Assassinat de Abane Ramdane : témoignage de Krim Belkacem.

25/10/2014 09:41

 

Assassinat de Abane Ramdane : témoignage de Krim Belkacem

 

Extrait du livre " Vérités sur la Révolution Algérienne " de Mohamed Lebjaoui ( 1926-1992 ).*

J'ai demandé à Belkacem Krim ce qu'il pouvait répondre à ces accusations. Et voici, très fidèlement rapportée, la version des faits qu'il m'a donnée :

" Abane, dit-il, faisait un " travail fractionnel " et tentait de dresser aussi bien les maquisards que les militants contre les autres membres du C.C.E. Plusieurs démarches furent faites auprès de lui pour le convaincre de modifier son attitude. En vain : on constate qu'Abane, loin de se modérer, persistait dans la même voie en aggravant ses attaques.
- Nous décidâmes alors - continue Krim - Ben Tobbal, Boussouf, Mahmoud Chérif, Ouamrane et moi-même, de le mettre en état d'arrestation en vue de le juger par la suite.
- Cette décision, ai-je demandé, a-t-elle été prise au cours d'une réunion régulière du C.C.E., en présence des autres membres de cet organisme ?
- Non, m'a répondu Krim. Ni Ferhat Abbas, ni Ben Khedda, ni Sâad Dahleb, ni Mehri n'ont été tenus au courant.
- A l'aérodrome, raconte donc Krim, Boussouf nous accueillit avec quelques-uns de ses hommes et, tout aussitôt, me prit par le bras pour m’entraîner à part un bref instant. A brûle-pourpoint," il me dit : Il n'y a pas de prison assez sûre pour garder Abane. J'ai décidé sa liquidation physique. " Indigné, je refusai, répliquant que ce serait un crime auquel je ne m'associerais jamais. Puis, sur l'aérodrome même, j'informai Mahmoud Cherif qui, bouleversé, eut la même réaction que moi.
Boussouf, selon Krim, était terriblement surexcité. Il avait les yeux hagards et ses mains tremblaient :
- Nous ne pouvons plus parler ici, dit-il, nous reprendront cette discussion plus tard.
Tous s'engouffrèrent dans les voitures qui les attendaient. Celles-ci roulèrent assez longuement, avant de pénétrer dans la cour d'une ferme isolée, Abane, Boussouf, Krim, Mahmoud Cherif et leurs compagnons descendirent, pénétrèrent dans le bâtiment.
Arrivés dans la première pièce, un groupe d'hommes les attendait. Sitôt Abane entré, ils se jettent sur lui à six ou sept et le ceinturent. L'un d'eux lui presse de son poignet la pomme d'Adam, dans une prise souvent baptisée " coup dur ". Ils l'entraînent dans une seconde pièce dont la porte est aussitôt refermée.
- Voyant cela, assure Krim; j'eus un mouvement pour aller au secours d'Abane. Mais Mahmoud Cherif m'arrêta et me prit par le bras en disant à voix basse " Si tu bouges, nous y passerons tous ". Krim n'avait pas d'arme. Mahmoud Cherif non plus. Mais celui-ci mit la main dans la poche de son veston, pour donner le change aux autres hommes de Boussouf présents dans la pièce.
De la pièce voisine montaient les râles d'Abane, qu'on étranglait. Puis le silence se fit. Boussouf revint brusquement et, raconte toujours Krim, " il avait à ce moment-là la tête d'un monstre ". Il se mit à proférer des injures et des menaces indirectes contre tous ceux qui voudraient agir un jour comme l'avait fait Abane. Il allait et venait d'un pas rapide, saccadé, et Krim eut la certitude qu'il se demandait s'il n'allait pas les liquider eux aussi sur-le-champ.
Au bout d'un moment, néanmoins, Boussouf se calma u peu et donna l'ordre de repartir. Tous reprirent place dans les voitures, qui partirent en direction de Tétouan. Mais elles ne tardèrent pas à s'arrêter près d'une autre villa du F.L.N., déserte, comme si, à la dernière minute, Boussouf hésitait encore sur le sort à réserver à Krim et à Mahmoud Cherif. A l'intérieur, toujours fébriles, il se remit à arpenter la pièce en grognant des menaces. Et chaque fois qu'il arrivait devant Krim, il le regardait longuement avant de reprendre sa marche.
Finalement, le cortège des voitures repartit à nouveau pour retourner, cette fois, à l'aérodrome, ou l'avion était prêt au décollage. Avant d'embarquer, assure Krim, lui-même et Mahmoud Cherif condamnèrent à nouveau le crime de Boussouf, lui disant qu'il en porterait seul la responsabilité. Dès leur arrivée à Tunis, les deux hommes informèrent Ben Tobbal, qui cria, lui aussi, son indignation.
Tous trois, néanmoins, décidèrent de garder provisoirement le silence. Bien entendu, cela ne tarda pas à les mettre dans une situation délicate. Tout le monde, à commencer par les autres collègues du C.C.E., réclamait en effet des nouvelles d'Abane. Krim, Ben Tobbal, et Boussouf, rentré un peu plus tard du Maroc, décidèrent de répondre qu'il poursuivait une mission délicate au Maroc.
Cela dura plusieurs mois : jusqu'au jour ou les trois hommes annoncèrent que leus compagnon, pris dans un engagement au cours d'une inspection en Algérie, avait été tué.
Tel est le récit de Krim. Sur les faits essentiels, on le voit, il confirme entièrement la version de Ahmed Boumendjel. Une seule différence : selon Krim, il avait été décidé seulement d'emprisonner Abane, non de le tuer. Mais nul ne peut contester le caractère tout à fait illégal de cette décision, ni l'organisation du guet-apens.
Sur ce point je dispose d précision fournies par un collaborateur direct de Boussouf : Boussouf, dit-il, m'informa un jour, en présence de trois de ses collaborateurs personnels, que la décision de tuer Abane avait été prise par Krim, Ben Tobbal, Mahmoud Cherif, Ouamrane et lui-même. Et il nous montra un document en ce sens, portant la signature de ces cinq hommes. Mais mon interlocuteur précise que rien ne permet d'affirmer l'authenticité de ce document, montré très rapidement par Boussouf et que personne d'autre n'a eu entre les mains. Il ajoute qu'a l'arrivée au Maroc, Boussouf était accompagné à l'aérodrome par Abdeljlil Maâchou, alors responsable du Maroc oriental. Mais rien n'autorise à dire qu'i était au courant de l'opération. Quant au commando de tueurs, à l'intérieur de la ferme, il était dirigé par un homme de Boussouf, nommé H.P. Mais il est possible que celui-ci, comme les autres " exécuteurs ", ait ignoré qu'il avait affaire à Abane. A titre personnel, néanmoins, mon interlocuteur pense que jamais Boussouf n'aurait pris seul l'initiative d'un tel acte, s'il n'avait eu l'accord formel, au moins de Krim et Ben Tobbal. Et c'est aussi l'avis d'Ahmed Boumendjel.
Il est vrai, d'autre part, qu'a plusieurs reprises, Ben Tobbal a reconnu avoir participé à la décision d'emprisonner Abane mais en ajoutant que, ni de près ni de loin, il n'avait envisagé de le tuer : n'ayant appris le crime qu'au retour du Maroc de Belkacem Krim et de Mahmous Cherif.
Ouamrane enfin, que j'ai questionné moi-même à Tunis, dès ma sortie de prison, m'a donné une version identique : consulté sur le projet d’emprisonnement d'Abane, il avait donné son accord mais il laissait à d'autres l'entière responsabilité du crime. Il me fit même un rapport écrit à ce sujet.
* Né à Alger en 1926, Mohamed Lebjaoui est de ceux pour qui l'insurrection de novembre 1954 à été le signal du grand espoir et le début du long combat. Membre du premier C.N.R.A., premier responsable du F.L.N. du mouvement syndical de la Révolution algérienne, premier chef de la Fédération de France du F.L.N., il est bientôt arrêté et demeure en prison plus de cinq ans à Fresnes et à la santé. Il était dans l'oppsition depuis la prise du pouvoir par Boumediene.

Source :
 
https://forumdesdemocrates.over-blog.com/article-assassinat-de-abane-ramdane-temoignage-de-krim-belkacem-114283979.html#&utm_source=ExtensionFactory.com&utm_medium=extension&utm_content=newtab&utm_campaign=extension