malte ou d’ailleurs – il n’en reste pas moins qu’à travers Haroun Kamel, Daoud reprend la question de l’absurde soulevée par Albert Camus.
84 Et cela est si vrai qu’à la fin du roman son héros s’identifie à celui de Camus et que Haroun reprend quasi-littéralement les derniers mots de Meursault : « c’est sûr il y aura beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et ils m’accueilleront avec des cris de haine36 ».

Maïssa Bey

85 Maïssa Bey, quant à elle, avait été transportée à la lecture de Noces et de Tipasa et elle est entrée dans l’œuvre de Camus à partir de cet émerveillement devant le monde et de la façon dont Camus le traduisait, et aussi parce qu’il a osé dire et qu’il a osé se dire. C’est ce qu’elle écrit en 2004 dans L’ombre d’un homme qui marche au soleil, ses réflexions sur Albert Camus :
Quelque chose de bien plus personnel me lie à cet homme.
Oserais-je nommer cela connivence ? Simplement dans le sens de compréhension ou d’adhésion immédiate et ce, dès mes premières lectures. Je veux parler des textes romanesques que j’ai lus avec le sentiment étrange qu’il s’adressait à une part secrète de mon être que je croyais être la seule à connaître37.
86 Un peu plus loin elle loue un homme qui a toujours mené
Une quête inlassable non pas de la vérité que l’on sait multiforme, mais d’une authenticité, de la vérité de son être, qu’on est seul à pouvoir définir, surtout si elle s’inscrit dans un lieu qu’on pourrait dire marqué à jamais par les tragédies de son histoire, une terre habitée par les dieux et qui n’en finit pas cependant de payer le prix d’une obscure malédiction38.
87Dans « Femmes au bord de la vie », qui constitue une partie de ce petit livre consacré à Camus, elle remarque sa relation avec les femmes et la sincérité aussi de son déchirement de ne pouvoir tenir sa parole, de ne pouvoir rester fidèle à une seule. Déchirement de l’homme qui ne veut pas mentir. Déchirement devant l’impossibilité ici de dire la vérité. Elle dit aussi le besoin de justice et d’authenticité, le lien que se découvrent de plus en plus de jeunes Algériens avec celui qui a célébré à Tipasa « la gloire d’aimer sans mesure ».
Aujourd’hui encore, c’est avec les yeux de Camus que je revois Tipasa. (p. 13)

Boualem Sansal

88 Le dernier grand témoin d’Algérie qui paraît dans la lignée de Camus est Boualem Sansal. Il sait impliquer le lecteur dans les drames de l’époque comme le ferait un journaliste. II a, comme Camus, le sens de la formule et maîtrise l’ironie propre à l’écriture journalistique. Il pratique souvent la phrase brève et le rapprochement-choc de deux termes fort éloignés et parfois contradictoires. Il use souvent de l’oxymore. Il manie aussi l’autodérision et il a en commun avec Camus le côté Don Quichotte, de celui qui se bat pour des causes impossibles, et précisément parce qu’elles sont impossibles. Boualem Sansal est l’auteur du Village de l’Allemand, mais aussi de Rue Darwin, ce roman dont on peut dire qu’il est hanté par Le Premier homme.
89 Une injonction de l’au-delà « Va, retourne à la rue Darwin » ouvre ce roman de Boualem Sansal. Et Yazid, le narrateur, reconstitue la scène au cours de laquelle il l’a entendue pour la première fois : la mort de sa mère entourée de ses enfants.
90 Ils sont venus, ils sont tous là ou presque. Arrivés des quatre coins du monde dans cet hôpital parisien, ils ont répondu à son appel, celui du frère aîné qui s’est voué à prendre soin de leur mère avec une infinie tendresse depuis le début de son cancer. Voulait-il se faire pardonner ainsi une trahison qu’il lui aurait faite en 1963 ? Mais cette femme, Karima, qu’il avait alors quittée durant quelques mois était-elle bien sa mère ? Et d’où lui vient ce doute sur ses origines ?
91 Progressant parmi les mensonges entretenus consciemment ou non, parmi les mythes de la tribu, les faux-semblants de l’hypocrisie, les silences et les secrets de la horma, Yazid découvre petit à petit des bribes de réponse qu’ordonnera in fine la révélation, rue Darwin, d’une naissance clandestine au sein d’un bordel de montagne régi par un personnage hors du commun qui se disait sa grand-mère, Lalla Djeda.
92 À travers Yazid et les mensonges qui l’enveloppent, c’est tout le peuple algérien dont Sansal retrace l’histoire confisquée : de la planification socialiste des années Boumediene au népotisme et à la corruption généralisée de la dernière décennie en passant par la terreur intégriste des années 90 que le pouvoir actuel réactive selon ses besoins pour conserver son emprise.
93 Ainsi, comme dans les romans d’Albert Camus, tout devient symbole dans ce roman. Les enfants du phalanstère tenus dans l’ignorance de leurs origines sont un peu comme cette jeunesse d’Algérie à qui l’on n’a pas enseigné la complexité de son histoire ni ses composantes faites de cultures différentes. La jeunesse d’Algérie que l’on a trompée avec des mythes nationalistes ou des fantasmes de fondamentalistes avides de pouvoir est comme ce chœur des pupilles sur qui Djeda a pouvoir de vie et de mort, qui ne connaissent ni leur père ni leur mère, à qui on assure le gîte et le couvert mais non l’éducation pour leur éviter la tentation de la révolte. Et partout un même pouvoir qui étouffe la liberté, la créativité, tout ce qui fait la dignité de l’homme et la valeur d’une vie.
94 Le romancier prête au narrateur l’humour de Candide pour dire la folie des seigneurs de guerre et l’ivresse des raïs ou des imams exaltés comme ce « grand mollah, revenu de la guerre sainte ou libéré de prison, qui avait promis d’immoler quelques fidèles pour remercier Allah39 ». Et il orchestre l’ensemble en maniant l’ironie de Voltaire dans tel ou tel dialogue :
J’ai lu qu’on tuait les femmes, une vaste boucherie, c’est vrai ?
Totalement faux, les femmes n’ont rien à craindre, le pays est civilisé autant que la Suède, dans nos pogroms nous tuons les prostituées, les filles rebelles et les mécréantes qui se convertissent au christianisme, c’est tout, et seulement après avoir répété trois fois la sommation canonique : abjure ou meurs ! Abjure ou meurs ! Abjure ou meurs ! Et on les tue seulement par la pierre, par le fer ou par le feu, selon la juste prescription.
C’est effrayant.
Ça ne l’est pas, au contraire on se félicite, il s’agit de sorcières et de filles effrontées.
Que fait-on pour les sauver ?
Rien, elles récidivent tout le temps40.
95 ou dans des formules et le ton des moralistes de l’époque classique dans des aphorismes.
96 Mais il laisse au narrateur la tendresse pour toute sa famille des deux côtés, pour ses frères et sœurs et aussi pour Hédi, « voué au djiad et à la folie », « qui jouait au taliban dans les montagnes du Waziristan41 » et victime de la « Matrice », version islamiste du système. Il laisse au narrateur la tristesse du constat devant tous ces mensonges entretenus et toutes ces souffrances qui n’ont que trop duré.
97 Il laisse enfin au narrateur la tristesse d’être passé à côté de sa véritable mère : « J’aurais tant voulu l’appeler au moins une fois maman. Farroudja n’a jamais entendu ce mot dans ma bouche. Elle ne l’a jamais entendu de personne. Et je ne sais pas où est sa tombe pour aller le lui dire42. »
98 Ce narrateur qui se reproche une trahison envers sa mère Karima, ce narrateur qui n’a pas pu communiquer avec sa mère biologique, Farroudja, ne rappelle-t-il pas les reproches que s’adresse Lucien Cormery, qui n’a pas eu la force de rester toujours auprès de sa mère, et l’incapacité où il était de parler vraiment avec elle dont le vocabulaire se limitait à quelque quatre cents mots ? L’intertextualité avec Le Premier homme semble travailler tout le roman : ici et là le même amour qu’un homme porte à sa mère vue comme un petit être fragile à protéger : « Elle était comme abasourdie par l’immense et irrévocable absurdité du monde. Je l’aimais tant quand elle avait cet air d’oiselet ébouriffé et tremblant, hypnotisé par le vilain boa !43 » Ici et là c’est la même image de la mère soumise à l’autorité d’une grand-mère. Comme Lucien, Yazid habite Belcourt et la rue Darwin est parallèle à la rue de Lyon où la mère de Camus réside au 92. Enfin Yazid ne se voit-il pas en premier homme lorsqu’il dit : » Si changer de nom devenait obligatoire, je m’appellerais Adam, avec ce nom pas d’antécédent, on ne doit rien à personne, sinon à Dieu44. »
99 Mais si Le Premier homme est resté inachevé du fait de la mort de Camus, le narrateur de Rue Darwin a pu mener son récit à terme et le romancier, Boualem Sansal, en faire le livre d’une vérité qui échappe, qu’on laisse échapper consciemment ou non.

Conclusion

100. Albert Camus, l’homme, le romancier et plus généralement l’écrivain lauréat du prix Nobel continue donc d’habiter le paysage mental des écrivains algériens de langue française. Mais de Kateb Yacine à Boualem Sansal sa réception est différente.
101. Quand l’auteur de Nedjma lui reproche de ne pas soutenir les Arabo-Berbères dans la revendication de leur liberté, c’est l’homme public qu’incriminent aussi d’autres écrivains pendant la guerre d’Algérie et après sa mort.
102. À ces reproches s’ajoutent, après l’indépendance, ceux qui s’adressent au romancier : Camus a quasiment exclu les Arabo-Berbères de L’Étranger et de La Peste. Et, ainsi réduite à ces romans et à La Chute emblématique d’une « mauvaise conscience », son œuvre fait les beaux jours de la critique post-coloniale.
103. La publication du Premier Homme en 1994 le range définitivement pour certains parmi les écrivains pieds-noirs ; mais, dans le même temps, les années noires que traverse l’Algérie en conduisent d’autres à retrouver à travers Noces le bonheur perdu du « droit d’aimer sans mesure » dans un des plus beaux paysages du monde, et à retenir principalement dans les essais ou dans Les Justes le message de l’homme révolté contre le déni de dignité, l’injustice et le terrorisme et qui s’est toujours efforcé de mettre en actes la pensée de Midi.
104; Aube nouvelle, comme leurs aînés Maïssa Bey et Boualem Sansal, les écrivains algériens semblent maintenant de plus en plus nombreux à reconnaître l’héritage d’Albert Camus.

Notes de bas de page numériques

1 Je renvoie à des essais comme celui de Christiane Chaulet-Achour en 1998 Albert Camus, Alger, édition Atlantica, puis Albert Camus et l’Algérie. Fraternités et tensions, éditions Barzach, 2004, où elle analyse « l’ambivalence de sa réception faite de séduction et de rejet » (p. 7). En 2003 celui de Bouba Tabti-Mohammedi Albert Camus et les écritures du XXe siècle, Artois Presses Universités, et en particulier à son chapitre « Camus et les écrivains algériens : Mouloud Mammeri et Maïssa Bey ». Ou encore, en 2004, celui de François Chavanes, Albert Camus tel qu’en lui-même, édition du Tell. Ainsi qu’à des numéros spéciaux de revue : Revue Europe octobre 1999 (coordination de Christiane Chaulet-Achour), La réception de Camus en Algérie. Camus et l’Algérie des années 90 ; à plusieurs numéros hors-série du Figaro littéraire ou, tout récemment, au numéro de Philosophie Magazine d’avril-mai 2013, Albert Camus la pensée révoltée, et à la revue dirigée par Marie Virolle qui paraît quatre fois par an depuis 1996, Algérie Littérature Action, dans un dialogue interculturel sans cesse entretenu. Enfin aux actes de colloques : comme celui de Montpellier en février 2003 intitulé De Camus à Kateb, avec un article tout à fait important de Naget Khadda, à celui d’octobre 2003 à Lourmarin intitulé Albert Camus et les écritures algériennes quelles traces ? ; à celui de 2005 à Oran, ou bien encore à celui d’avril 2006 à Tipasa et à Alger Camus et les lettres algériennes. L’espace de l’interdiscours, coordonné par Afifa Bererhi et édité en 2007 chez Barzach à Alger.
2 Maïssa Bey, L’Ombre d’un homme qui marche au soleil Réflexions sur Albert Camus, préface de Catherine Camus, Montpellier, Éditions Chèvre-Feuille étoilée, 2004.
3 Au pied des contreforts de l’Atlas, à l’issue des gorges de la Chiffa, à 60 km au sud d’Alger, le directeur du service des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire en Algérie, Charles Aguesse, secondé par Christiane Faure, la belle-sœur de Camus, avait projeté de faire de la belle villa mauresque de Sidi-Madani, réaménagée en hôtel, un équivalent de la villa Médicis pour les écrivains, les hommes de lettres et de sciences et les artistes métropolitains, et d’y organiser pour eux des rencontres avec leurs homologues de toutes les communautés d’Algérie et ceux qu’ils estiment les représentants les plus intéressants de la pensée algérienne, en particulier dans les milieux musulmans.Ce projet ne s’est réalisé qu’entre décembre 1947 et mars 1948 et les rencontres véritables ont été fort peu nombreuses. Après une rencontre avec huit étudiants filles et garçons de la faculté d’Alger un dimanche entre 10h et 15h avec l’auteur du Parti Pris des choses et d’autres intellectuels de la métropole présents à ce moment-là, il est intéressant de voir la réaction de Francis Ponge : « beaucoup trop parlé des relations franco-arabes. Les questions commencent à me fatiguer ! » Lettre inédite de Francis Ponge à Albert Camus, datée du 21 décembre 1947.
4 Lettre dactylographiée (archives du Centre Albert Camus, Cité du livre, Aix-en-Provence).
5 Cf Charles Bonn, Kateb Yacine Nedjma, Paris, P.U.F. 1990.
6 Voir Fadhma Aïth Mansour, Histoire de ma vie, préface de Vincent Monteil et de Kateb Yacine, nouvelle édition, Paris, La Découverte, 2000. Voir aussi Taos Amrouche qui dédie Le Grain magique : contes, poèmes, proverbes berbères de Kabylie « à Marguerite Fadhma Aïth Mansour, ma mère, dernier maillon d’une chaîne d’aèdes », éd. La Découverte, 1996.
7 Jean El Mouhoub Amrouche, Journal (1928-1962) édité et présenté par Tassadit-Yacine Titouh, Paris, éd. Non lieu, 2011.
8 Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962, Paris, éditions du Seuil, 1962, p. 44.
9 Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962, Paris, éditions du Seuil, 1962, p. 45.
10 Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962, Paris, éditions du Seuil, 1962, p. 170.
11 Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962, Paris, éditions du Seuil, 1962, p. 187.
12 Référence au Statut de l’Indigénat décrété en 1874 pour la Kabylie et en 1881 pour le reste de l’Algérie, et qui ne sera aboli qu’en 1944 (par une ordonnance du 7 mars).
13 Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962, Paris, Éditions du Seuil, 1962, p. 338.
14 Cf Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre, Paris, Éditions du Seuil, 1951.
15 In Charles Bonn, Anthologie de la littérature algérienne, Paris, Le Livre de poche, 1987, p. 108-111.
16 « Camus l’Algérien », revue Simoun numéro spécial de juillet 1960, n° 3.
17 In Christiane Chaulet-Achour, « Camus et l’Algérie des années 90 », Revue Europe n° 849, octobre 1999, p. 174.
18 Naget Khadda, « Albert Camus et Mohamed Dib, les héritiers enchantés », in Albert Camus et les écritures algériennes, quelles traces ? (Rencontres méditerranéennes, interventions des journées d’octobre 2003 à Lourmarin), EDISUD, 2004, pp. 103-118.
19 Ahmed Taleb Ibrahimi, De la décolonisation à la révolution culturelle 1962-1972 SNED, Alger, 1974.
20 Cf François Chavanes, Albert Camus, tel qu’en lui-même, Éditions du Tell, p. 142 qui cite ces extraits de la conférence d’Ahmed Taleb Ibrahimi « Albert Camus vu par un Algérien » reproduite dans De la décolonisation à la révolution culturelle 1962-1972, p. 161-184 (citations p. 182,184).
21 Abdelmajdid Kaouah, « Dialogue d’outre-tombe : Kateb Yacine et Albert Camus », in Albert Camus et les écritures algériennes, quelles traces ? (Rencontres méditerranéennes, interventions des journées d’octobre 2003 à Lourmarin), EDISUD, 2004, p. 51-55.
22 Edward Saïd, Culture et Impérialisme (publié à New-York en 1994), traduit de l’anglais par Paul Chemla, Librairie Fayard et Le Monde diplomatique, 2000.
23 Edward Saïd, Culture et Impérialisme, op. cit., pp. 248-268.
24 Afifa Bererhi (dir.), Albert Camus et les lettres algériennes : l’espace de l’interdiscours, Éditions Barzach 2007, t. II, p. 279-292.
25 Christiane Chaulet-Achour, Albert Camus et l’Algérie, op. cit., p. 37.
26 Christiane Chaulet-Achour, Albert Camus et l’Algérie, op. cit., p. 81.
27 Édition Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, t. IV, Appendices du Premier homme, notes et plan, p. 944.
28 Jean yves Guérin, « Les hommes politiques français lecteurs de Camus », in Camus et la politique, Jeanyves Guérin (dir.), Actes du colloque de Nanterre de juin 1985, éditions L’Harmattan, 1986.
29 In « Lettre à Roland Barthes » du 11 janvier 1955, éditions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, t. II, p. 287.
30 Développement des objectifs de Combat : « De la révolte à la Révolution », éditorial du 1er octobre 1944 repris dans Actuelles. Chroniques 1944-1948, dédié à René Char, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, t. II, p. 539-540.
31 Cette pièce a paru dans Albert Camus et les écritures algériennes quelles traces ?, Edition EDISUD, 2004. Les écritures du sud, collection les rencontres méditerranéennes Albert Camus (suite aux interventions qui ont eu lieu à Lourmarin durant les journées des 10 et 11 octobre 2003), pp. 143-178.
32 Abdelmajdid Kaouah, « Dialogue d’outre-tombe : Kateb Yacine et Albert Camus », in Albert Camus et les écritures algériennes, quelles traces ?, EDISUD, 2004, p. 55.
33 Aziz Chouaki, « Le tag et le royaume », in Albert Camus et les écritures algériennes, op. cit., pp. 35-40.
34 Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, [1ère édition Alger, éd. Barzach, 2013], Paris, Actes Sud, 2014.
35 Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Actes Sud, 2014, p. 17.
36 Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Actes Sud, 2014, p. 152.
37 Maïssa Bey, L’Ombre d’un homme qui marche au soleil, Chèvrefeuille étoilée éditions, p. 12.
38 Maïssa Bey, L’Ombre d’un homme qui marche au soleil, op. cit., p. 25.
39 Boualem Sansal, Rue Darwin, Gallimard, NRF, 2011, p. 206.
40 Boualem Sansal, Rue Darwin, op. cit., p. 129.
41  Boualem Sansal, Rue Darwin, op. cit., p. 24.
42 Boualem Sansal, Rue Darwin, op. cit., p. 254.
43 Boualem Sansal, Rue Darwin, op. cit., p. 26.
44 Boualem Sansal, Rue Darwin, op. cit., p. 152.
Notes de la rédaction
Ce texte est issu d’une conférence prononcée au CTEL le 20 novembre 2013.
Pour citer cet article
Eveline Caduc, « Postérités d’Albert Camus chez les écrivains algériens de Kateb à Sansal », paru dans Loxias-Colloques, 4. Camus: "un temps pour témoigner de vivre" (séminaire en cours), Postérités d’Albert Camus chez les écrivains algériens de Kateb à Sansal, mis en ligne le 08 septembre 2014, URL : https://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=686.
Auteurs : 
Eveline Caduc
Écrivain
_________________________
PRÉSENTATION
INDICATIONS AUX AUTEURS
Lien vers la revue Loxias
Crédits et contacts
ACTUALITÉS
Cycle Albert Camus au CTEL
INDEX
Auteurs
Mots-clés
Géographique
Chronologique
ACTES EN INTÉGRALITÉ
5. L’expérience féminine dans l’écriture littéraire
4. Camus: "un temps pour témoigner de vivre" (séminaire en cours)
3. D’une île du monde aux mondes de l’île : dynamiques littéraires et explorations critiques des écritures mauriciennes
2. Littérature et réalité
1. Voyage en écriture avec Michel Butor
→ Plan du site
→ Lodel (accès réservé)
Syndication de contenu au format RSS

https://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=686#tocto1n1

 

_____________________________________________________

Kateb Yacine

Lettre à Albert Camus

Mon cher compatriote,
Exilés du même royaume nous voici comme deux frères ennemis, drapés dans l'orgueil de la possession renonçante, ayant superbement rejeté l'héritage pour n'avoir pas à le partager. Mais voici que ce bel héritage devient le lieu hanté où sont assassinés jusqu'aux ombres de la Famille ou de la Tribu, selon les deux tranchants de notre Verbe pourtant unique. On crie dans les ruines de Tipasa et du Nadhor. Irons-nous ensemble apaiser le spectre de la discorde, ou bien est-il trop tard? Verrons-nous à Tipasa et au Nadhor les fossoyeurs de l'ONU déguisés en Juges, puis en Commissaires priseurs? Je n'attends pas de réponse précise et ne désire surtout pas que la publicité fasse de notre hypothétique co-existence des échos attendus dans les quotidiens. S'il devait un jour se réunir un Conseil de Famille, ce serait certainement sans nous. Mais il est (peut-être) urgent de remettre en mouvement les ondes de la Communication, avec l'air de ne pas y toucher qui caractérise les orphelins devant la mère jamais tout à fait morte.

Fraternellement

Kateb Yacine 1957

--------------------------

Camus - Kateb Yacine, deux frères ennemis !?

 

La relation et les rapports alambiqués qu’ont entretenus Kateb Yacine et Albert Camus ont été le thème principal d’une conférence qu’a animée, au Centre culturel français d’Alger, Evelyne Caduc, professeur émérite de littérature française à l’université de Nice Sophia-Antipolis.
La salle de projection où s’est tenue la rencontre n’était pas comble, mais l’attention des personnes présentes était grande. La conférencière prendra comme point de départ pour son intervention une expression employée par Kateb Yacine dans une lettre adressée à Albert Camus : « Mon cher compatriote, exilés du même royaume, nous voici drapés comme deux frères ennemis dans l’orgueil de la possession renonçante, ayant superbement rejeté l’héritage pour n’avoir pas à le partager... »
« Camus-Kateb Yacine : deux frères ennemis ? » sera la question qui se dégagera d’elle-même.
Avant d’aborder cette problématique, la conférencière tient à préciser que son intervention ne se réclame pas de la littérature comparée ni d’aucune approche exclusivement littéraire qui vise une relecture « néocolonialiste », mais qu’il s’agit d’une contribution à « l’histoire d’une terre » qui, pour elle aussi, « est une mère ».
Avant de retracer la vie des deux écrivains, Evelyne Caduc propose de situer temporellement cette lettre non datée qui figure dans les archives du Centre Albert Camus à Aix-en-Provence.
En analysant les déclarations d’Albert Camus, du 10 janvier 1956 dans son appel à la trêve civile et du 25 janvier 1956 où certains termes suggèrent l’empreinte de la lettre de Kateb Yacine, elle fait le pari que celle-ci a été écrite entre le 10 et le 22 janvier 1956.
En retraçant la vie de ces deux écrivains, Evelyne Caduc expose une analogie saisissante. Les deux hommes, que 16 ans séparent, sont tous deux nés dans l’Est algérien. Durant l’enfance, tout les oppose :
-  le petit Albert vit dans la pauvreté, confronté à une mère silencieuse.
-  Yacine, lui, se déploie dans un milieu lettré, s’abreuvant à la source de l’imaginaire d’une mère exaltée.
Après les affres de l’adolescence, les deux jeunes se heurtent à des prises de conscience déterminantes pour leur vie d’écrivains et convergent vers les mêmes préoccupations.
A des périodes différentes, tous deux ont adhéré au Parti communiste algérien et ont écrit dans les colonnes d’Alger Républicain. Les engagements politiques des deux hommes sont incontestablement proches, même si Kateb est engagé pour la libération du pays alors que Camus, soutient, lui, une Algérie française « juste » avec tous ses « enfants ».
Leurs univers littéraires suggèrent également des rapprochements.
Les deux écrivains font référence à un paysage fortement symbolique qui se retrouve même dans leur forme d’écriture. Le Nadhor, l’espace mythique de ressourcement dans lequel se déploie l’œuvre katebienne, est ainsi rapproché de Tipasa, le lieu de recueillement camusien.
Evelyne Caduc confirme : « Tipasa devient un personnage et le Nadhor, une puissance occulte » avant d’ajouter : « Les deux ont inventé leur écriture, ils ne sont pas que des hommes de lettres mais de grands écrivains. »
Dans l’écoulement habile de son analogie, la conférencière s’arrête sur l’année 1956, année de désillusion et de doutes pour Camus et de souffrance et d’impuissance pour Kateb.
Le premier est découragé par l’échec de son appel à la trêve civile et le second est affecté par la folie de sa mère même si cette année est celle de la parution de Nedjma, son œuvre maîtresse.
Evelyne Caduc revient sur les liens qui unissaient ces deux hommes à leurs mères. Elle suggère que le silence, l’illettrisme et la ténacité de la mère de Camus sont à l’origine de sa création, tout comme l’euphorie théâtrale et l’imaginaire alerte de la mère de Kateb sont l’essence même de son œuvre.
Le point de convergence le plus percutant étant déterminé, Evelyne Caduc se demande : « Si Kateb Yacine avait lu le Premier homme, le roman posthume de Camus dans lequel il exprime sa révolte contre l’injustice et la pauvreté et son inextricable attachement pour l’Algérie, aurait-il maintenu cette expression ? » Albert Camus - Kateb Yacine : deux frères ennemis ?
Ainsi en proposant la forme interrogative, elle suggère que ces deux frères ennemis ne le sont pas tant que ça. Mais très vite quelques personnes présentes dans la salle lui rappellent que Camus ne s’est pas engagé pour l’indépendance de l’Algérie et qu’on ne pouvait s’empêcher de lui en vouloir encore.
Evelyne Caduc, qui a vécu son enfance dans notre pays, répond : « L’Algérie est indépendante... tout cela est extrêmement complexe ...mais on peut construire quelque chose de nouveau... après tout, l’Algérie, c’est notre mère commune. » Et c’est d’ailleurs là le but de son intervention. Dans cette même veine, tout en affirmant qu’elle voulait promouvoir l’œuvre de Kateb en France, l’universitaire appelle l’assemblée à participer à son projet de donner le nom d’Albert Camus à une rue d’Alger et d’en faire autant pour Kateb Yacine à Marseille.
Ce dernier projet n’est cependant pas soutenu par nombre de présents.
La rencontre sera clôturée par l’intervention de plusieurs personnes qui ont exprimé leurs pensées ou sentiments concernant nos deux auteurs et la lutte qui à certains moments les a fait frères et à d’autres, ennemis.
 

____________________

 

L’Étranger et les autres récits

Si les racines de l'écrivain Camus n'ont pas été oubliées, l'appartenance de son œuvre au patrimoine littéraire algérien est beaucoup plus contestée. Pour étayer cette hypothèse de lecture, ici retenue, l'étude privilégie une analyse de L'Etranger montrant l'interdépendance entre la cohérence interne du récit et son inscription dans une époque dont les aspérités sont en partie polies par les réussites d'une écriture. L'universalité qu'acquiert le roman explique son étoilement fécond dans des écritures contemporaines ou postérieures. Intégré à l'analyse, le contexte algérien devient une voie éclairante pour la compréhension des textes. L'Algérie - et Alger plus particulièrement - sont terre de bonheur et de plénitude, terre de misère et de conflit. Complicité avec les hommes et incompréhension, fusion avec la nature et éloignement : ces tensions expriment la relation intime que l'écrivain établit avec son pays d'origine où les ethnies s'ignorent et se jaugent, cohabitent et s'opposent les unes aux autres dans la violence. L'Etranger, La Peste, L'Exil et le Royaume, Le Premier Homme nous convient à retrouver l'Algérie de Camus. Autour de lui, Jean Pélégri, Kateb Yacine, Jean Sénac, Mouloud Feraoun, Alain Vircondelet, Rachid Mimouai, Maïssa Bey... Voix et regards algériens de ce siècle, autant de textes qui posent des questions plutôt qu'ils ne se complaisent dans des certitudes.
__________________________
 

Débat actuel sur Albert Camus : L’esthétique des fantômes de la colonisation.

Vendredi 15 janvier 2010  Alger républicain 

 

Les fleurs du mal de Baudelaire disent l’étrangeté et la beauté de l’amour avec la mélancolie et le chagrin collant à la peau de l’amoureux. L’étranger de Camus dit la beauté du soleil et de la terre charnelle algérienne en cachant la poudre, la déchéance et l’humanité du colonisé. Pour Baudelaire, il n’est sans nul doute, l’amour attaché à l’individu. Mais pour Camus, il est lié au présent de l’Algérie colonisée. La voix de Camus que l’on tente de claironner comme la plus juste durant la guerre de libération nationale algérienne sonne faux. Elle donne une mesure qu’il n’a pas eue dans l’orchestre de l’Histoire. Avec Camus, certains veulent refaire l’histoire, le concert qui s’est joué, pour introduire de fausses notes, de fausses questions.

Trêve civile

Au moment le plus intense de la guerre de libération algérienne, Camus a choisi de répondre aux questions politiques avec un discours poétique et ambigu. Le philosophe, sensé produire du discours et des concepts, se perdait en imprécisions. Puis, il se réclamait d’une opposition à l’indépendance de l’Algérie. La trêve civile qu’il a tentée, avant son grand silence, pour épargner les civils, a été élaborée, à ma connaissance, avec Ferhat Abbas et non avec Abane Ramadan, comme l’indique Monsieur Stora. Ferhat Abbas, qui n’était encore membre du FLN et qui a signé le texte, a ensuite rejoint cette organisation. Pourquoi ce basculement ? C’est certainement la politique française qui a poussé de nombreux « assimilationnistes » à préférer la voie radicale face aux massacres de la France et la sainte alliance des partis parlementaires en donnant les pleins pouvoirs à l’armée. Le récit d’Emmanuel Roblès, écrivain et ami de Camus, sur la trêve civile est bien clair sur la journée et le déroulement de cette réunion qui se voulait épargner les innocents. Le FLN a participé et voulait que les actions armées ne touchent pas les civils. L’opposition est venue des ultras de l’Algérie française qui criaient « Mendès au poteau ! Camus à mort ! ». Camus a critiqué la condition des colonisés, mais n’a jamais voulu s’attaquer au système lui-même : la colonisation.

Et jusqu’à présent, on se demande pourquoi Camus a voulu une trêve civile en 1956 alors qu’il n’a jamais dénoncé les massacres de Sétif en mai 1945 ?

Littérature de l’étrange silence

Dans les « chroniques algériennes », Camus développe un discours humaniste, afin de demander seulement l’amélioration de la situation. A aucun moment, il n’a approfondi la question et imaginé une Algérie libre et indépendante. C’était son cauchemar ! A travers son humanisme, il réanime le vieux mythe de l’éducation et de l’ignorance. Pour Camus, la façon de gagner les colonisés était de leur donner de l’éducation, de construire des écoles et de libérer les femmes. Son discours ravive aussi le vieux mythe de la colonisation, développé par les militaires-ethnologues, à savoir la division de la communauté nationale algérienne entre Arabes et Kabyles. Il reniait ainsi l’existence d’une nation algérienne. Cet imaginaire colonial, qu’Edward Saïd a analysé dans L’Orient créé par l’Occident et dans Culture et Impérialisme, dénoncé d’ailleurs par Sartre à raison, considère qu’il suffit de donner de l’éducation et un peu de confort aux colonisés pour qu’ils s’assimilent à la France coloniale. Camus ne s’est jamais attaqué au système colonial, à son essence, il voulait seulement son humanisation. Pourquoi cet humanisme n’est jamais évoqué à propos de la résistance française face à l’occupation allemande ? Pourquoi dans ce cas ne devrait-il pas s’appliquer à la guerre civile en Espagne ? « L’homme révolté » pouvait bien comprendre la lutte armée pour une cause juste, mais pas en dehors de sa terre natale.

Dans ses romans, Camus ignorait les colonisés ou simplement les évoquait pour dire leur insignifiance. À la question du journaliste sur la situation des indigènes, dans La peste, le personnage du médecin répondait (je parle de mémoire de ce passage), qu’il fallait plutôt parler de la peste et des rats que des arabes, qui demeurent loin dans leur village nègre, une sorte de bidonville en dehors de la ville européenne. Un autre personnage, Meursault, dans L’Étranger, tire cinq balles sur l’arabe qui lui cachait le soleil, sur le sable doré d’une plage algéroise. C’est de la fiction pourraient rétorquer les critiques, en avançant par exemple le concept de « l’étrangeté ». Étrangeté contemporaine avance l’historien, mais sans l’expliquer. Ce concept se veut le silence sur le devenir humain et les massacres ? C’est ainsi donner raison à ceux qui mettent dans le même sac une armée, un État, des oppresseurs et des bourreaux avec des victimes, un peuple, des opprimés, des révoltés. Et loin de tout manichéisme, l’indépendance de l’Algérie, contrairement à l’idée dominante, a été soutenue par des français et des pied-noirs, comme la colonisation a été défendue par des musulmans et des arabes.

Le présent brouillant le passé

Concernant l’explication des événements du présent par le passé, il aurait été très juste de faire des nuances. La violence de la guerre civile ne peut en aucun cas suggérer une soi-disant barbarie et la violence innée d’un peuple que développent beaucoup de discours développés sur l’Algérie ces deux dernières décennies. Et puis, quel lien pourrait avoir Camus avec les années noires du terrorisme en Algérie ? Aucun. Cela participe-t-il d’un inconscient qui considère que l’autre est forcément violent ? La violence colonialiste de la France a-t-elle des racines romaines ?! Le nazisme trouve-t-il racine ? L’humanisme de Camus est d’ailleurs d’une naïveté sanglante dans le contexte de la colonisation. La lutte armée, quel que soit le pays, serait "le fruit sauvage" de la colonisation qui a duré plus d’un siècle en Algérie ? On parle seulement de l’Algérie sur la période 1954-1962, comme si le colonisé n’avait jamais subi violence, humiliation et toutes les indignités (au pluriel) durant un siècle ? Face à une colonisation radicale, la lutte a été radicale. L’indépendance algérienne a été acquise non par la puissance armée des algériens, mais surtout par l’adhésion politique du peuple au choix de la liberté. L’agitation autour de Camus souffle comme un vent avec lequel on veut effacer la lutte juste d’un autre humanisme incarné par Jeanson, Mandouze, Sartre et bien d’autres. C’est cela la complexité de l’histoire. Le conditionnel avec lequel on revient sur l’histoire dévoile le recul du camp anticolonialiste, anti-impérialiste et la victoire en douce des nostalgiques d’un « vivre ensemble » raté par la seule faute de colonisation et de son bras le plus violent : l’extrême droite.

Le frère nie

D’un point de vue littéraire, la place de Kateb Yacine pour comprendre le passé est incontournable. En pleine guerre, le jeune Kateb Yacine envoie une lettre à son camarade du journal Alger Républicain, Camus, laquelle reste sans réponse. Nul autre écrivain algérien de langue française à cette époque n’a autant déconstruit la colonisation que Kateb Yacine. Son roman Nedjma, parut en 1956, allait résonner comme une grenade au milieu des salves. Le meurtre, l’exil, l’amour, la révolution, la perdition, la lutte, l’alcool, les blessures, la déchéance, l’errance, l’exploitation, l’humiliation, l’injustice, la violence, le mépris, la cruauté s’imbriquent dans cette oeuvre, mise à nu ce qu’est la domination. C’est l’autre face cachée de L’étranger de Camus. Elle est le cri face à l’indifférence et le silence de L’Étranger.

La confusion faite autour de Camus l’écrivain et du politique intervient pour faire une confusion entre un génie littéraire et un injuste politique, sur fond ’algérianité sonne comme une extension latente d’un retour nostalgique sur une Algérie fantasmée. Dans l’histoire, plusieurs écrivains doués étaient politiquement réactionnaires ou injustes.. Céline du Voyage au bout de la nuit n’est-il pas devenu fasciste ? Faulkner du Le bruit et la fureur n’est-il pas raciste envers les noirs américains ? L’écriture de Camus reste intimement liée à l’imaginaire des dominants. Le Camus littéraire doit avoir toute sa place en France, en Algérie ou ailleurs. Mais il est malveillant de vouloir conditionner le passé par un Camus qui refusait la révolte à des hommes qui voulaient la lumière, sortir du gouffre de l’histoire. Le talent, le génie littéraire de Camus ne lui donne pas raison de l’histoire.

Mohammmed Yefsah

11.01.2010

__________________________

 

Adieu A Albert Camus

25 Juillet 2009

Voici un article de Bouhamidi Mohamed écrit il y a trois ans et qui exprime l'ambiguité des positions d'Albert CAMUS sur la question de la décolonisation et plus précisément les limites de son « engagement ». J'espère qu'un débat pourra s'ouvrir qui permettra de remettre les pendules à l'heure.
Alors ?  Camus engagé pour la Révolution hongroise et contre les tanks soviétiques qui la brisèrent, Camus auteur de « l'homme révolté », admirateur de Dostoïevski et des possédés,  s'abritait-il derrière sa mère pour fuir un engagement sur une guerre coloniale ? 
"Quand un éditeur algérois a publié des articles d'Albert Camus sur la Kabylie et parus dans Alger Républicain beaucoup de personnes ne savaient pas qu'il les avait écrit avant que ce journal ne devienne anticolonialiste le créditant des positions de ce "journal".
 Dans une réunion organisée à Paris, fin octobre 2005, par (une 'Association Culturelle)....... Henri Alleg a rappelé le fait provoquant la déception de participants qui comptait sur son immense crédit pour donner quelque consistance à leur thème «l'Autre Camus » et à l'exposé de leur thèse d'une algérianité  partagée entre l'auteur de La peste et les «arabes » puisqu'il ne nous appelait qu'ainsi ou du moins une algérianité partagée entre lui et les auteurs indigènes d'expression française espérant, par le raccourci,   faire d'un auteur français.... d'expression française un acteur de la littérature algérienne d'expression française.
La déception fut bruyante pour des algériens mobilisés à trouver cet «autre Camus » inconnu jusqu'à présent et qui ferait oublier son silence sur tout ce qui a fait parler et écrire Jean Paul Sartre(prix Nobel lui aussi) pendant cette longue guerre et notamment la torture, les exécutions de masse, les viols, «  les corvées de bois " et le reste alors que son prix Nobel aurait donné un tout autre poids à la protestation de cette autre France qui a soutenu cette longue lutte .....et donnant l'espérance d'une autre humanité. On peut nous opposer cette lettre collective qu'il a signée  pour demander de surseoir à l'exécution du militant algérien Fernand Yveton condamné à mort sans que l'on sache jusqu'à aujourd'hui s'il a mené cette seule action uniquement pour ne pas se dédire de son engagement public contre la peine de mort....(des voix se sont fait entendre)  face à la levée d'une équivoque indique bien que cette dernière remplissait une fonction.
 Ajoutez à ce fait que cet intérêt croisé.... pour Camus est daté et il devient difficile d'exclure du champ de la réflexion la possibilité d'effets autres que la pure connaissance d'un homme né en Algérie, Prix Nobel de littérature, tenu un moment pour avoir porté une pensée philosophique avant que cette hypothèse ne se délite à l'épreuve du temps. Sur ces deux dernières années l'agitation médiatique autour de cet homme s'est élevé en rythme  et en surface.
Pourtant pas un seul universitaire, pas un seul spécialiste, n'oubliera à propos de Camus ses positions sur la colonisation pour ne pas dire ses positions coloniales. Il ne s'agit pas seulement de sa fameuse phrase «qu"entre la justice et sa mère » il choisirait sa mère extraite d'une déclaration où il dénonçait à sa façon les bombes du FLN. Personne ne sait si propre mère aurait accepté l'injustice mais tout le monde sait qu'il s'est placé volontairement dans une filiation d'occupation que sa recherche des origines qui clôturera son écriture ne suffit pas à légitimer.
De ses articles sur la Kabylie ne transparaît même pas une émotion face à une misère qu'il aurait pu observer à Belcourt même, le quartier de son enfance, s'il avait franchi les quelques mètres qui le séparait des bidonvilles d'El Aaquiba ou de la Cité Mahieddinne
Cette frénésie médiatique a connu son point culminant avec le colloque international  tenu à Tipaza avec toutes les connotations que cumule cet endroit symbole du colonialisme romain, symbole de la réussite d'un roi berbère latinisé, symbole d'une antériorité latine de l'occupation revendiquée par les politiques et les idéologues de la colonisation française mais aussi lieu par lequel s'ouvre L'étranger, et qui portera pour lui et toujours ce stigmate qu'il a dénié un nom, un simple nom, à cette ombre, l'«arabe » dont le meurtre donne le prétexte au roman.
Pourtant, aussitôt clos, le colloque de Tipaza est suivi d'un séminaire fermé à l'université de Bouzaréah. L'agitation tourne au forcing.
Comment expliquer que des journaux ... lui consacrent tant de pages, que des éditeurs lui consacrent tant d'efforts sans que l'on mesure avec les instruments actuels d'observation quel succès commercial en gros ou en détail ces livres ont rencontré, Auteur dont ...les universitaires sérieux,... ont relevé et souligné l'irréductible indifférence à la situation coloniale. POurtant d'autres poètes ou romanciers, à la même époque et sur la même terre, comme Emmanuel Roblès ou Jean Sénac ont pour le premier dénoncé notre condition ou rejoint le combat libérateur pour le second passant les rives qui nous séparaient ? suite demain
1 voir Ahmed Taleb el ibrahimi "lettres de prison"
ADIEU A CAMUS SUITE ET FIN
25 Juillet 2009
....Camus devient le symbole d'une cohabitation ... qui aurait préparé les corrections nécessaires aux «excès » du colonialisme et renforcé ses côtés «positifs ». Dans cette perspective la guerre de libération perd son contenu(radical) pour ne devenir qu'une option bien hâtive des hommes du 1er novembre parmi bien d'autres possibilités.....Il n'était pas indispensable pour ce faire de se référer à un Camus indiscutable. La controverse elle même a pour fonction de justifier le possible....
Où trouver un autre intellectuel qui aurait pu suggérer cette perpective ? Jean Sénac dont l'œuvre et la vie prouve abondamment l'inéluctable rupture avec le colonialisme pour tout humaniste ? Jacques Berque dont le regard vigilant sur les sociétés prémunissait contre toute illusion coloniale ? (Franz Fanon avec son ode magistrale « aux damnés de la terre », ou un homme comme Jean Amrouche pour ne citer que quelques intellectuels)
Camus reste le seul intellectuel irréductiblement colonial. Et c'est la le deuxième but  de ceux qui ont dépensé tant d'argent....  Face au visage hideux (du système colonial) on nous présente un colon qui serait imbu d'humanisme, (prouvant ainsi du moins on le croirait) ...que la colonisation n'a pas été que de la prédation mais aussi productrice de culture. Le thème avait déjà été abordé maladroitement, par des voies détournées, d'une existence d'une culture coloniale quand tout, absolument tout, prouve que le colonialisme est incapable de produire une culture. Musique, littérature, architecture, théâtre, en cours dans la colonie proviennent des bourgeoisies des pays coloniaux et de leurs conceptions esthétiques y compris, pour ce qui concerne l'Algérie, les différentes  productions des orientalistes.
Mais Camus offre à cette.... recherche d'une filiation commune avec les pieds noirs un peu plus que cela. Dans notre pays déchiré par une guerre des identités et des origines il reste l'homme ou l'un des hommes qui ont produit la notion d'algérianité la réservant à cette masse de colons qu'il voulait voir comme une nouvelle race d'homme libérés des leurs origines particulières et capables de fondre une nouvelle race dont il est allé chercher une mission inédite dans la mythologie grecque. Il importe peu, apparemment, que cette utopie d'une renaissance induise l'occupation définitive de ce sol, puisqu'elle offre cette issue gratifiante de récuser les autres composantes historiques de notre identité l'islam et l'arabité et (la berbérité) ....
L'hellénisme présente l'avantage de garder quelques distances avec les justifications  latines de la colonisation et d'être compris, à tort, pour quelques uns....de participer à cette œuvre prométhéenne autorisant sans déshonneur visible leur naturalisation  à distance et une promotion de leur image enfin débarrassée des cousinages encombrants imposés par l'histoire. »
Il est une question qui me taraude.
J'ai relevé dans un article dont j'ai hélas perdu la trace l'interrogation suivante : Camus était-il un philosophe ou un petit professeur de  « philo » dont les ouvrages ne sont que de laborieux écrits de questions posées à des candidats au Bac. Quant à sa mère, paix à son âme, à moins d'une erreur de  ma part, elle décéda de mort naturelle en Algérie.
Mohamed Bouhamidi
________________________________________
Les notes de fin de documents sont de moi même
Voir notamment  Les damnés de la terre de F Fanon sur les effets du colonialisme sur la culture. Acculturation est un concept bien connu des sociologues et ethnologues . Cessons de considérer les pays colonisés comme des pays « arriérés culturellement. Sur le niveau d'éducation en Algérie au moment de la colonisation voir rapport de la commission du sénat en 1835. La commission était présidée par  Alexis De Tocqueville qui déclara qu'il avait été surpris par le nombre d'écoles que la colonisation avait trouvé. Dans les lettres à leurs parents les soldats décrivaient des villages ressemblant à ceux de Provence.
[2] Ce concept de race laisse le lecteur dans une perplexité profonde C'est à ce principe que les Afrikaners ont pendant trois cents ans établi l'apartheid en Afrique du sud. L'humanisme implique le refus du concept de race.
Aziz Fares

Quelques liens  à consulter

https://www.franceinter.fr/player/reecouter?play=348405#

https://boutique.ina.fr/notice/voir/id_notice/PHD98048421

https://www.ina.fr/audio/PHZ09014114/hommage-a-albert-camus-au-cercle-des-amities-mediterraneennes- audio.html

 

.