L’immigration algérienne en France

03/05/2015 22:00
 

L’immigration algérienne en France

les deux rives de la Mediterranee

   Gérard Noiriel

né le 11 juillet 1950 à Nancy, est un historien français, l'un des pionniers de l'histoire de l'immigration en France. Il s'est également intéressé à l'histoire de la classe ouvrière, et aux questions interdisciplinaires et épistémologiques en histoire. À ce titre, il a participé activement au développement des études socio-historiques. Issu d’un milieu modeste, il est aujourd'hui directeur d’études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
 

L’immigration algérienne en France

Texte extrait des actes des journées de Larrazet (Tarn et Garonne) des 10 et 11 novembre 2006, consacrées à “La France et l’Algérie, l’histoire et l’avenir en partage”.
« À l’interface de la mémoire et de l’histoire, les journées de Larrazet ont démontré avec éclat qu’il était aujourd’hui possible de regarder le passé en face et de le faire respirer avec bonheur.
« La publication des actes, qui est le prolongement naturel des journées, a pour vocation de présenter le savoir historique actualisé de deux siècles d’une relation profonde. [...]
« Qu’un village de 600 habitants s’y emploie pleinement contient toute la symbolique d’un nouvel âge du lien qui se tisse sous nos yeux. »
(Extrait de la présentation des actes - voir également ci-dessous  
 
L’immigration coloniale
L’immigration de masse a débuté, dans le cas français, au cours des dernières décennies du XIXe siècle. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, ce sont surtout les étrangers venus des pays voisins qui ont alimenté les flux migratoires. Mais dès le début du XXe siècle, les entreprises commencent à se tourner vers la main-d’œuvre coloniale. En 1914, le nombre des Algériens (la plupart venus de Kabylie) vivant en France est évalué à 3 300 personnes dont 2 000 dans les Bouches-du-Rhône. Ils sont employés comme manœuvres sur les chantiers de construction, dans les mines, dans les ports et les huileries du midi. A l’époque, ils se déplacent librement d’une rive à l’autre de la Méditerranée. En juillet 1914, le gouvernement a supprimé, en effet, le permis de voyage imposé antérieurement aux Algériens.
La guerre 1914-18 va entraîner un brutal développement du recours à la main-d’œuvre coloniale. On estime que 225 000 immigrants issus de l’empire sont venus travailler en France, à cette époque-là, la grande majorité d’entre eux provenant d’Afrique du Nord [1]. Dès leur arrivée, les « indigènes » sont acheminés vers des dépôts et répartis ensuite dans des camps de travail dispersés sur l’ensemble du territoire. Recrutés au départ sur la base du volontariat, ils sont ensuite réquisitionnés, parfois par la force. A la différence des immigrants étrangers qui bénéficient de contrats civils négociés avec leur État d’origine, les travailleurs coloniaux sont donc soumis au pouvoir militaire. Dans les baraquements où ils sont rassemblés, ces derniers sont regroupés par « races » et par « ethnies ». Les dirigeants de la République sont alors hantés par la question du métissage. Les autorités militaires ont fait venir ces travailleurs coloniaux dans l’hexagone uniquement pour la durée de la guerre, avec la ferme intention de les renvoyer dans leurs pénates dès que la paix sera revenue. Ils sont sous la coupe de contrôleurs-interprètes, le plus souvent des sous-officiers de l’armée coloniale, qui cherchent à empêcher tout contact avec la population française. Dans l’Humanité, Marius Moutet, l’un des principaux dirigeants de la Ligue des droits de l’homme, dénonce ce traitement en le comparant à un « statut de servage » [2].
La plupart des travailleurs coloniaux recrutés pendant la Première Guerre mondiale sont rapatriés dans les mois qui suivent l’armistice. Néanmoins, cette expérience a permis aux émigrés algériens de découvrir la métropole et de tisser des premiers contacts avec la société française. Au cours des années 1920, le boom de la reconstruction entraîne une pénurie de main-d’oeuvre. L’immigration en provenance d’Algérie reprend alors en complément de l’immigration étrangère. En 1930, plus de 100 000 Algériens travaillent en France, auxquels il faut ajouter 15 000 Marocains, venus pour la plupart du territoire d’Agadir [3].
Néanmoins, les colons hostiles au développement de ces migrations vont réussir à les entraver en s’appuyant sur la rubrique « fait divers » de la grande presse. Le stéréotype de l’Arabe criminel débute dans l’hexagone en 1923. En novembre de cette année-là, l’assassinat d’une jeune femme par un émigré algérien est le prétexte qui permet aux journalistes de renouveler leur stock de stéréotypes en mettant à la une de l’actualité, le « problème des sidis ». A la suite de cette campagne de presse, le Conseil municipal de Paris crée le service de surveillance et de protection des indigènes nord-africains, placé sous la responsabilité du cabinet du préfet de Police. Plusieurs grandes villes de France vont mettre en place des structures du même genre au cours des années suivantes.
L’immigration algérienne, bien qu’elle soit encore marginale sur le plan statistique, constitue, dès cette époque, un enjeu de luttes. En raison de leurs préjugés raciaux, la majorité des chefs d’entreprises et des fonctionnaires considère ces travailleurs comme une main-d’œuvre d’appoint, recrutée pour une durée temporaire ; ce qui correspond d’ailleurs aux souhaits de la plupart de ces immigrants. 75 % d’entre eux ne restent pas plus de 18 mois dans l’hexagone [4]. Cette instabilité explique que les Algériens aient été les premiers travailleurs à faire les frais de la crise économique, à partir de 1931.
Il faut toutefois insister sur le fait qu’un petit nombre de spécialistes prônent une politique d’immigration résolument tournée vers l’empire colonial. Norbert Gomar, par exemple, affirme que les immigrants espagnols et italiens risquent de « former des noyaux dangereux pour l’unité de la race, alors que ce risque n’existe pas avec les Algériens ». Grâce à cette main-d’oeuvre, ajoute-t-il, on évitera « la création de minorités nationales souvent hostiles et dans tous les cas difficilement réductibles » [5]. Quelques années plus tard, c’est le même argument que développe un rapport des Renseignements Généraux qui s’inquiète des risques que constituent ces « minorités ethniques ». La propagande hitlérienne et fasciste utilise en effet la carte ethnique pour justifier ses visées annexionnistes. Du coup, aux yeux des pouvoirs publics, les émigrants algériens apparaissent comme moins dangereux que les immigrés en provenance des pays voisins. Le rapport des RG estime qu’en « admettant en plus grand nombre, sur notre territoire, les travailleurs nord africains, le gouvernement accroîtrait, d’une façon sensible, la cohésion de l’empire français » [6].
Les partisans de l’immigration coloniale s’appuient sur le fait que, dès cette époque, on constate un début d’intégration des Algériens dans la société métropolitaine. Si l’on prend le critère des « mariages mixtes », on peut même penser que cette intégration est plus rapide que dans le cas des Polonais. La recherche statistique effectuée par Geneviève MassardGuibault sur les Algériens de la région lyonnaise met en évidence une proportion particulièrement importante de mariages avec des Françaises métropolitaines dès les années 1930. Selon cette historienne, le fait que ces émigrants n’aient pas été immergés au sein d’une communauté d’originaires fortement structurée a facilité cette mixité. Elle estime que « contrairement à l’image qu’on a donnée d’eux, les Algériens de cette époque s’intégraient mieux que d’autres en France, dans la classe ouvrière ou la petite bourgeoisie commerçante. Le grand nombre de mariages mixtes n’en est-il pas un signe ? Dans quelle communauté étrangère d’ancienneté comparable en France en rencontre-t-on autant ? » [7].
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la question de l’émigration coloniale refait surface. Elle est posée dans des termes proches de ceux qui dominaient dans les décennies antérieures. Le rôle qu’ont joué les Algériens dans la libération de la France incite le gouvernement issu de la Résistance à leur accorder la citoyenneté, et donc la libre circulation vers la métropole. Les Algériens deviennent alors, officiellement du moins, des citoyens, que l’administration désigne par l’expression Français Musulmans d’Algérie (FMA). Au sein de la population coloniale, ils bénéficient du statut le plus protecteur. Ils ne sont plus des immigrants étrangers, ni des émigrants coloniaux, mais ils rejoignent les rangs des migrants régionaux, comme les Bretons ou les Corses. Néanmoins, ce principe d’égalité est bafoué par l’administration elle-même, puisque dans le recensement de 1954, ils sont désignés par leur religion, en tant que « musulmans originaires d’Algérie ». Les Algériens ont théoriquement le droit de vote, les mêmes droits et devoirs que les autres citoyens français, mais ils subissent des discriminations en matière d’assurance et de sécurité sociale.
Comme dans les années 1920, la liberté de circulation va entraîner un rapide développement de l’émigration vers la France. Entre 1946 et 1954, la population étrangère présente en France n’a pratiquement pas augmenté. Le nombre des Belges, des Polonais et des Espagnols est même en recul. Celui des Italiens progresse de 10 % (50 000 personnes). La seule hausse spectaculaire concerne les Algériens, dont le nombre est multiplié par dix, passant de 22 000 à plus de 210 000 personnes.
Au cours de cette période, le courant qui prône une politique d’immigration privilégiant les liens avec l’empire colonial a le vent en poupe. Beaucoup de chefs d’entreprises préfèrent recruter des travailleurs algériens plutôt que des étrangers. Le fait qu’ils soient moins exigeants sur le plan salarial, moins impliqués dans les grèves, est très apprécié par les patrons. L’importante mobilité qui caractérise toujours cette main-d’œuvre est aussi vue comme un avantage, car elle donne de la « souplesse » au marché du travail. En 1949, lors du retournement de la conjoncture économique, les Algériens seront les premiers touchés par les licenciements, à tel point qu’une étude estime que le chômage les affecte cinq fois plus que l’ensemble des salariés européens [8].
Les projecteurs se braquent sur les nouveaux venus (qui sont aussi les plus nombreux). Dans l’une des toutes premières thèses de sociologie consacrée aux travailleurs algériens en France, Andrée Michel, constate que 50 % de ceux qui travaillent dans les grandes entreprises sidérurgiques du pays ne savent ni lire ni écrire ; près de 40 % ne parlent pas le français. Elle décrit les « camps d’Algériens » installés sur les chantiers éloignés des cités ouvrières européennes ou isolés en pleine campagne, parfois entourés de fils de fer barbelés. De véritables petits villages de 500 à 1 000 Algériens sont ainsi concentrés sur des espaces de relégation, surveillés jour et nuit. Les autres émigrants algériens vivent dans des garnis et des hôtels meublés surpeuplés, souvent insalubres. Beaucoup sont parqués dans les premiers « bidonvilles » qui se forment entre 1950 et 1955. Lors du fameux hiver 1954, qui a fait la célébrité de l’abbé Pierre, on constate que sur 1 677 sans abris, 67 % sont algériens. Andrée Michel ajoute que sur dix accidents du travail dans la sidérurgie de l’Est, la moitié des victimes sont des émigrants d’Afrique du Nord, alors qu’ils ne forment que 20 % de la main-d’oeuvre [9].
Cette nouvelle immigration algérienne, formée de travailleurs isolés et instables, devient l’une des cibles privilégiées des campagnes de presse concernant l’insécurité. Grâce au rôle qu’ils ont joué dans la libération de la France, la République a accordé la liberté de circulation aux Algériens. Les brigades nord-africaines ont été supprimées en 1945, mais les agents de ces services sont réintégrés ensuite dans les commissariats de police des quartiers où ces émigrants sont nombreux. C’est dans ce cadre que perdurent les pratiques d’encadrement et de répression de type colonial. Une violente campagne contre la délinquance algérienne est orchestrée en 1947, réclamant le rétablissement des brigades nord-africaines. Les rafles préventives contre le « vagabondage » se multiplient. Les journaux citent des statistiques affirmant que 36 % des auteurs d’agression sur la voie publique sont nord-africains. Même un journal réputé sérieux, comme Le Monde titre : « la criminalité nord africaine soulève un problème national » (16 septembre 1949). Point de vue que L’Aurore énonce en termes moins choisis : « Dans certains quartiers de Paris, l’Arabe est roi de la nuit » (5 novembre 1948). Les rixes entre Algériens et Français sont fréquentes. Le 6 août 1955, un locataire algérien est abattu par un hôtelier européen. Le 10 mai 1956, une véritable bataille rangée oppose des travailleurs italiens et algériens.
Ces discours, qu’ils soient positifs ou négatifs, focalisés sur le « travailleur immigré » ont contribué à masquer le processus d’intégration des familles algériennes, fixées en métropole dans les décennies antérieures. Dans une étude réalisée sous Vichy par la Fondation Alexis Carrel (l’ancêtre de l’INED), un auteur constatait déjà qu’après plusieurs années de séjour en France, les pratiques religieuses se réduisaient fortement dans la communauté algérienne. L’auteur ajoutait que, d’après une enquête portant sur 2 000 cas, « la situation morale et matérielle des foyers mixtes n’est, selon les assistantes sociales, ni pire ni meilleure que celle des foyers européens ». Il constatait aussi que les enfants « occupent généralement des situations plus élevées que celles de leur père, en majorité ouvriers spécialisés, quelquefois employés de bureau » [10].
Dans sa thèse, Andrée Michel cite des propos d’un enseignant, chargé de la formation permanente, qui vont dans le même sens : « Les résultats obtenus dans les centres spécialisés et les centres normaux montrent que les jeunes Algériens peuvent devenir d’excellents professionnels quand on leur donne les moyens de se qualifier. Ils se sont souvent distingués aux épreuves de fin de stage, et les préventions qui vouent indistinctement tous les travailleurs nord africains aux emplois de simples manoeuvres ou d’ouvriers spécialisés apparaissent absolument injustifiées ». En 1955, sur 16 000 candidats ayant bénéficié de la formation permanente, dans le BTP, les Algériens en constituent 10 à 15 %. Et la sociologue ajoute : « On n’insistera jamais assez pour souligner l’aspiration de la jeunesse algérienne immigrée en France à acquérir un métier ou, pour reprendre des expressions déjà citées, sur leur impatience à réaliser leur désir en matière de formation professionnelle » [11].
Toutes ces études montrent qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une majorité de spécialistes est favorable au développement de l’immigration en provenance d’Algérie. Les conclusions des assistances sociales du Service Social d’Aide aux Émigrants (SSAE) résument bien, me semble-t-il, le point de vue qui s’impose alors, même dans la mouvance populationniste. « Assimilation difficile, mais pas impossible, pour les coloniaux. Encore plus difficile pour les peuples dont nous sépare une tradition d’inimitié. Plus facile pour les peuples proches, en raison de la « loi de la parenté ethnique » [12].
La thèse dominante est que l’immigration est un facteur essentiel pour la gestion des relations entre la France et l’Algérie. Dans son rapport de décembre 1956, le Comité d’action interministériel pour les affaires sociales musulmanes en métropole estime que « la conscience politique de l’ensemble de l’Algérie est le reflet direct des sentiments qui animent les migrants durant leur séjour en métropole et de leurs réactions ultérieures à leur retour en Algérie » [13]. Les pouvoirs publics sont également convaincus que les problèmes rencontrés par les émigrants algériens en métropole risquent d’alimenter le nationalisme en Algérie. C’est ce qui explique le développement d’une action sociale spécifique à leur égard pour favoriser leur « adaptation », ciblée tout particulièrement vers les femmes algériennes en France car celles-ci peuvent servir de catalyseurs à l’intégration de toute la famille [14]
Si la question coloniale pèse incontestablement dans ces discussions, il faut aussi tenir compte du contexte particulier de cette époque et des années de Guerre froide. L’éternel débat sur la concentration des Italiens dans le Sud Est de la France fait encore l’objet d’échanges très vifs. Il est principalement alimenté à partir de l’exemple des départements de l’Isère et de la Savoie. Ayant constaté que « la main-d’oeuvre algérienne y prend actuellement la place de la main-d’oeuvre italienne », le représentant du ministère de la Population rappelle que le recrutement de ces travailleurs algériens a été décidé en raison « des craintes de la population savoyarde au lendemain de la guerre, à l’égard du peuple italien, craintes exprimées par les Préfets notamment lorsqu’ils ont transmis des dossiers de naturalisation des postulants italiens. Or il ne paraît pas souhaitable de laisser s’installer en France des étrangers si l’on n’envisage pas de les assimiler et de les naturaliser par la suite » [15].
De l’émigré indigène à l’immigré étranger
La guerre d’Algérie va profondément modifier la situation de l’immigration algérienne en France. Surexploités, constamment humiliés, les travailleurs algériens soutiennent massivement la lutte pour l’indépendance de leur pays car c’est aussi un moyen pour eux de défendre leur dignité. La fédération française du FLN compte 130 000 cotisants en 1961. Les débuts de la lutte armée en Algérie et les violences commises sur le territoire métropolitain débouchent sur une répression d’une violence sans précédent dans l’histoire de la République française. Mettant à profit la psychose des attentats, c’est une véritable administration coloniale qui est établie en métropole pour contrôler l’émigration algérienne, renouant avec les pratiques d’encadrement de l’avant-guerre [16]. C’est à partir de ce moment-là que les Algériens deviennent la figure centrale, et même unique, symbolisant « l’ennemi de l’intérieur ». Un nouveau racisme émerge alors, au croisement de la stigmatisation de l’étranger et du colonisé. Ce processus est renforcé par le fait que l’immense majorité des émigrants/immigrants algériens qui vivent en France font partie du prolétariat.
Au lendemain de la signature des accords d’Évian, en quelques semaines (hiver 1962), une relation de type colonial s’est transformée en une relation d’État à État. La catégorie de « Français Musulmans d’Algérie » disparaît des nomenclatures officielles. Alors que le terme « immigré » n’était jamais employé auparavant par les fonctionnaires pour désigner cette population, car cela aurait signifié une sorte de reconnaissance implicite d’un État algérien, désormais il devient d’un usage courant [17]. Tous les Algériens résidant en France sont alors traités juridiquement comme des « étrangers », sauf ceux qui ont choisi de redevenir français, ce que permettent les accords d’Évian. Ce nouveau mode d’assujettissement les place désormais au centre des négociations diplomatiques entre leur propre État et l’État français. Dans un premier temps, la libre circulation d’un pays à l’autre n’est pas remise en cause, mais la discussion se focalise sur la question du contingent des immigrés recrutés chaque année, l’État français s’efforçant de le réduire constamment. Les pouvoirs publics parviennent aussi à imposer l’obligation du certificat de résidence en 1968, ce qui leur permet de mieux contrôler les déplacements entre la France et l’Algérie. Il faut toutefois souligner qu’au cours de cette période de transition, les Algériens conservent un statut spécial plus favorable que la plupart des autres nationalités étrangères. L’importance de la question algérienne dans la vie politique française tient aussi, au rapatriement en métropole d’un million de « pieds-noirs » et d’environ 90 000 « harkis ».
Avec la fin de la colonisation, c’est donc le statut d’indigène qui disparaît. Mais d’autres événements vont contribuer aux transformations de la situation juridique des immigrants vivant en France. D’une part, l’application dans le droit français de la convention de Genève (1951) crée un statut de réfugié, permettant aux personnes persécutées dans leur pays de bénéficier du droit d’asile. D’autre part, la mise en place de la communauté européenne donne des droits spécifiques aux étrangers issus des pays appartenant à la CEE par rapport aux autres.
La population étrangère recensée en France avait progressé entre 1954 et 1962, mais à un rythme modéré (+ 500 000 personnes). Au cours des dix années suivantes (1962-1973), les flux migratoires s’accélèrent brutalement. Plus de trois millions d’individus (2 millions d’étrangers, plus un million de Français d’Algérie) arrivent dans l’hexagone. Entre 1962 et 1965, le taux d’immigration atteint un niveau que la France n’avait jamais connu dans le passé. Les violences perpétrées par l’armée française en Algérie, et les déplacements forcés de la population accélèrent l’immigration en provenance de ce pays [18]. Entre 1962 et 1982, la population algérienne vivant en France passe de 350 000 à plus de 800 000 personnes. Le mouvement est encore plus net pour l’émigration marocaine (31 000 à plus de 440 000) et tunisienne (26 000 à 190 000). On assiste aussi au développement d’une immigration en provenance des autres pays africains (17 000 en 1962, 157 000 en 1982) [19].
Cette période se caractérise aussi par un fort développement du racisme anti-algérien, alimenté par les nostalgiques de l’Algérie française. L’OAS, malgré son interdiction, conserve une certaine influence dans les milieux d’extrême droite, notamment en raison des amnisties dont ont bénéficié ses chefs. Ses membres prennent régulièrement pour cible les travailleurs algériens vivant en France. Entre mars et juin 1971, huit Algériens sont victimes d’attentats racistes. Le paroxysme de ces violences, qui touchent surtout le sud de la France, est atteint pendant l’année 1973, à Marseille. Là encore, c’est un fait divers qui sert de prétexte. A la suite du meurtre d’un traminot par un déséquilibré d’origine algérienne, des expéditions punitives sont organisées contre les immigrants. Des appels à la « ratonnade » sont suivis par le mitraillage de plusieurs foyers SONACOTRA et des bidonvilles. Au total sept personnes d’origine algérienne et marocaine sont tuées. Un très fort climat d’insécurité règne dans la population immigrée.
L’assassinat de Lounès Ladj, le 28 août 1973, abattu à la sortie d’un café, entraîne une révolte collective de la communauté algérienne. Une grève de plusieurs jours est organisée aux usines de La Ciotat. Elle s’étend ensuite à l’ensemble des départements des Bouches du Rhône et du Var. Quelques mois plus tard, en décembre 1973, Marseille est à nouveau le théâtre de cette violence raciste. Un attentat contre le consulat d’Algérie est organisé par le mystérieux club « Charles Martel ». Il fait quatre morts et douze blessés graves. C’est à la suite de ces événements que le gouvernement algérien décide de suspendre l’émigration en direction de la France [20]. Au total, on peut estimer qu’entre 1971 et 1977, au moins 70 Algériens ont été victimes de crimes à caractère raciste en France.
Cette intensification de la haine à l’égard des immigrés est due aussi à l’exploitation qu’en a faite la presse, notamment les journaux d’extrême droite, comme Minute. L’exemple de « l’été rouge » de Marseille montre clairement que certains journaux locaux soufflent eux aussi braise sur le feu. Les titres des articles du Méridional sur ces événements se passent de commentaire : « Les immigrés attaquent » (20 juin 1973) ; « Ceux qui vont nous amener la guerre raciale » (5 septembre 1973).
Les immigrés algériens, cible privilégiée du discours raciste, sont aussi au centre des discours antiracistes. En effet, la guerre d’Algérie a provoqué à la fois une exacerbation du racisme et de l’antiracisme. Dans les années 1950 les communistes, qui avaient joué un grand rôle pour la défense des immigrés depuis les années 1920, sont débordés sur leur gauche par la mouvance anticolonialiste, fortement soutenue par des intellectuels comme Jean-Paul Sartre. Dès cette époque, sa revue : les Temps Modernes établit une équivalence entre colonialisme, racisme et immigration, focalisée sur les émigrés algériens [21]. Lors d’un meeting organisé en janvier 1956 par le Comité d’action contre la poursuite de la guerre d’Algérie, Sartre donne une légitimité philosophique à ce point de vue, en affirmant : « le colonialisme est un système ».
En Mai 68 et dans les années suivantes, les militants d’extrême gauche, dont beaucoup sont nés à l’action politique au moment des luttes contre la guerre d’Algérie, multiplient les actions en faveur des travailleurs immigrés, soutenant les nombreuses grèves que ceux-ci déclenchent, notamment dans l’industrie automobile. Cette période est également très importante pour la lutte contre le racisme. Le meurtre d’un jeune algérien, Djellali Ben Ali, tué par le concierge d’un immeuble de la Goutte d’Or, le 27 octobre 1971, entraîne une riposte de grande envergure. Sous l’impulsion des militants du Mouvement des travailleurs arabes (MTA), ses obsèques donnent lieu à une manifestation qui rassemble plusieurs milliers de personnes. Un « comité Djellali » est créé dans la foulée, qui réunit des intellectuels prestigieux, comme Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Michel Leiris et Jean Genet.
Grâce aux romanciers, aux sociologues, aux chanteurs de rock et aux cinéastes, le racisme anti-arabe commence à être systématiquement dénoncé. Une bonne partie de la jeunesse et des nouvelles classes moyennes adhèrent progressivement aux idéaux antiracistes. Une sorte de consensus apparaît entre la gauche et la droite républicaines sur ce sujet, à tel point que la loi du 1 er juillet 1971 visant à réprimer les actes racistes et xénophobes est adoptée à l’unanimité par le Parlement. Du coup, la droite va légitimer les mesures prises pour restreindre l’immigration algérienne, en mobilisant elle aussi à la rhétorique antiraciste. Le discours prononcé à l’Académie des sciences morales et politiques en 1970 par Michel Massenet, le premier directeur de la Direction Population et Migration (DPM), illustre parfaitement cette nouvelle logique. Après avoir insisté sur la présence d’« une immigration d’un type nouveau dont les capacités d’adaptation et plus encore d’assimilation à notre vie sociale ne sont pas évidentes », il ajoute : « Si la situation pouvait devenir explosive, ce ne serait pas sur le plan politique, ce serait sur le plan de la tolérance sociale, des tensions entre communautés » [22]. Nous voyons clairement ici l’élaboration d’un nouveau discours d’exclusion. Le « problème » de l’assimilation des immigrés est plus important que jamais, mais ce n’est plus pour des raisons biologiques ou militaires. La « menace » est désormais posée en termes sociaux, en raison des difficultés de cohabitation entre « communautés ». Les références aux États-Unis deviennent systématiques pour alimenter le discours sur les risques d’« émeutes raciales ».
Quelques années plus tard, le secrétaire d’État à l’immigration Lionel Stoleru, va utiliser le même type d’arguments « antiracistes » pour tenter de justifier les retours forcés des immigrant algériens (autour du thème : il faut réduire le nombre des immigrés pour empêcher la montée du racisme).
La nouvelle politique d’immigration adoptée au début des années 1970 va provoquer une rapide décroissance des flux migratoires. Désormais, seuls le droit d’asile et le regroupement familial permettent aux étrangers de s’installer en France. Conséquence : la population étrangère commence à diminuer au cours de cette période, passant de 3,7 millions de personnes en 1982 à 3,3 millions en 1999. On note aussi une modification importante de la répartition entre nationalités. Le nombre des Italiens et des Espagnols baisse fortement, mais la chute la plus spectaculaire concerne les Algériens dont les effectifs sont réduits de moitié entre 1982 et 1999 (805 000 à 475 000 personnes). Inversement, on constate que la population marocaine augmente (441 000 à 506 000), la progression la plus nette concernant les immigrants en provenance des États de l’Afrique subsaharienne (157 000 à 282 000) et de l’Asie (289 à 410 000). Les Portugais constituent toujours la communauté étrangère la plus nombreuse sur le territoire français à l’aube de l’an 2000.
Ces chiffres montrent que l’immigration algérienne est engagée dans le même cycle que l’immigration italienne avant elle. Le nombre des étrangers de nationalité algérienne a diminué rapidement ces dernières années, en raison de l’accélération du processus de « francisation » des travailleurs venus d’Algérie et fixés en France entre les années 1950 et le milieu des années 1970
Gérard Noiriel
Historien de l’Immigration
Directeur d’Études à l’EHESS
 
Notes
 
[1] Les chiffres officiels ont comptabilisé 78 560 travailleurs Algériens, 35 500 Marocains, 18 250 Tunisiens, 49 000 Indochinois, 37 000 Chinois et 4 500 Malgaches. A cette main-d’œuvre, il faut ajouter les soldats. En Afrique du Nord, au total, 175 000 militaires et 130 000 travailleurs coloniaux ont été recrutés par les services de l’État, entre 1914 et 1918. Sur ces problèmes, cf. notamment, John Home, « Immigrant Workers in France during World War I », French Historical Studies, 1, 1985 ; Tyler Stovall, « Colour-Blind France ? Colonial Workers During the First World War », Race and Class, 2, 1993 ; Gilbert Meynier, L’Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Genève, Droz, 1981 ; Bernard Nogaro et Lucien Weil, La main-d’œuvre étrangère et coloniale pendant la guerre, Paris, PUF, 1926.
[2] Cf. Laurent Dornel, « Les usages du racialisme. Le cas de la main-d’oeuvre coloniale en France pendant la Première Guerre mondiale », Genèses, 20, septembre 1995.
[3] Sur l’immigration marocaine, cf. Joanny Ray, Les Marocains en France, thèse de droit, Université de Paris, Paris, impr. de M. Lavergne, 1937. Il y a alors plus de trois millions d’immigrants étrangers en France.
[4] Norbert Gomar, L’Émigration algérienne en France, Reims, les Presses modernes, 1931. Louis Massignon estime qu’en 1928, 60 % des émigrés algériens employés en France sont manoeuvres dans les usines à gaz, les huileries, les ports ou les chantiers ; 15% sont embauchés comme « spécialistes » (souvent magasiniers) ; Louis Massignon, Revue d’études islamiques, 1928. En 1937, sur 73 000 Algériens recensés en France, 17 500 sont sans emploi.
[5] Norbert Gomar, op. cit., p. 60.
[6] Rapport des Renseignements généraux, « Étude des minorités ethniques en France (leur importance, leur organisation, les graves dangers qu’elles présentent pour la sécurité et l’unité française) », document ronéoté. Archives nationales, CAC 880 502 (30).
[7] Geneviève Massard-Guilbaud, Des Algériens à Lyon de la Grande guerre au Front populaire, Paris, Ed. l’Harmattan, 1995.
[8] Mohamed Gazi, « Le prolétariat nord-africain en France », Esprit, février 1952.
[9] Andrée Michel, Les Travailleurs algériens en France, Paris, Ed. du CNRS, 1956.
[10] Jean Sutter, in Robert Gessain (dir), Documents sur l’immigration, INED, Travaux et Documents, 2, Paris, PUF, 1947, pp. 177-78.
[11] Andrée Michel, Les Travailleurs algériens en France, op. cit., p. 87.
[12] « Thérèse Le Liepvre et Marie-Hélène de Bousquet, « Étude de 4000 dossiers du Service social d’aide aux émigrants », in Alain Girard et Jean Stoetzel (dir), Français et immigrés, INED, Travaux et Documents, 20, Paris, PUF, 1954.
[13] Sur ces débats, cf. Archives nationales, CAC 810 201 (2).
[14] Jim House, « Contrôle, encadrement, surveillance et répression des migrations coloniales : une décolonisation difficile (1956-1970) », dossier de L’Institut d’histoire du temps présent, 24 juin 2004, consultable sur le site www.ihtp.cnrs.fr (dossier monde colonial).
[15] Andrée Michel, Les Travailleurs algériensop. cit. ; Geneviève Massard-Guilbaud, Des Algériens à Lyonop. cit..
[16] Sur la guerre d’Algérie, cf notamment Benjamin Stora, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, Éd. la Découverte, 1992 ; Gilles Manceron et Hassan Remaoun, D’une rive à l’autre, Paris, éd. Syros, 1993.
[17] Sylvain Laurens, Hauts fonctionnaires et immigration en France (1962-1981). Socio-histoire d’une domination à distance, Thèse de sociologie, EHESS, 2006 (dact).
[18] Alain Gilette et Abdelmalek Sayad, L’Immigration algérienne en France, Paris, Editions Entente, 1984.
[19] II faut toutefois souligner qu’au cours de cette période, ce sont les immigrants portugais qui voient leurs effectifs progresser de la façon la plus spectaculaire, passant de 90 000 à 760 000 personnes entre 1962 et 1982.
[20] Yvan Gastaut, L’Immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000.
[21] Cf. par exemple, Henri Moscat et Marcel Péju, « Du colonialisme au racisme : le nord-africain dans la métropole », Les Temps Modernes, septembre 1952.
[22] Michel Massenet, « Les problèmes posés par l’immigration étrangère en France », Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 1er semestre 1970, cité par Catherine Wihtol de Wenden, Les Immigrés et la politique. Cent cinquante ans d’évolution, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1988, p. 148.