Le Contraire de l’amour, d’après le Journal de Mouloud Feraoun

23/05/2015 02:40
Le Contraire de l’amour, d’après le Journal de Mouloud Feraoun
 
 
Le 1er novembre 1955, un an après le début de l’insurrection nationaliste en Algérie, sur les conseils d’Emmanuel Roblès, Mouloud Feraoun commence un Journal qu’il tiendra jusqu’à la veille même de sa mort, le 15 mars 1962 à Alger, sous les balles d’un commando des ultras de l’OAS. Tenu sur des cahiers d’écolier, interrompu en juillet 1959 et repris en janvier 1960 après la semaine des barricades des partisans de l’Algérie française, l’ensemble a été publié après l’assassinat de l’écrivain.
Avec cette chronique entamée dans un village de Kabylie et poursuivie à Alger où Mouloud Feraoun est muté en juillet 1957, ce dernier témoigne du quotidien de la guerre avec son cortège de violences, de souffrances et de peurs : "les exactions, la peur, de tous côtés, les petites lâchetés, note le metteur en scène Dominique Lurcel, -ce que Primo Levi appelait "la zone grise"- et les actes de courage, la torture aussi, les viols systématiques, dès 1956. La mort enfin, omniprésente, et que Mouloud Feraoun sent se rapprocher inexorablement de lui."
Dans l’engrenage d’une guerre qui radicalise les positions, Dominique Lurcel y voit un document irremplaçable à plus d’un titre dans ce qu’il décrit la tragédie de l’écrivain et de l’homme écartelé entre plusieurs traditions, de l’humaniste opposé à la violence et à la terreur pratiquée durant une guerre qui fut particulièrement ignoble. Pour le metteur en scène du Contraire de l’amour, le Journal de Mouloud Feraoun montre un écrivain "à la fois reconnaissant à la France de ce qu’elle lui a transmis comme valeurs humanistes, et en même temps conscient du mépris dont elle n’a cessé de traiter six millions de musulmans, et, partant, de la nécessité, devenue sans appel, de l’indépendance de son pays".
Le Contraire de l’amour a été créé le 16 mars 2011 au Théâtre de l’Intervalle à Lyon. Il est porté par un acteur et les ponctuations d’un violoncelliste, avec "la volonté de faire émerger la variété des émotions de Feraoun -colères impuissantes, ironie, découragement et espoir...-, et son rapport, complexe et multiple, à l’évènement auquel il réagit".
Avec une scénographie résolument minimaliste, le spectacle vise en outre à être joué en tous lieux.
Professeur de lettres, Dominique Lurcel n’a jamais cessé de pratiquer le théâtre. Après des études théâtrales et des rencontres, en particulier avec Armand Gatti, Jean-Louis Hourdin et Jean-Louis Barrault, il signe sa première mise en scène en 1989. En 1997, il fonde la Cie Passeurs de mémoires et poursuit un travail de mise en scène sur des textes de Dario Fo, Jean-Pierre Siméon, Nathalie Papin, Manlio Santanelli et Lessing.
Le comédien Samuel Churin a travaillé sous la direction de Pierre Guillois avant de rencontrer Olivier Py avec lequel il joue dans une dizaine de spectacles à partir de 1995. Au cinéma, ce dernier lui donne le rôle principal de son film Les Yeux fermés. Avec Dominique Lurcel, Samuel Churin poursuit une collaboration entamée avec Nathan le Sage (Lessing) et poursuivie avec Folies Coloniales, Algérie années 30 et Le Contraire de l’amour (Feraoun).
Troisième volet, qui vient à la suite de Folies Coloniales et Le Contraire de l’amour, Pays de malheur ! est une adaptation du livre éponyme de Younès Amrani et Stéphane Beaud (La Découverte 2004). Pays de malheur ! est la correspondance entre Younes Amrani, 28 ans, "emploi-jeune" dans une bibliothèque municipale de la banlieue lyonnaise et Stéphane Beaud, sociologue et enseignant à l’université de Nantes. Le spectacle est prévu pour 2013.

 

21 avril… 27 novembre 1960

 

Ce journal abandonné depuis janvier dernier après l’échec des ultras aurait pu être tenu plus régulièrement et renfermer des tas de choses intéressantes, me concernant, concernant mes patriotes, la guerre d’Algérie, la France, le monde. Je l’ai abandonné par lassitude, beaucoup. Et aussi parce qu’il me paraissait puéril de raconter pour mon compte, à ma façon, ce que la presse de tous les bords, de tous les pays et toutes les radios apportent et jettent en pâture quotidiennement. A quoi bon, n’ai-je cessé de me répéter et j’ai abandonné pour cela, un peu.
Ce 21 avril, qu’ai-je voulu écrire ? Je ne sais plus rien. Aujourd’hui, l’idée de m’y remettre est mise à exécution. Pourquoi ? Pas par désœuvrement, certes. Mais on ouvert le procès des barricades où on aura, peut-être à déballer du linge sale. Aussi pour dire qu’à présent, ce sont les Français que gagne la lassitude. Les Arabes, eux, reprennent espoir et comprennent que la délivrance est proche. Une délivrance qui viendra de cette lassitude et se confondra avec la victoire. Oui, je pense que ce sera la victoire. Incontestablement la victoire de la population qui a accepté la souffrance et surtout la victoire du fellagha qui n’a jamais cessé de se manifester peu ou prou, malgré les sacrifices les plus lourds et l’inimaginable disproportion entre la force et dont il peut faire preuve et celle dont dispose son adversaire. L’indépendance est désormais acquise. Grâce aux patriotes, grâce au patriotisme. Vie l’Algérie ! Que vienne à s’instaurer n’importe quel régime, il sera le bienvenu pourvu qu’il émane des Algériens eux-mêmes. C’est tout.
Ce qui auront à méditer sur les causes profondes du succès se douteront que ce qui aura fait la puissance des Algériens, c’est le fait d’avoir eu à subir les Français un siècle durant. Cela nous a donné l’habitude de supporter les pires humiliations et de ruser supérieurement avec eux. Lorsque, à partir de 1955, ils se sont mis systématiquement à nous piétiner, à nous avilir, à nous massacrer, il y a eu parmi nous une longue période de colère, d’affolement, d’indicible désespoir. Puis nous nous sommes installés dans notre malheur et chacun, pour son compte, a bien compris que nous nous trouvions replongés dans les premiers temps de la conquête, ces temps dont nous entretenaient les vieux et que nous croyons naïvement révolus. Alors nous avons accepté la vie qui nous était proposée. Mais ce n’était plus une vie de bouchée, sans issue et sans espoir. Les maquisards derrière les barbelés des monstrueux « villages de France », tendaient leurs pauvres embuscades et mourraient l’insulte à la bouche, nous exhortant à la patience et usant celle de l’adversaire. Éternelle histoire du roseau ! Il faudrait que nos enfants  sachent à quel point leurs ainés ont souffert, à quel prix ils héritent d’un nom, d’une dignité, du droit de s’appeler Algériens sans courber comme le frêle roseau de la fable.
On devrait pouvoir réunir une multitude d’histoires relatant les milliers de drames. Les milliers de morts, les clameurs de rage, les torrents de larmes et les mares de sang qui auront marqué comme des stigmates cette terre où avons eu le malheur de naître et qu’on veut nous enlever comme si nous étions des bâtards. Il serait bon qu’on sache tout cela plus tard et qu’on se dise : « Après tout, nos pères avaient tout de même beaucoup de mérite et nous en être fiers. »

12 août 1961

Chez les musulmans, patriotes timorés, intellectuels méconnus, aigris et impuissants, la course à l’emploi est ouverte. En douce, ils recherchent le piston, jouent les coquettes, se laissent jouer par plus fins qu’eux. Lorsqu’ils obtiennent l’emploi qu’ils guignaient, ils commencent par voir les choses sous un angle nouveau, se disent qu’après tout la collaboration, la communauté, la fraternisation, tout cela pourrait être la solution de l’avenir, à condition que les hommes de bonne volonté remplissent pleinement leur rôle. Ces hommes de bonne volonté, c’est eux. Le destin les a donc marqués depuis longtemps pour ce rôle essentiel. Ils découvrent alors leur importance, cessent de savoir gré de leur ascension à leur louche protecteur, s’estiment de nouveaux lésés, demandent plus, toujours plus, deviennent insatiables. Comme on ne peut plus les satisfaire, ils attendent « les libérateurs de la Patrie » qui, eux leur « rendront véritablement justice » en leur apportant sur un plat doré avec les salutations qu’ils ont mérités. De même que l’ambition, la candeur humaine n’a pas de borne.  
 
LA CIE PASSEURS DE MEMOIRES EST FIERE DE VOUS ANNONCER
la réédition du "Journal de Mouloud Feraoun", aux éditions Points Seuil, sortie le 25 aout 2011, et de vous informer que L'Unesco vient de décider, pour 2012/2013, de s'associer officiellement à la commémoration de la mort de Mouloud Feraoun, et de célébrer sa mémoire...
 
LE CONTRAIRE DE L'AMOUR, Journal de Mouloud Feraoun
Quelques mots de Dominique Lurcel, sur le spectacle...

 

EXTRAITS DU SPECTACLE.PART 1  

LE CONTRAIRE DE L'AMOUR - JOURNAL DE MOULOUD FERAOUN

Cie Passeurs de Mémoires

 

 

EXTRAITS DU SPECTACLE.PART 2.

LE CONTRAIRE DE L'AMOUR - JOURNAL DE MOULOUD FERAOUN

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