Dernier entretien avec Malek Ouary

21/10/2014 22:07
 
 Malek Ouary
Malek Ouary, né le 27 janvier 1916 à Ighil Ali, en Algérie et mort le 21 décembre 2001 à Argelès-Gazost en France, était un écrivain et journaliste algérien de langue française.

Biographie

Malek Ouary est né dans une famille kabyle berbérophone chrétienne dans un village du massif des Bibans rendu célèbre par Fadhma Amrouche dans son autobiographie. Après des études primaires locales, il poursuit à Alger des études secondaires puis supérieures en littérature et en philosophie dans le système scolaire français de la période coloniale qui exclu d'autres langues et lui désapprend le kabyle.
Il devient enseignant en lettres puis, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, journaliste à la section kabyle de Radio-Alger - dépendant de l'ORTF - avant de devenir secrétaire de la rédaction. Après la lecture de Chants berbères de Kabylie de Jean Amrouche il entreprend de se consacrer à la sauvegarde de la culture kabyle et berbère et entame un travail de collecte et d’enregistrement de poésies, de textes, de contes et de chants rituels kabyles pour conserver et faire connaitre ce patrimoine qu'il a redécouvert après la « rupture intégrale »1 de ses études et pour lequel il nourrit une grande passion. Il publie également des articles et reportages sur le mode de vie kabyle dans différentes revues comme Ici Alger, Algeria, ...
En 1956, il publie son premier roman, Le grain dans la meule, roman de vengeance et de rédemption inspiré de faits réels s’étant déroulé dans un village de la région des Ait Abbas, qui obtient un succès tant critique que public.

En France

Pendant la guerre d'indépendance algérienne, il part s'installer en France pour travailler pour l'ORTF de Paris en 1959 - où il travaillera jusqu'à sa retraite - et se marie avant de poursuivre sa carrière de journaliste et d’écrivain.
Dans Poèmes et chants berbères de Kabylie, paru en 1972, Malek Ouary s'attache à mettre en valeur les qualités littéraires de la langue kabyle en montrant le rapport des kabyles au quotidien.
Ce n'est qu'en 1981 qu'il publie un deuxième roman, La montagne aux chacals dont la trame se déroule toujours à l'époque coloniale. Il faudra encore vingt ans pour que paraisse son dernier roman, La robe kabyle de Baya, publié en 2000.
Malek Ouary s'éteint dans l'anonymat en 2001, à l'âge de 85 ans, et est inhumé à Argelès-Gazost, dans les Hautes-Pyrénées. Si son apport est important pour la conservation ainsi que la transmission du patrimoine berbère et a contribué à la formation de la tradition littéraire « francophone » dans l’espace littéraire kabyle et dans la littérature algérienne2, son œuvre est à ce jour peu diffusée, voire introuvable dans son pays d'origine.
  •          Par les chemins d’émigration, Reportage précédé du Collier d’épreuves (traduit du kabyle), éd. Société Algérienne de Publication,          1955
  •          Le grain dans la meule, éd. Bouchène, 2000 (éd. orig. 1956)
  •          Le mouton de la fête (conte), in Dialogues n°3, juillet-août 1963
  •          Poèmes et chants de Kabylie, éd. Saint- Gennain-des-Prés, 1972
  •          La montagne aux chacals, éd. Garnier, 1981
  •          La robe kabyle de Baya, éd. Bouchène, 2000
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Dernier entretien avec Malek Ouary

Soumis par Ahcène Bélarbi le lun, 2008-11-17

A l’instar de vos émissions radiophoniques et de vos écrits journalistiques, peut-on dire que Le grain dans la meule est aussi une œuvre documentaire ?
Malak Ouary : Absolument. Avec ce roman, j’ai entrepris la réalisation de mon objectif qui était de fixer, de façon pérenne, la culture dont je redécouvrais les valeurs profondes, occultées, en moi, par l’école française et mon immersion dans les cultures grecque et latine. D’ailleurs, pour que la critique ne trouve pas à inventer un quelconque « apport » de la civilisation française à l’histoire de ce roman, je l’ai situé intégralement dans la Kabylie pré-coloniale. Toute la trame de Le grain dans la meule repose sur un socle social authentiquement Kabyle.

En effet le roman est très enraciné. Quelle est, dans l’histoire, la part de la réalité et celle de la fiction ?

Je me suis inspiré d’un fait réel, qui s’est déroulé à Thirouel, un village de Bouakache, dans la région des Aït-Abbas. Cependant, dans Le grain dans la meule, l’histoire, je l’ai située ailleurs. Comme cadre spatial principal, j’ai pris mon village d’Ighil Ali, dont je connais parfaitement la structure. Puis, Tougourt, un coin de désert qui ne m’est nullement étranger pour y avoir effectué maints reportages. Bien entendu, sur ce plan, j’ai agi en tant que romancier : j’ai transposé des images, opéré des transfigurations à dessein… Mais tout ce travail de fiction ne sert qu’à canaliser l’événement authentique qui forme la trame du livre.

Quel a été l’impact du roman, à l’époque de sa parution, sur le champ socio-médiatique ?

La critique en a fait des éloges. J’ai été interviewé, ici, en France, à la T.V. La radio, quant à elle, elle a regroupé les meilleurs comédiens de la Comédie française et autres, pour réaliser une pièce en six épisodes, à partir de Le grain dans la meule. Pour ne pas être trahi dans l’adaptation, j’ai fait moi-même le travail. Cela a été un succès.

En Algérie aussi il y  a eu une adaptation cinématographique du roman…

Oui…J’en ai été informé par un ami qui m’a montré un compte rendu, qui a été fait par la presse, sur les débats concernant l’adaptation en question…

Est-ce à dire que le réalisateur, en l’occurrence, Mohammed Iftissen, ne vous en n’a pas parlé préalablement ?

C’est exactement ça. Mohammed Iftissen et son équipe se sont comportés envers moi comme des goujats. Ils m’ont trahi. L’adaptation cinématographique de Le grain dans la meule, sous le titre Les rameaux de feu, fut le pire des mépris que j’avais à essuyer dans ma vie d’écrivain. D’ailleurs, je n’ai jamais vu le film. Mais d’après la presse, ils ont réalisé le film comme bon leur a semblé, comme si le livre était leur propriété. Mohammed Iftissen et son équipe sont allés jusqu’à changer carrément la fin de l’histoire authentique, disant qu’ils la trouvaient « inadmissible », car, pour eux, ce type de vengeance « n’existait pas chez les Kabyles ». Ils déclarent, sans vergogne, que « Malek Ouary étant chrétien, il ne peut donner qu’une solution chrétienne à la fin de l’histoire ».  Evidemment, l’issue de l’histoire du roman est fondamentalement d’inspiration Kabyle.
Profondément offensé, j’ai écrit personnellement à Iftissen. Il est certain que ne je prétends nullement remettre en cause son travail, en tant que réalisateur. Mais, étant donné que l’œuvre en question m’appartient, il est légitime que je sois informé du projet, et normal que j’en fasse des suggestions en mettant, surtout, des barrières là où il ne faut rien toucher.

Dans Poèmes et chants berbères de Kabylie, vous mettez, manifestement, au jour, certains traits de la vie sociale, révélée dans Le grain dans la meule.

Parfaitement. Par ces deux modes d’expression : poésie et chant, j’ai voulu montrer les qualités littéraires de la langue berbère, et, du même coup, illustrer la mentalité et l’attitude des gens de Kabylie devant les événements majeurs de la vie, tels : la naissance, la mort, l’émigration, la séparation etc.
Paul Emile Gautier disait : « Les Berbères sont les derniers barbares blancs. » Et moi je lui étale une civilisation millénaire, bien vivante, qu’il ignore, ou feint d’ignorer pour ne valoriser que la civilisation française.

Vous même vous êtes pétri de la culture française et donc de cette civilisation que vous vivez naturellement à travers la pensée, l’écrit… Quel est l’impact de la francophonie sur l’écrivain berbère que vous êtes ?

Certes, la culture française est l’une des plus vastes et des plus riches au mondes. Mais ce n’est pas la mienne. Evidemment, l’avoir acquise n’a rien de déshonorant. Au contraire ! Puisque, au-delà de l’instruction que j’ai pu avoir par son truchement, elle m’a permis d’ouvrir les yeux sur mon Histoire, ma culture et ma langue propres. Contrairement à ce que préconisait le colonialisme français qui ne nous imprégnait que de sa langue et de sa culture, nous ne sommes pas déracinés. Personnellement, ma berbérité ne s’est jamais endormie en moi. La preuve, à mon âge, je travaille encore régulièrement à la traduction berbère des Poèmes et chants de Kabylie, qui seront réédités par Bouchène, ici, à Paris. Tous les matins, je suis à ma table de travail de neuf heures jusqu’à midi et demie.

Concernant vos deux autres romans : La montagne aux chacals et la robe kabyle de Baya, ne sont-ils pas quelque peu autobiographiques ?

Ah, j’attendais cette question ! En effet, beaucoup, de ceux qui les ont lus, pensent comme vous. Mais je peux vous assurer, que si ces deux ouvrages sont inspirés des réalités vécues, ils n’ont aucun lien avec ma vie personnelle.
Il y a quelques mois, j’ai reçu une lettre d’un ancien pied noir de Marseille, qui était instituteur en Algérie. Ayant fait la deuxième Guerre mondiale, en tant qu’officier, il a cru reconnaître son itinéraire militaire dans mon livre, et en moi ( il m’a assimilé au narrateur du récit), un des ses compagnon de combat. Ce qui est, évidemment, tout à fait faux. Car si j’étais moi-même aussi mobilisé, je n’ai pas du tout fait l’itinéraire dont il me parlait. C’est dire combien je suis étranger aux trames de mes romans.

Vous qui êtes de la même génération que Féraoun, Mammeri, Dib, les Amrouche, quelles étaient vos relations avec eux, ou certains d’entre eux ?

J’ai toujours eu d’excellents rapports avec eux. Concernant Féraoun, quand j’ai découvert son livre, Le fils du pauvre, à la bibliothèque du Gouverneur général d’Alger, je me suis dit : voilà encore un misérabiliste qui va pleurnicher sur son sort à longueur de pages. Mais le livre en question a eu le Prix de la ville d’Alger. Et sa lecture, loin de me livrer un lamento, elle m’a révélé une œuvre autobiographique, sincère, d’un écrivain talentueux, plein d’humilité et de courage.
Un jour que radio-Alger  m’a envoyé à Tizi-Ouzou pour un reportage sur l’artisanat, je n’ai pas hésité à aller le voir à Taourirt Moussa Ouamer, où il était instituteur. On ne se connaissait pas, bien sûr. Il m’a accueilli avec sa générosité légendaire, autour d’un couscous.
Pour ce premier contact, on ne s’est pas dit grand chose. Mais l’ayant revu à Alger, au cours d’une réunion d’instituteurs, j’ai pu l’interviewer en lui consacrant toute une émission à la radio.

Quel regard portez-vous sur la lutte pour la reconnaissance officielle de la langue et culture berbères en Algérie ?

Un canadien disait : « La langue est l’A.D.N. des peuples. » Et moi je dirai : cette lutte est noble et légitime. Je ne vois pas pourquoi on sacrifierait une langue, la langue berbère, qui est l’une des plus ancienne au monde, qui a résisté à toutes les invasions qu’a connu l’Afrique du nord et qui continue à résister, avec la même vigueur, à toute les attaques dont elle est l’objet, en Algérie. Je ne comprends vraiment pas cet acharnement des cercles décideurs à vouloir renier, voire, faire disparaître un patrimoine bien vivant et plus que jamais enraciné. C’est une aberration sans nom. D’autant qu’il ne s’agit aucunement d’opposer cette culture et cette langue à quoi que ce soit. Il s’agit simplement de leur assurer, constitutionnellement, un avenir en tant que culture et langue nationales aux côtés des autres éléments constitutifs de la personnalité algérienne.

Concernant la réhabilitation et la promotion de la langue et culture berbères, comment appréciez-vous le travail des intellectuels berbérisants ?

Je ne peux qu’y souscrire. Ils font un travail d’une importance capitale, dans la mesure où ils doivent élaborer des manuels scolaires, des méthodes et des outils didactiques, concevoir  une littérature performante, une documentation  multidisciplinaire… enfin, mettre en lumière toute une culture et un savoir qui demandent de vastes et longues recherches. Il est clair que dans ce sens des pas appréciables sont faits, et je ne peux que féliciter l’ensemble des auteurs. Pour ma part, j’essaie d’y contribuer, autant que faire se peut,  par des traductions en berbère d’un pan de notre patrimoine que j’ai fixé déjà en français;

Lisez-vous des auteurs algériens actuels ?

Il est évident que quand je n’écris pas, je lis. Mais c’est surtout des ouvrages d’Histoire ou des documents ayant trait au domaine berbère. Cependant, je lis très peu : étant donné mon âge, je consacre quasiment tout mon temps à la mise au point de mes écrits, car j’estime que j’ai beaucoup à laisser.

On vous laisse conclure…

La langue berbère constitue le réceptacle de toute une culture, de toute une tradition, de toute une façon de vivre et de penser. J’y suis très attaché, sans pour autant être contre que l’on s’instruise dans d’autres langues : plus on connaît de langues, plus on s’ouvre sur d’autres cultures, ce qui nous enrichit. Mais de-là à vouloir nier ou détruire la langue berbère, je suis radicalement opposé.
A ce propos, je rejoins Mohammed Dib qui me confia un jour : « Si l’Algérie veut se réconcilier avec elle-même, il faut qu’elle reconnaisse son identité berbère. »             

Ahcène Bélarbi et Ali Guenoun

*Entretien réalisé à Paris, au mois d’avril 2001 publié dans le journal IZURAN - RACINES