La révolution algérienne
LA RÉVOLUTION ALGÉRIENNE
Le 1er novembre 1954 ceux qui ont déclenché l'action qui devait aboutir à l'indépendance de l'Algérie se sont présentés comme les membres d'un mouvement national, mais révolutionnaire aussi. Le parti dont ils s'étaient longtemps réclamés, qu'il s'appelle Etoile nord-africaine, Parti du peuple algérien ou Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, était né en France dans l'orbite du Parti communiste français et ne s'était recruté , pendant de longues années, que parmi les travailleurs algériens émigrés ; puis, lorsqu'à partir de 1937, il s'était installé en Algérie, il avait commencé par trouver audience dans les milieux prolétariens des grandes villes et dans quelques rares régions rurales misérables. D'un parti communiste dans toute sa virulence, d'une clientèle qui menait une vie difficile, le Parti du peuple algérien avait reçu en héritage une tradition révolutionnaire très dure ; même quand il avait commencé à attirer à lui des étudiants et des intellectuels, il avait conservé en son sein un groupement révolutionnaire qui avait pris la forme d'une Organisation secrète, créée en 1947 et à demi- démantelée par la police en 1950 ; cette O. S. constituait une sorte de noyau fidèle aux traditions de l'Etoile nord-africaine, à l'intérieur du M. T. L.D.
Dès que l'on eut quelque connaissance de ce qu'était la rébellion algérienne, on s'aperçut qu'en môme temps que nationale, elle était révolutionnaire par les hommes qui la servaient, les méthodes qu'ils employaient, les buts qu'ils visaient et les liaisons qu'ils entretenaient en dehors de l'Algérie.
Les hommes qui ont lancé et mené la rébellion en 1954 et 1955 appartenaient presque tous à ce que l'on pourrait appeler une petite bourgeoisie ou bien à une paysannerie pauvre en général, ou encore au prolétariat urbain. A l'exception du pharmacien Ben Khedda, du docteur Lamine Debba- ghine et de l'ancien officier de l'armée française Mahmoud Cherif, on ne trouvait presque personne dans le F. L.N. que l'on pût classer dans la bourgeoisie. H en sera ainsi jusqu'en 1956 et le F. L.N. repoussera systématiquement jusque là les services des bourgeois qui tenteront de prendre contact avec lui, comme certains intellectuels opposés à Messali Hadj dans le M. T. L.D. ou plusieurs membres de l'Association des 'ulama réformistes algériens : quiconque pourra être qualifié de bourgeois sera a priori suspect aux yeux du F.L.N. C'est seulement en 1956 que le mouvement acceptera dans son sein pour des raisons d'opportunité des bourgeois ralliés comme Ferhat Abbas et qu'il fera place l'année suivante à plusieurs d'entre eux dans le comité de coordination et d'exécution formé au Caire à la fin d'août 1957 .
Les méthodes employées peuvent à bon droit être considérées comme révolutionnaires, puisqu'elles comportent notamment le terrorisme et la guerilla. Le terrorisme a d'abord visé surtout les Musulmans, afin de les dissuader de coopérer avec les autorités françaises ou de les enrôler sous la menace, afin aussi de faire respecter par la crainte les consignes données à la population, telle l'abstention du tabac ou des boissons alcooliques. Bientôt aussi les terroristes se sont attaqués aux biens, parfois à la vie des Français isolés dans la campagne ou trop peu nombreux dans les villages de colonisation. Le but à atteindre consistait à les amener à se réfugier en ville, voire à quitter l'Algérie, ou bien à verser au F.L.N. des sommes parfois importantes. A cet effet des menaces ou des avertissements étaient remis aux Intéressés ; s'ils n'en tenaient pas compte, on décimait leurs troupeaux, on sciait leurs arbres fruitiers ou l'on attentait aux vies humaines. On en vint même de bonne heure à détruire des écoles.
Il aurait été surprenant que les buts visés fussent parfaitement précisés : pendant longtemps la lutte au jour le jour contre les Français, les problèmes d'organisation et d'efficacité l'emportèrent de loin sur les questions de doctrine. C'est tout juste si l'on trouve quelques indications sur ce point dans la Plateforme du contres de la Sowmam d'août 1956. La doctrine alors exprimée est avant tout négative : "La doctrine est claire. Le but à atteindre, c'est l'indépendance nationale. Le moyen, c'est la révolution par la destruction du régime colonialiste1" Plus loin, on précise que la lutte engagée est une "lutte pour la renaissance d'un Etat algérien sous la forme d'une République démocratique et sociale. . . garantissant une véritable égalité entre tous les citoyens d'une même patrie, sans discrimination. " La tactique du F.L.N. consistera, dit-on encore, à "s'appuyer d'une façon plus particulière sur les couches sociales les plus nombreuses, les plus pauvres , les plus révolutionnaires, fellahs, ouvriers agricoles., ."et l'idée d'une réforme agraire est indiquée. On trouve enfin cette indication intéressante ; "La ligne de démarcation de la Révolution ne passe pas entre les communautés religieuses qui peuplent l'Algérie, mais entre d'une part, les partisans de la liberté, de la justice, de la dignité humaine, et, d'autre part, les colonialistes et leurs soutiens, quelle que soit leur religion ou leur condition sociale. " Si ces quelques phrases ne permettent guère de préciser ce que les combattants algériens voulaient être, elles indiquent assez bien ce qu'ils ne voulaient pas être : ils n'entendaient pas revenir purement et simplement à un Etat musulman traditionnel, mais bien constituer une société nouvelle et se préoccuper des aspirations des masses populaires.
Apart cela, le journal El-Moudjahld, seul organe du F.L.N. à l'époque, n'est guère rempli que de polémiques, de récits d'exploits des combattants algériens, de l'exaltation des héros morts pour l'indépendance, etc. , sans que la doctrine révolutionnaire y soit exposée, ni môme esquissée. Relevons toutefois sinon une pensée révolutionnaire, du moins une incontestable aspiration révolutionnaire.
Enfin le F.L.N. a trouvé tout de suite des appuis auprès de pays généralement considérés comme révolutionnaires, l'Egypte d'abord qui l'a soutenu avant môme que le mouvement insurrectionnel eût éclaté ; puis, quelques mois à peine après, les Algériens étaient invités comme observateurs à la conférence de Bandung (avril 1955) et y sentaient tout le monde afro- asiatique, y compris l'U.R.S.S. et la Chine populaire, décidé à les aider dans toute la mesure du possible. Plus tard, quand le mouvement castriste parvint au pouvoir à Cuba (début de 1959), il compte parmi les plus chaleureux amis des Algériens.
Tant que durait la lutte pour l'indépendance, le caractère révolutionnaire du mouvement ne pouvait guère subir de modification, car l'action militaire et diplomatique primait tout. A partir de l'indépendance (3 juillet 1962), la révolution algérienne put en principe se donner libre cours.
Des tensions internes s'étaient déjà manifestées parmi les dirigeants algériens, bien avant l'indépendance ; elles avaient été plus ou moins cam- mouflées grâce au secret dont ils s'entouraient. Elles éclatèrent en pleine lumière au lendemain môme du 3 juillet, lorsque le Gouvernement provisoire de la République algérienne voulut s'installer à Alger et vit bientôt se dresser en face de lui, à Tlemcen, Ahmed Ben Bella et ses amis politiques . Bien plus, la cassure s'étendit à l'armée, puisque différentes formations militaires s'opposèrent les unes aux autres pendant les mois de juillet et d'août. Les ouvriers entrèrent aussi en jeu, par l'intermédiaire de l'Union générale des travailleurs algériens (U. G.T.A.), prétendant se placer en pointe dans l'Algérie nouvelle, et ainsi de suite. Depuis lors, ces tensions n'ont jamais complètement disparu, qu'il s'agisse de tensions entre groupes, comme "l'insurrection kabyle" de septembre et octobre 1963 ou les mises au pas de l'U. G. T. A. en 1963 et 1965, ou bien de tensions individuelles, comme entre Ben Bella et Khider en 1963 ou entre Ben Bella et le colonel Boumedienne , celle qui aboutit à l'éviction de Ben Bella le 19 juin 1965. Ces tensions peuvent être considérées comme la caractéristique fondamentale d'une situation révolutionnaire. Après des années de lutte et de qui-vive, il est normal que les individus et les groupes s'entrechoquent avant de parvenir à un équilibre durable. On l'a constaté dans la Révolution française, dans la Révolution russe et, plus près de nous, dans la Révolution cubaine.
Toutefois, il est apparu nettement au cours de ces heurts que l'infrastructure révolutionnaire était quasi-inexistante en Algérie ; autant l'organisation du F.L.N. s'était montrée efficace pendant la guerre contre les Français, autant elle se révéla inopérante dans les années qui suivirent l'indépendance. Elle l'était à tel point en juillet et août 1962 que, si l'on parla à plusieurs reprises d'un arbitrage du Conseil national de la Révolution algérienne, organe suprême du F. L.N. , ou de la réunion d'un congrès du parti, personne ne fit rien de sérieux dans ce sens, parce que tous les acteurs du drame savaient bien qu'ils agitaient là des épouvantails. En somme, le F. L. N. a été un instrument efficace dans la lutte contre le colonialisme, mais il n'a pas jusqu'à présent servi à grand chose dans l'édification du nouvel Etat et de la nouvelle société de l'Algérie.
A plusieurs reprises, on a manifesté la velléité de lui insuffler une vie nouvelle, notamment lors du Congrès du F. L.N. réuni à Alger en avril 1964 par Ben Bella. Aussitôt après le coup d'Etat du 19 juin 1965, le colonel Boumedienne et ses amis ont proclamé leur intention de faire vraiment du F. L.N. un organisme politique déterminant et un coordinateur du Parti a été désigné, sans résultat tangible.
Etant donné cette carence, l'Algérie a été et est encore dirigée par des groupes de pression plus ou moins nombreux mais qui, en aucun cas , ne peuvent être considérés comme représentant formellement le peuple algérien : le premier groupe fut constitué par Ben Bella et ses amis, formation hétéroclite où voisinaient un réformiste musulman comme Tawfiq al- Madani, un ancien communiste comme Amar Ouzegane, un progressiste à tendances marxistes comme Mohammed Harbi ; dans l'ensemble toutefois , la tendance progressiste l'emportait. Depuis le 19 juin 1965, l'armée est au pouvoir ; mais c'est encore un bien grand mot : l'armée, c'est en réalité un petit groupe d'officiers souvent jeunes qui, jusqu'à présent ont été suivis par leurs camarades et par leurs hommes, sans que l'on puisse savoir ce qu'en pensent ces hommes. Les syndicalistes de l'U. G. T. A. ont plusieurs fois essayé de participer à la direction de l'Algérie nouvelle, mais ont été deux fois durement contrés.
Malgré l'incapacité où ils se sont trouvés jusqu'ici de créer ou d'animer un grand parti révolutionnaire, les Algériens ont mis sur pied en 1963 des institutions maintenant en sommeil, qui pouvaient être considérées comme révolutionnaires.
La manière môme dont la constitution a été préparée est fort éloignée des procédés classiques en la matière. En effet l'Assemblée constituante, dont le nom indique bien la nature essentielle, n'a joué qu'un rôle secondaire dans l'élaboration du texte constitutionnel : elle l'a discuté et voté à peu près tel quel, mais ne l'a pas préparé. Le président Ben Bella a chargé une commission non parlementaire de rédiger un projet et avant d'être présenté à l'Assemblée, ce projet a été soumis à l'examen des cadres du F. L.N. Ainsi l'Assemblée s'est-elle trouvée devancée par un organisme irresponsable et non prévu dans le référendum du 20 septembre 1962, par lequel le peuple algérien avait décidé que l'assemblée élue le même jour serait constituante. De plus le texte voté devait être et a été présenté à l'approbation du peuple lors du référendum du 8 septembre 1963. C'est dire que l'Assemblée a joué un rôle secondaire en l'occurrence.
A côté de dispositions démocratiques normales, au moins du point de vue des démocraties occidentales, la constitution algérienne en contient d'au-très qui peuvent être considérées comme révolutionnaires et socialistes. Le préambule souligne d'ailleurs cet aspect de la constitution : "... le peuple algérien continue sa marche dans la voie d'une révolution démocratique et populaire" et l'article 3 énonce ainsi la devise de la nouvelle République : "Révolution par le peuple et pour le peuple". Les trois organes fondamentaux institués par la constitution sont l'Assemblée, le Président et le Parti. L'essentiel des pouvoirs appartient au Parti unique "composé, animé et dirigé par les éléments révolutionnaires les plus conscients et les plus actifs". "Seul le parti, organe moteur puissant, qui tire sa force du peuple peut parvenir à briser les structures économiques du passé et y substituer un pouvoir économique exercé démocratiquement par les fellahs et les masses laborieuses". C'est lui qui "définit la politique de la nation et inspire l'action de l'Etat" (art. 23). C'est lui aussi qui établit la liste des candidats à l'Assemblée nationale (art. 27) et désigne le candidat à la présidence de la République (art. 39). L'essentiel de la souveraineté algérienne est donc confié au Parti, mais, comme, au moment où a été promulguée la constitution, ce parti n'existait pratiquement pas, le pouvoir appartenait en fait à la petite coterie qui entourait et soutenait Ben Bella, situation assez fréquente dans un contexte révolutionnaire, que l'on songe à Robespierre, à Staline ou à bien d'autres. Peut-on dire que la situation ait beaucoup changé depuis les débuts du régime Boumedienne ?
Révolutionnaire dans ses principes et ses instruments de souveraineté , la République algérienne l'a été au moins autant dans ses premiers actes . Certes, elle trouvait un frein dans les accords d'Evian qui avaient été implicitement approuvés par le référendum du 1er juillet 1962. Mais d'une part les Algériens n'ont pas toujours appliqué scrupuleusement les accords d'Evian et, de plus, cette convention ne couvrait pas toutes les situations possibles.
On a donc assisté, au lendemain de l'indépendance à une double vague de violence : violences contre les Européens qui s'explique en partie, mais en partie seulement, par les agissements de l'O.A.S. avant l'indépendance, violences envers des Algériens accusés ou simplement soupçonnés d'avoir collaboré avec les Français contre le F. L. N. Il s'agit là de mouvements hélas ! normaux en situation révolutionnaire et où sont mêlés, dans des proportions variables selon les individus, le désir de rendre justice, une justice simpliste, et d'exercer des vengeances personnelles, le besoin de faire rendre gorge à des profiteurs et l'appât du gain, tout cela baignant dans une grande anarchie. Il s'agit peut-être là de la révolution à l'état pur : des groupes ou des individus qui jusque là s'estimaient brimés et sont brusquement en position de renverser la situation.
Le gouvernement algérien, dès qu'il a été en place s'est efforcé de canaliser cette violence, puis de la faire cesser. A cette fin, il a organisé une épuration officielle qui a, peu à peu, mis fin aux vengeances individuelles et a reconnu comme légitimes les appropriations accomplies pendant la période d'anarchie, grâce à la théorie des biens vacants. Par son moyen, l'Etat a admis la situation de fait d'Algériens qui s'étaient emparés de biens appartenant à des Européens, voire à d'autres Algériens, sans toutefois se prononcer sur l'appartenance légale de ces biens.
Comme les propriétés agricoles (quelquefois aussi les entreprises industrielles) qui appartenaient à des Européens présentaient souvent pour le pays une importance vitale, l'Etat a organisé leur marche en instituant ce qui a été tout de suite appelé 'le secteur autogéré". En principe en effet, les travailleurs algériens qui exerçaient leur activité dans des entreprises où ils étaient auparavant salariés, recevaient le droit de gérer ces entreprises sous le contrôle de l'Etat. En fait, ce contrôle est devenu de plus en plus étroit et l'on peut dire que le secteur autogéré est devenu un secteur étatisé ou peu s'en faut.
Plus tard l'Etat algérien a pris la décision de confisquer des terres ou des entreprises que les propriétaires européens continuaient à mettre en valeur. Cela s'est fait en deux temps : au mois de mars 1963, l'Etat a décidé de s'approprier un certain nombre d'entreprises assez importantes , puis il a décidé le 1er octobre de nationaliser toutes les terres de colons français et de plusieurs gros propriétaires algériens. Tous ces biens nationalisés ont été constitués en secteur socialisé administré par l'Etat. D'autres nationalisations ont été faites depuis selon les mêmes normes.
Par diverses mesures, et notamment des mesures judiciaires et fiscales, le gouvernement algérien a cherché à déposséder ce qu'il y avait en Algérie de bourgeoisie ; il a d'autre part fait appel aux particuliers en créant un fonds national de solidarité alimenté par des dons. Enfin on parle depuis l'indépendance d'une réforme agraire qui n'a pas encore vu le jour. Tout cela se situe dans la meilleure tradition révolutionnaire.
Les relations internationales esquissées pendant la guerre avec les pays du Tiers monde, ont été maintenues et renforcées depuis l'indépendance. Chine populaire, U. R. S. S. Yougoslavie, Cuba, la République arabe unie naturellement, la Guinée, le Ghana et la plupart des pays qui se considèrent comme déshérités, sont restés en relations suivies et souvent amicales avec l'Algérie qui, après comme avant l'éviction de Ben Bella, conserve un grand prestige révolutionnaire, où l'affectivité et les mesures spectaculaires tiennent peut-être la première place.
On est en droit de conclure de tout cela que l'Algérie depuis le 1er novembre 1954, a réellement mené une action révolutionnaire, au sens occidental du mot. H n'est pas niable que, même si les transformations souhaitées par les dirigeants et, d'une façon plus confuse, par la masse, ne sont pas encore toutes effectuées, loin de là, la société algérienne a dès maintenant subi des bouleversements essentiels et probablement irréversibles . Non seulement les structures héritées du régime français ont été détruites ou profondément modifiées, mais le legs d'un passé plus lointain a, lui aussi , sombré dans la tourmente, au moins partiellement.
L'un des traits frappants est la laïcisation de l'Etat algérien. Non pas que le nouveau régime attaque l'Islam, mais, qu'il s'agisse de constitution ou de congrès, la religion musulmane joue en Algérie un rôle très effacé, presque plus effacé que dans la République tunisienne de M. Bourguiba. Il s'agit peut-être d'un phénomène temporaire, mais, il est frappant. La révolution algérienne s'est servie de l'Islam et lui porte révérence, mais n'a guère été inspirée par lui : l'inspiration marxiste est au contraire très visible, au moins jusqu'à la disparition du président Ben Bella.
Il est peut-être trop tôt encore pour parler des transformations de la famille algérienne. Frantz Fanon se disait sûr que la femme algérienne avait été libérée par la révolution ; cela n'est pas évident, au moins pour le moment. Il est probable que, dans ce domaine, l'instruction aura des conséquences plus profondes et plus durables que la révolution même. On peut dire toutefois que la famille patriarcale d'antan qui subsistait vaille que vaille sous le régime français a été sérieusement ébranlée par les événements.
Ce qui est sûr, c'est que la bourgeoisie d'autrefois, la bourgeoisie d'affaires, celle des professions libérales et de la fonction publique, et la modeste bourgeoisie des employés, des petits commerçants et des petits fonctionnaires, a été durement rabotée par la révolution. Les dirigeants en place, de petite origine, comme il a été dit plus haut, ont manifesté une volonté tenace de nivellement social, n'admettant qu'une élévation d'ensemble de la société algérienne.
Quant aux anciens groupes ethniques, ils avaient été durement concassés par les Turcs d'abord, par les Français ensuite. Qu'en restera-t-il lorsque la situation se stabilisera.? line faut pas oublier, toutefois, que le groupe kabile a donné' des signes évidents de vitalité depuis l'indépendance. Il serait donc imprudent d'affirmer, trop catégoriquement que le problème des groupes ethniques ne se pose plus et que la nation algérienne une et indivisible est désormais en place pour toujours.
Il n'est pas non plus possible d'émettre un jugement définitif sur l'économie algérienne. Présentement, elle se décolonise au milieu de toute sorte de difficultés. Elle a pris une direction socialisante qui, pour l'instant, demeure ; l'agriculture doit notamment changer de visage avec la réforme agraire. Mais les transformations envisagées et déjà amorcées ne pourront être que lentes ; du fait des circonstances elles seront soumises à toutes sortes de vicissitudes, si bien qu'il est présomptueux de prédire à quoi tout cela aboutira, à quelque chose de très différent en tous cas du système français.
Il ne serait pas plus prudent de faire des prévisions en ce qui concerne la vie de l'esprit. Arabisation, retour à soi-même, reconquête de sa propre personnalité ; voilà des idées sans cesse agitées par les intellectuels algériens et par les jeunes. Mais les Algériens s'aperçoivent de plus en plus qu'il n'est pas facile de se dépouiller d'une personnalité culturelle étrangère , fût-elle factice et imposée du dehors, parce qu'elle a pénétré intimement les intelligences et que les circonstances favorisent sa persistance, qu'il s'agisse de la coopération, des échanges économiques ou de l'Afrique francophone. Les évolutions seront lentes et la révolution culturelle devra marcher à pas comptés sous peine de graves soubresauts.
Quant au régime politique, c'est probablement ce qu'il y a de plus instable dans l'Algérie d'aujourd'hui. Ben Bella et son équipe ont essayé d'imposer une formule qui reposait sur la base fallacieuse d'un parti à créer. Le colonel Boumedienne a suspendu l'Assemblée nationale et gouverne avec l'appui ou sous le contrôle d'un Conseil national de la Révolution algérienne qui n'existe que grâce à l'approbation de ce que l'on appelle l'armée, c'est-à-dire d'un groupe d'officiers dont on ignore l'importance exacte, mais qui, jusqu'à maintenant, tient les troupes en main et dispose d'un matériel largement suffisant pour faire régner l'ordre dans le pays. Comme le précédent régime, celui-ci bénéficie de la passivité de la population algérienne, de ce que la Révolution algérienne est le fait d'un petit nombre de meneurs qui ont réussi à remuer des foules pendant la lutte nationale, mais sont parvenus, depuis l'indépendance, à bercer ces foules d'espoirs, de slogans et de manifestations formelles, peut-être parce qu'elles ne demandent qu'à se laisser bercer.
Certes, on est bien loin de la révolution ethnique du temps des Almo- hades. La révolution algérienne de notre temps a pris le caractère brutal, social, politique, totalitaire que nous considérons comme l'essentiel du concept de révolution. Il est vraisemblable qu'elle aura marqué profondément l'Algérie, tant elle paraît radicale à ceux qui l'observent aujourd'hui. Il ne faut pas oublier pourtant que le territoire algérien a connu, dans le passé d'autres bouleversements de toutes sortes et que les sociétés qui y vivaient sont toujours jusqu'ici revenues, plus ou moins, à une sorte de statu quo ancestral, fait de minuscules tensions, de minuscules alliances, d'équilibres précaires. Est-il sûr que les bouleversements subis ces dernières années aient définitivement effacé tout delà et que la société algérienne n'ait vraiment plus d'autre issue que de se renouveler de fond en comble ?
1. C'est nous qui soulignons.
Roger LE TOURNEAU