Kenza Sefrioui, La revue Souffles 1966-1973. Espoirs de révolution culturelle au Maroc

31/03/2017 21:22

 

 

Kenza Sefrioui, La revue Souffles 1966-1973.

Espoirs de révolution culturelle au Maroc

Souffles, de la poésie à la politique

par Kenza Sefrioui1

La revue marocaine Souffles (1966-1973) a formulé, par le biais de sa réflexion culturelle avant-gardiste et par son engagement politique, un projet pour un autre Maroc. Créée à Rabat en 1966 par un petit groupe de poètes d’expression française, elle a porté pendant ses sept années d’existence un véritable mouvement intellectuel. Et les questionnements qu’elle a soulevés sont encore d’une grande actualité.

Un mouvement culturel engagé

C’était au départ un projet purement poétique. Abdellatif Laâbi, Mostafa Nissabouri et Mohammed Khaïr-Eddine – tous trois âgés de moins de trente ans et insatisfaits des circuits culturels – avaient décidé de créer leur propre tribune. Le premier numéro est un simple recueil de poèmes, accompagné des œuvres des artistes qui enseignaient à l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca (Farid Belkahia, Mohammed Chabâa et Mohammed Melehi, qui avait réalisé la maquette de la revue). Un tonitruant prologue signé Laâbi donne les grandes lignes : Souffles se veut une tribune ouverte à toutes les recherches novatrices.

De trimestre en trimestre, avec autant de régularité que les faibles moyens de cette publication totalement militante le permettent, Souffles s’affirme comme une revue culturelle. Il y est question de littérature, mais aussi de cinéma, de théâtre, d’arts plastiques. C’est à la fois une revue de création et d’analyse. Son ton est d’emblée contestataire. On y remet en cause l’absence de politique culturelle, le néocolonialisme ambiant, les archaïsmes de la société. La revue prend des positions fortes : elle refuse la racialisation de la culture qu’elle aperçoit dans le mouvement de la négritude, elle réhabilite Driss Chraïbi, honni depuis la parution, en 1954, du Passé simple, elle proteste contre ceux qui accusent les écrivains d’expression française de trahir la cause du pays…

Souffles ne tarde pas à attirer de nombreux talents, du Maroc, du Maghreb et même de l’ensemble du Tiers Monde. Si ses auteurs avaient sollicité, à leurs tout débuts, des personnalités un peu plus âgées, comme Abdelkebir Khatibi, un des pionniers de la sociologie au Maroc, comme pour légitimer sa démarche, son équipe s’élargit et se rajeunit. Elle publie les premiers textes de jeunes écrivains, dont beaucoup deviendront par la suite les grands noms du monde littéraire et intellectuel. Tahar Ben Jelloun et Mohamed Loakira, pour ne citer qu’eux, ont été lancés par la revue. Souffles plaide pour une poésie libre et faisant éclater les carcans de l’écriture traditionnelle, elle présente des voix qui ont été jugées tonitruantes – la critique parle alors de « dynamite ». C’est la première revue au Maroc à avoir ouvert le dialogue entre écrivains francophones et arabophones : trois numéros bilingues ont été réalisés entre 1968 et 1969, pour faire découvrir les nouvelles plumes, comme Mohammed Berrada, Driss El Khoury, Mohammed Zafzaf… Et, pour pallier l’impossibilité de publier les longs poèmes « chacalistes », ainsi que le groupe de Souffles qualifiait sa démarche, une maison d’édition est créée : les éditions Atlantes, où paraissent les premiers livres de ces auteurs. La pratique sera reprise par la plupart des revues culturelles par la suite, et constituera le modèle dominant de l’édition au Maroc jusqu’à l’apparition, dans les années 1980, des premières maisons d’édition sous forme de sociétés privées.

Cette époque est celle d’une grande proximité entre les créateurs de toutes disciplines : la revue rend compte des expositions des peintres, notamment la grande exposition organisée en 1969 sur la place Jamaâ El Fna à Marrakech ; elle accompagne le travail des cinéastes, elle commente le travail d’hommes de théâtre… Tous partagent à l’époque une vision militante de la culture. Artistes issus de classes moyennes, pour la plupart, et qui font partie de l’infime minorité à avoir fait des études supérieures, ils ont conscience de constituer une élite, que leur choix de langue d’écriture ou leur recherche avant-gardiste rend difficilement accessible. Aussi leur préoccupation majeure est-elle de chercher à expliquer leurs travaux : la problématique de l’art dans la rue est abondamment discutée, les poètes s’inspirent de la vitalité de la culture orale et promeuvent une poésie à dire plutôt qu’à lire, les artistes plasticiens s’inspirent des traditions populaires qu’ils jugent d’une grande modernité. Abdelkader Lagtaâ, lui, se détourne de son choix initial de devenir écrivain pour faire du cinéma, plus à même de toucher un public en grande majorité analphabète. On refuse les circuits élitistes des galeries ou des ciné-clubs, considérés comme les relais du néocolonialisme. Une des préoccupations majeures de ce groupe, fidèle lecteur de Frantz Fanon et d’Aimé Césaire, est le rôle de l’intellectuel dans un pays du Tiers-Monde. Ils ne conçoivent de culture qu’engagée – Mohammed Chabâa parle d’« œuvres positions » –, que comme matrice des transformations de la société auxquelles ils aspirent.

Tous sont très attentifs en effet aux problématiques de leur époque, que ce soit à la répression de la gauche et des mouvements sociaux (notamment des émeutes de mars 1965 à Casablanca) au Maroc, au mouvement de décolonisation qui se poursuit, à la question israélo-palestinienne, à mai 1968 et aux rivalités internes au bloc soviétique. Certains d’entre eux militent dans les partis de gauche (l’UNFP et le PLS). L’importance de ces débats amène certains auteurs à souhaiter agir de plus en plus dans le champ politique. Des militants font scission du PLS et de l’UNFP pour créer les groupes A et B qui deviendront, faute d’avoir réussi à s’unir, Ilal Amam et 23 Mars, les deux branches du mouvement marxiste-léniniste marocain.

Souffles connaît alors un tournant dans son histoire, entre 1969 (numéro 15, spécial Révolution palestinienne) et 1970 : certains de ses membres, dont Abdellatif Laâbi et Abraham Serfaty, qui a rejoint l’équipe, souhaitent politiser la revue, qui devient ainsi le lieu d’élaboration d’une réflexion commune aux groupes A et B. Certains membres de la première équipe, qui n’approuvent pas cette évolution qui relègue la culture au second rang, se mettent en retrait puis créent de leur côté la revue Intégral pour poursuivre le projet initial. Quant à Souffles, elle est désormais animée par des militants, dont beaucoup écrivent sous pseudonymes. Dans le but de toucher les arabophones, Anfâs est créée en mai 1971. La revue change de maquette, et son tirage passe de mille à cinq mille exemplaires, lus notamment à l’université, où les étudiants sont en grande majorité acquis à la cause marxiste-léniniste.

Cette politisation précipite la répression : dès janvier 1972, les principaux animateurs de la revue sont arrêtés, torturés, et condamnés à de longues peines de prison lors des procès politiques de 1973 et de 1977. Souffles cesse de paraître au Maroc.

Des militants en exil relancent la publication à Paris avec de nouvelles séries en arabe et en français, qui circulent sous le manteau au Maroc. L’objectif est alors de dénoncer les violations des droits humains et de faire connaître la cause des prisonniers politiques. Le ton se fait très virulent. Mais, dès la fin de l’année 1973, Ilal Amam et 23 Mars n’arrivent pas à s’entendre, notamment sur la question du Sahara occidental, et chaque mouvement décide d’abandonner cette tribune unitaire pour lancer sa propre revue.

Suite à la répression qui visait toute velléité de contestation, une chape de silence s’est abattue sur la revue, jugée subversive. Certains se sont débarrassés des numéros qu’ils possédaient, par peur : au procès de 1973, des accusés, notamment des lycéens, se sont vus présenter comme pièce à conviction un jeu de la revue en français et en arabe. Pendant longtemps, Souffles n’a été étudiée qu’à l’étranger, et uniquement sous l’angle de son apport à la modernité littéraire et culturelle, à l’exclusion de son évolution politique. Pourtant, son souvenir demeurait vif dans la mémoire collective des militants du mouvement marxiste-léniniste. Mais en dehors de ces milieux académiques ou militants, la jeunesse marocaine ignore cette histoire. D’autant que les numéros qui se trouvaient à la Bibliothèque générale de Rabat n’ont pas été correctement conservés, voire ont été pillés. De 1997 à 2007, Thomas C. Spear, de la City University de New York et Anne George, de l’Université de Seattle, ont numérisé la revue (hormis les nouvelles séries publiées en France et les numéros d’Anfâs), ce qui a ouvert la voie à sa redécouverte. D’autre part, la presse, qui a connu à la fin des années 1990, un certain renouveau, y a consacré des articles, y cherchant de façon plus ou moins explicite une filiation symbolique. En 2010, Abdellatif Laâbi a autorisé la Bibliothèque nationale du royaume du Maroc à la publier en ligne. L’intégralité des numéros de Souffles et Anfâs est désormais accessible sur https://bnm.bnrm.ma:86/listerevues.aspx.

Une réflexion d’actualité

Tribune de l’avant-garde culturelle puis d’un mouvement qui se vivait comme une avant-garde révolutionnaire, Souffles a véritablement reflété l’imaginaire collectif de son époque, dans son articulation avec les grands enjeux politiques. Mais, au-delà, elle a formulé un projet d’opposition à la dictature de Hassan II. En particulier par sa réflexion sur la culture nationale. En créant l’Association de recherche culturelle (ARC), en 1968, Souffles entend « contribuer, par un travail de création et de mobilisation culturelle, au combat de libération que mènent toutes les forces progressistes du pays ».2 Elle ne limite la culture ni aux questions esthétiques, ni à un divertissement événementiel, mais y voit le creuset d’élaboration d’un projet qui engage l’ensemble de la société, d’un projet profondément politique qui embrasse les enjeux culturels, sociaux, économiques et politiques. Il s’agit de définir un projet à long terme pour le Maroc. Cette problématique, absolument centrale dans la revue, avait deux objectifs : parachever la décolonisation du Maroc par la décolonisation de la culture, en la débarrassant des visions déformantes du colonialisme et du néocolonialisme ; et surtout, s’opposer à la retraditionnalisation de la société marocaine par la monarchie qui, pour asseoir son projet autoritaire, ne retenait de la tradition que les aspects archaïques et rétrogrades et limitait l’identité marocaine à l’arabité et à l’islam. Souffles s’est au contraire intéressée à ce que la tradition populaire a de moderne et d’universel, refusant sa folklorisation à des fins principalement touristiques. Elle a refusé l’occultation des héritages amazighe et juif. Elle a continué à porter l’espoir d’un Maghreb uni que les choix politiques des Etats rendaient utopiques. En ce sens, son projet résolument moderniste et libérateur proposait une restructuration de la culture et des valeurs, une véritable révolution culturelle au Maroc. La répression qui a frappé la revue et ses auteurs, et les mesures politiques qui ont suivi (sabordage de l’enseignement, notamment des sciences humaines, marginalisation de la culture et des intellectuels, etc.) montre que le pouvoir ne s’est pas trompé sur la charge subversive de Souffles.

Du reste, ces questions sont aujourd’hui remises sur le devant de la scène. L’immense action de la société civile, notamment du mouvement des droits humains y est pour beaucoup. La mort de Hassan II en 1999 et le limogeage de Driss Basri, le ministre de l’Intérieur qui incarnait le système répressif ont favorisé un relatif assouplissement du climat politique. La création de l’Instance Equité et Réconciliation, qui avait pour mission de faire la lumière sur les crimes d’Etat des années de plomb, mais aussi la publication de nombreux témoignages d’anciens prisonniers politiques, ont permis de revenir sur cette période.

C’est dans ce contexte, dès 2002, que j’ai effectué mes recherches sur la revue Souffles, d’abord dans le cadre d’un DEA puis d’une thèse de doctorat en littérature comparée que j’ai soutenue en juin 2010 à l’Université Paris IV-Sorbonne. En parallèle, j’étais journaliste en charge de la critique littéraire au Journal hebdomadaire, magazine francophone indépendant créé en 1997. Mes travaux ont donc été très marqués par les débats de cette période, et m’ont fait prendre conscience de l’importance politique de Souffles.

C’est pourquoi j’ai choisi de ne pas me limiter à la partie la plus culturelle de la revue, mais d’inclure dans mon corpus les numéros d’Anfâs et les nouvelles séries, où les préoccupations culturelles sont moins présentes. Il m’apparaissait en effet que ces derniers numéros, même bien éloignés du projet initial, en poursuivaient la charge contestataire et lui donnaient des prolongements dans le champ politique. Il ne m’a pas été possible de consulter les archives de la revue, notamment les listes d’abonnés, les courriers de lecteurs non publiés ou les textes rejetés qui auraient apporté des précisions : tout cela avait disparu après l’arrestation de Abdellatif Laâbi et les déménagements de sa famille. En revanche, j’ai pu rencontrer près de 35 anciens auteurs et collaborateurs de Souffles, qui m’ont livré des témoignages précieux sur le fonctionnement de l’équipe qui animait la revue, sur leurs préoccupations de l’époque, mais aussi sur le bilan qu’ils font de cette expérience, et sur l’apport de Souffles à la vie intellectuelle du Maroc. Cette mosaïque de mémoires individuelles m’a ouvert de nombreuses pistes d’analyse et d’interprétation, et constitue une matière qui pourra être d’une grande utilité aux historiens.

Enfin j’ai souhaité réécrire ce travail académique pour raconter cette histoire peu commune. Il fallait que ce récit existe, vu l’occultation de cette mémoire, pendant de nombreuses années, pour d’évidentes raisons politiques. Il est essentiel aujourd’hui de rappeler que des intellectuels et des artistes se sont opposés à la dictature et que, malgré la violence de la répression, leurs idées progressistes n’ont pas été écrasées. Que leurs questionnements sur la reconnaissance des minorités, ont trouvé un écho dans les revendications de la société civile, notamment dans le mouvement qui a œuvré à la reconnaissance de la culture amazighe. Que la reconnaissance de la pluralité culturelle du Maroc ne date pas d’hier. Et que les anciennes et nouvelles générations, que ce soit dans le domaine artistique, intellectuel ou militant, ont tout à gagner à se rapprocher pour partager leurs expériences respectives. J’ai réécrit ce travail pour contribuer à rouvrir le débat.

1Auteure de La revue Souffles 1966-1973. Espoirs de révolution culturelle au Maroc, préface de Abdellatif Laâbi, Casablanca, éditions du Sirocco, 2013.

2Souffles, n°12, 4e trimestre 1968, « Programme de recherche et d’action », Association de recherche culturelle