BACHIR HADJ-ALI "Des mots couleur de henné"...

20/11/2017 21:13

BACHIR  HADJ-ALI

 

 

"Des mots couleur de henné"...

 

Bachir Hadj Ali est né le 10 décembre 1920 à Alger. Homme politique connu (un des principaux dirigeants du Parti Communiste Algérien, condamné par le régime colonial, militant clandestin durant toute la guerre de libération, arrêté et torturé après le coup d'état militaire de 1965), Bachir Hadj Ali a également occupé une place importante en tant qu'homme de culture. D'abord par ses conférences et écrits sur la culture, notamment sur la poésie et la musique:

 

- Culture nationale et révolution (1963).

- Qu'est-ce qu'une musique nationale ? (1964).

- El Anka et la tradition "chaâbi" (1979).

- Le Mal de vivre et la volonté d'être dans la jeune poésie algérienne (1977).

- Problèmes culturels de notre temps (1981).

 

Il est également connu, même si c'est de façon plus tardive, pour sa poésie qui reste cependant assez peu diffusée même si des travaux universitaires lui ont été consacrés tant en France qu'en Algérie. [1]

 

Une poésie engagée

 

Si le premier recueil de poèmes, Chants pour le 11 décembre ("La Nouvelle Critique", Paris 1961 - Rééd. 1963) se voit essentiellement marqué par l' engagement de l' auteur, ces chants, nés de la lutte, foisonnent d'images pleines de tendresse d'où l' Histoire n'est jamais absente.

Dans une Qacida andalouse dédiée à Pablo Picasso pour ses 80 ans, l' auteur confond dans une même douleur la chute de l' Andalousie musulmane, les massacres de Guernica et la guerre d'Algérie:

 

Les raisins du Zejel sèchent sur les belvédères de Grenade    

L' acanthe des azuléjos verse sur le couchant des reflets amers            

A regret nous fuyons Malaga derrière la cavalerie du zagal       

Après un siège de cinq mois. Boabdil avait trahi.        

Alfarez des Brigades, Rabah Oussidhoum, rêvait       

Comme on va à la fontaine pour n'avoir jamais de rides           

Son coeur a éclaté sur le coeur de Madrid     

(...)            

Il y a vingt cinq ans, comme une grenade mûre.         

Un cheval hurle la mort dans la gorge percée de Lorca             

Epouses noires de Guernica vos enfants ont grandi   

Nous sommes entourés d'orphelins. Epouses noires de Guernica         

Connaissez-vous l' agonie de vos soeurs auressiennes ?        

Dans le patio vert de la colombe aux arcs lobés         

Le jet d'eau module son chant, l' oeillet rouge ondule,               

Le fidaï rend grâce au modèle du galbe et médite      

Sur la justesse du mouvement et de la trajectoire qui foudroie.               

 

 Alger, septembre 1961 (p.31).

 

Outre les métaphores tout à fait novatrices de cette poésie, outre le plurilinguisme assumé de façon fort heureuse, outre les références à la culture et à l' Histoire du terroir, perce déjà dans ce recueil une sorte d'engouement pour cette autre forme d'art qu'est la musique : chants populaires et musique andalouse émaillent - par l' incursion d'un prélude, d'un vers, par la référence à un instrument de musique - certains de ces poèmes qui prennent alors les couleurs et la tonalité de la vie intensément vécue. Ainsi ce long poème intitulé Nuits algériennes dont voici un extrait.:

                                                                

La nuit, longue est la nuit

                                                         Les gens en tremblent

                                                         Le lion est détrôné            

                                                         C'est le règne du chacal  

                                                         (Paroles d'un prélude algérois)      

 

  Pincer sur une guitare       

  Khaït laoutar [2] et chasser l' ennui   

  C'est facile mes frères       

  Utiliser sur le métier           

  Khaït men smaâ [3] et rêver de pluie               

  C'est facile mes frères       

  Ceindre sur le front de la ville          

  Khaït errouh [4] et l' espoir luit           

  C'est facile mes frères       

  Trancher au boussaadi [5] 

  Khaït el ghorb [6] et tuer la nuit         

  C'est facile mes frères       

  Mais dire               

  La plainte du cèdre déraciné           

  Mais taire               

  Les mille souffrances de la chair    

  Quand les tenailles arrachent l' ongle           

  Ce n'est pas facile mes frères         

  O donnez-moi le souffle de Belkhaïr [7]         

  Pour dire les nuits dénaturées        

  Pour dire les nuis algériennes (...) (p.28).

 

Les Chants pour les nuits de septembre [8] sont constitués de huit poèmes dont les titres réfèrent aux différents mouvements de la Nouba [9] : Touchiat, Istikhbar, Neqlabat... Ils sont le cri de l' homme torturé qui ne sait plus différencier le jour de la nuit :

 

(...) Nuits longues trop longues         

Notre enfer est plus vivant que celui du ciel   

Nuits incendiées dans nos corps      

Nuits brouillées mêlées aux jours    

Est-ce l' aube est-ce le crépuscule   

Dès que pâlit le soir surgit le bourreau (p.83).

 

Pourtant, à la fin d'un long poème intitulé Ikhlass (Final) - serment dédié à un compagnon de lutte et pathétique profession de foi humaniste- on peut lire ces très beaux vers :

(...) Je jure sur l' angoisse démultipliée des épouses  

Que nous bannirons la torture          

Et que les tortionnaires ne seront pas torturés. (p.94).

Un travail accentué de la forme

 

Nourrie de sensibilité, de générosité, d'engagement, révélant courage et clairvoyance, la poésie de Bachir Hadj Ali propose dans le recueil... Que la joie demeure [10], un travail accentué de la forme. Le titre qui réfère à la titulature de Jean-Sébastien Bach et répercute une résonnance biblique, programme d'emblée une lecture polyphonique et interculturelle.

Les poèmes s' élaborent sur la connaissance, le savoir traditionnel qui s' inscrit dans le savoir universel et dont les thèmes - liberté, luttes, amour... - unifient toutes les cultures et toutes les influences. Mais c'est essentiellement l' inscription des symboles traditionnels - le faucon, l' olivier, la noria... - et des expressions linguistiques tout à fait originales - parfois le transfert de sens d'un mot ou d'une expression dans une traduction intégrale de l' arabe au français - qui font fleurir une multitude de métaphores réveillant et secouant langue et monde:

 

Quittance

 

Mon Algérie de l' errance    

Mon pays de parfums blancs            

Les femmes se taisent        

La terre fuit clandestine       

Le ciel est désespérance    

Sur l' exil des hommes        

Grande ouverte est la mer (p.73).

 

Le recueil offre également des poèmes d'une grande sensualité. Ces poèmes, soudés par l' Histoire mais aussi par les bruits et odeurs de la nature, par la vibration de la musique et par une écoute intense des autres, célèbrent la femme aimée perçue comme le centre des rêves et de l' imaginaire, rayonnant dans un vécu cosmique : les couleurs des objets épousent alors les formes du corps et les chants d'amour s' élèvent, accrochant les étoiles, les terres d'alfa, les mers.

La profusion lexicale, on le voit dépasse l' objet pour en élargir sans cesse les contours, pour "dénoncer" les mots et les laisser chevaucher l' espace des sens, des sonorités et des couleurs.

 

Luminosité             

 

Voici des jarres fières mûres jeunes rebelles noires chaudes  

L' argile dit les mains agiles voyantes l' oeil attendrit  

Docile le lait caillé polit la galette le jour le bois           

Voici des ruches blondes frileuses ovales meules khaïma       

Le miel confère leur dignité aux fleurs civilise le soleil               

Dénude le ramadan et survit aux barbares   

Voici les doigts fuselés vaporisés de legmi redevance du ciel 

Le palmier meurt roi déchu d'un royaume victorieux  

Saigne dévoré par les harems de soif insatisfaite        

Je t'offre du miel du lait des dattes sur une nappe alfatière       

Je viens vers toi du lointain vert des voiles    

Vague vers son rivage fille de mers mêlées  

Tu es ma raison rêveuse...(p.43)     

L' aventure des "mots, des maux, des Émaux..."

Une "forme-sens"

 

C'est avec Mémoire-Clairière [11] que la poésie de Bachir Hadj Ali s' inscrit résolument dans un travail esthétique, celui de la "forme-sens". Ce recueil souvent jugé hermétique, qui brasse l' univers - celui des hommes de tous les espaces et de toutes les cultures - se place sans doute parmi les grandes oeuvres poétiques de notre temps.

En effet, c'est sur une savante architecture que se construisent et se répondent les neuf premiers poèmes regroupés sous le titre "Chants pour un futur intérieur". Organisés et rythmés selon les différents mouvements de la Nouba, ces chants, entrecoupés de strophes en vers libres, se trouvent entrelacés dans une correspondance entre "Elle" et "Lui". Les deux voix sont alors mises en place dans leur interdépendance et se relayent pour se mettre dans le ton : c'est "L' Istikhbar"

 

Lui            

 

Pourquoi mon amour trouve-t-il sa correspondance dans le prélude de Buxtehude et l' istikhbar Sihli l' orphelin et les chants lavino-talmudiques des juifs chassés d'Espagne par Isabelle ?               

J'ai écouté tantôt le cantor danois rayonnant d'optimisme.        

Mes mots sont trop pauvres pour en parler. La réalité est profonde. Aujourd'hui elle surgit au crépuscule. J'ouvre un monde, celui des cimes. Je t'appelle comme celle qui saura m'apporter tout ce qui me manque, les richesses invisibles. (Chant A-p.18).      

D'autres poèmes rappellent, par leurs thèmes, les chants populaires nationaux; un ancrage qui aiguise la parole du poète.

 

Chant de guerre et d'amour pour le sud         

 

(...) Mes versets naissent de la guerre             

Et des élans de l' alif            

Et des flèches du regard et du cheval au galop            

Et des éclairs du sabre et des étendues sans fin         

(...)            

Mon verbe est soldat infatigable       

Sève intarissable  

Explosion irrépressible       

Il meurt et ressuscite           

Transfiguré             

Acéré       

Aiguisé    

Ambivalent             

Contradiction         

Et filali souple        

Il vit d'éperons       

Et meurt d'amour (p.32).

 

Déjà présents dans les recueils précédents, les procédés empruntés à la rhétorique arabe [12] se trouvent ici affinés et reconduits en français dans une activité créatrice originale qui inscrit la poétique de l' auteur dans ce que Khatibi traduit par le terme de "bilangue". Par exemple

 

Le jour se déploie souple de souplesse         

Il verse des versets              

lourds de lourdeur

Le mot égalisant l' égalité   

Le mot libérant la liberté

 

Cette poésie profondément ancrée dans le patrimoine maghrébin réfère souvent à des thèmes du texte coranique,et cette évocation culturelle se voit dynamisée par l' écriture poétique. L' auteur, s' appuyant sur un cliché, une métaphore "usée", une formule figée, impose une cassure par un enchaînement métaphorique, provoquant une transformation de la langue et par là une transformation de la vision du monde.

 

LIRE         

 

Au rythme torride de l' été psalmodiant          

L' araignée tisse sa prison protectrice             

Le soudassi riche des psaumes donatiens     

Humanise la révolte des circoncellions          

Récifs vestiges des terres anciennes              

Les sanctuaires dégagent une fumée de chanvre (Vertige p.23).

 

Le verbe "Lire" associé aux premières métaphores réfère au Coran. "Prêche !" La deuxième métaphore "prison protectrice" fait très nettement allusion à la parabole dite de "L' araignée" selon laquelle le prophète Mohammed aurait échappé à la poursuite de ses ennemis grâce à la toile tissée par une araignée à l' entrée de la grotte où il s' était réfugié. Les deux vers suivants font référence à la révolte des circoncellions, ces "prolétaires des campagnes qui encerclaient les fermes romaines". Enfin, les deux derniers vers tissent ensemble ces références, offrant le spectacle de la combinatoire qui fait l' histoire des hommes. Ainsi la thématique coranique se trouve historicisée comme par contamination par l' évocation d'autres épisodes historiques et l' injonction"Lis" prête à une double lecture et/ou à une lecture historique du Coran.

Si cette poésie charrie des motifs culturels berbères, si elle convoque les genres musicaux du terroir, elle se plaît aussi à nous transporter au-delà du temps et de l' espace. Des ponts se trouvent jetés à travers le monde. Les spécificités nationales s' élargissent à l' universalité : cette "pluie féconde" exprimée par la strophe :

 

PLEUVOIR             

 

Violente liqueur filtre de la vigne      

Ivresse du regard danses mystiques              

Provisions d'ayate et mer de sel       

Rivages lointains armés de périls    

Qu'est-ce qu'une frontière   

Pour l' esprit pénétrant ?  (Chant A-p.18).

 

Lieu de rencontre du passé et de l' avenir, cette entreprise poétique oeuvre donc pour d'Actuelles partitions pour demain. C'est ici le cinquième recueil [13] qui proclame toujours le rapport à la musique et dont la composition artistique se voit enrichie par de très belles illustrations du peintre Mohamed Khadda : deux formes d'art se parlent et se répondent dans une symbiose étonnamment réussie. Composé essentiellement de courts poèmes, le verbe, bref, se fait tranchant et meurtrier dès qu'il s' agit des survivances surannées du passé.

 

NUIT        

 

De la suavité du basilic       

Sur nos terrasses dégradées            

Quelles en sont les traces  

sinon ce hurlement              

Silencieux              

Des filles nubiles vendues

Mais Bachir Hadj Ali "écrit pour les temps à venir".

 

DELUGE 

 

Cette contrée résiduelle      

Habitée par le vent et le sel               

Interstices de schistes et siricites      

Vivent de frayeur   

Dans l' attente du déluge

 

Dernier recueil de Bachir Hadj Ali, Soleils sonores [14] se présente sous la forme d'une jolie petite plaquette, toujours illustrée par Mohamed Khadda. Le peintre et le poète traquent le signe, gravent ensemble ses traces, projettent ses formes. Elan du trait, espace des mots et des sonorités, enlacement de multiples réseaux de sens, tout ce recueil imprime une étonnante impression de mouvements, de vigueur et de vie : rythmes africains, reggae, jazz, musique andalouse, chaâbi modulent chaque petit poème toujours chargé d'amour, de sensualité, de révolte et d'espoir dans une exigence de la forme qui dit tout "l' art d'aller à la chasse au bonheur" [15]

 

ROUILLE

 

gratter les mots     

déjouer leurs sens

il suffirait d'une étincelle      

et d'un flot tumultueux         

étouffant nos voix  

pour écouter          

ton sommeil(p.29)

 

DERIVE   

les yeux que la nuit ouvre pour nous percent

la calligraphie        

étudier les signes japonais et la main gauche              

pour les écrire       

    à l' envers           

le texte est ainsi dynamique              

il est peut-être une bouche - O          

  une bombe - O   

  un soleil  - O         

pourquoi représenter la réalité ? elle est ailleurs         

le volcan crache ses poumons         

pour échapper à sa prison 

du soleil il extrait la clarté   

de la lune, la lumière (p.55)              

 

Janine FEVE-CARAGUEL