Littérature : Camus, la fouille au texte de salah Guemriche

22/03/2017 19:52

 

Littérature : Camus, la fouille au texte de salah Guemriche

 

Écrit par  Nordine Azzouz

 

Reporters : Avant qu’il ne soit publié à Alger par les Editions Frantz-Fanon, «Aujourd’hui, Meursault est mort» est sorti, pour la première fois en 2013, en France et en version numérique. Pourquoi ce choix ?

Salah Guemriche : Tout simplement parce que je n’ai pas trouvé d’éditeur. Plus exactement, un seul m’avait proposé un contrat, que j’avais refusé pour deux raisons : j’étais naïvement persuadé que j’allais trouver un grand éditeur, et aussi parce que ledit contrat ne prévoyait aucun à-valoir, autrement dit aucune avance sur les droits d’auteur, ce que ma situation ne pouvait me permettre. On en pensera ce que l’on voudra, mais c’est ainsi. Et donc, si j’ai fini par répondre au souhait du directeur des éditions Frantz-Fanon, Amar Ingrachen, alors que j’avais décliné une autre proposition d’un ami algérien, c’est d’abord pour le nom symbolique de la maison d’édition. Et par fidélité à mes souvenirs de jeunesse, d’une jeunesse animée d’un romantisme révolutionnaire désuet : mes tout premiers textes publiés en France, dont Les Temps modernes, par Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, rencontrés à Paris en 1970, un soir de vernissage, étaient dédiés à la mémoire de Frantz Fanon… J’ajouterai que je ne regrette pas d’avoir signé avec cette maison d’édition qui a fait un travail remarquable.

L’accueil du livre par la critique dans ce pays a semblé plutôt frileux. Est-ce en raison de son édition sur le net ?

Vous voulez parler de l’accueil du manuscrit ? Oui, comme je le dis dans la «note au lecteur», il y a eu plusieurs explications… En tout cas, ma façon d’aborder Albert Camus en toute liberté, mais avec respect, un respect critique, n’a pas fait l’unanimité. Car, il faut le savoir, pour qu’un manuscrit soit accepté, dans une maison d’édition digne de ce nom, il faut en principe qu’il le soit à l’unanimité des membres du comité éditorial.

De nombreux auteurs algériens ont écrit directement ou indirectement sur Camus, notamment à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain, en utilisant le roman. Vous, au contraire, vous avez choisi l’essai-fiction. Quel intérêt, pour vous, à privilégier cette forme d’écriture ?

D’abord, parce qu’il y avait déjà assez d’ouvrages sur Camus, et que le fameux centenaire allait en susciter plus encore. Restait à trouver par quel biais aborder à la fois l’homme Camus et son œuvre. Pour vous répondre, je prends un détour… En fait, comme lecteur, mon héros fétiche, ce n’est pas Meursault, mais Don Quichotte. En 2009, mon éditeur (Seuil) projetait de publier un «Dictionnaire des personnages populaires de la littérature des XIXe et XXe siècles, par 100 écrivains d’aujourd’hui». Chaque écrivain avait reçu une longue liste de personnages parmi lesquels il devait indiquer son choix. Le mien était tout désigné : Don Quichotte. Manque de pot, un autre écrivain m’avait précédé ! J’avais même essayé de «négocier» ! En vain. C’est alors que mon choix fut porté sur Meursault. Et là aussi, d’autres avaient eu la même idée. Mais Meursault par un Algérien, cela faisait «mieux». Pour une fois que ma nationalité me servait, en France... Le Dictionnaire des personnages parut en 2010. Entre-temps, je m’étais lancé dans une aventure saugrenue : imaginer un «dialogue avec Albert Camus» !... C’est un de ses ouvrages qui m’a donné l’idée de ce que lui-même appelait un «dialogue implicite». Il s’agit de «La Chute», où il fait dialoguer son héros, un juge, avec un personnage né de l’imagination même du héros, pour ainsi dire. Tout le long de ce «dialogue», les deux hommes déambulent dans la ville d’Amsterdam. Moi, je fais dialoguer mon héros, le fils de l’Arabe, et Albert Camus tout en les faisant déambuler dans Alger, mais dans Alger de tous les temps ! Voilà comment est né ce que j’appelle mon «roman-essai» et qu’une critique littéraire a appelé judicieusement : «essai-fiction».

A l’évidence, «Aujourd’hui, Meursault est mort» se lit comme un «examen clinique» ou comme une «fouille au texte» par laquelle vous séparez le Camus mythique, l’auteur majeur, le grand humaniste libertaire et l’intellectuel lucide et combatif face au fascisme, au Camus louchant à la question coloniale en Algérie. Est-ce là le propos essentiel de votre livre ? Ou y a-t-il autre chose ?

Je pense, mais c’est au lecteur de le confirmer, que tout Camus est dans mon texte : le romancier, l’essayiste, le journaliste, l’homme lucide et, s’agissant de l’Algérie, l’homme déchiré, parfois ambigu, mais sincère. Ah, ça, la sincérité, on ne peut pas la lui contester. Sincérité qui fait curieusement défaut à ses propres thuriféraires. Par exemple, lorsque les Camusiens, critiques littéraires, décrètent en pleine «décennie noire» qu’ils ont appelée avec une certaine arrière-pensée la «Deuxième guerre d’Algérie», lorsque ces critiques, donc, décrètent que «Camus avait eu raison avant tout le monde», ils oublient tous que Camus lui-même avait reconnu son incapacité à être objectif par rapport à l’Algérie, qu’il appelle joliment sa «patrie de chair», en écrivant : «J’ai avec l’Algérie une longue liaison qui m’empêche d’être tout à fait clairvoyant à son égard»…

Il y a de votre part, dans «Aujourd’hui, Meursault est mort», une connaissance affirmée et étourdissante de l’œuvre camusienne. Cette qualité construit solidement votre essai-fiction et nourrit avec des arguments consistants le discours critique du «fils de l’Arabe», personnage de votre livre, dans son affrontement avec «Monsieur Albert», le protagoniste faisant référence à Camus. Cette qualité semble trahir ou traduire en même temps, chez vous, une grande admiration de son œuvre. Aimez-vous Camus ?

A ma façon, oui. J’admire l’homme sincère et fidèle à son amour de l’Algérie, de son Algérie à lui, qui, hélas, n’était pas celle des Algériens, ou, comme il dit, des Arabes. Un terme dans lequel il englobe les Berbères, ce qui est paradoxal quand on connaît son témoignage, un texte puissant, sur la «Misère en Kabylie». Pour ce qui est de connaître l’œuvre camusienne, j’ai dû lire et relire toute son œuvre : romans, essais, articles de presse, rechercher ses déclarations publiques, radiophoniques et sa correspondance. Et tout ce que je fais dire à Albert Camus, qui n’est jamais désigné que par son prénom, est tiré de ses propres écrits !

Quand avez-vous lu pour la première fois un texte de Camus ? Quel effet a-t-il eu sur vous ?

Je dirai… comme tout le monde : au lycée. Mais c’était il y a très longtemps, à Annaba, avec un professeur de lettres d’exception, un Français, ancien déserteur devenu porteur de valises. Camus, cela restait tout de même confidentiel. Un souvenir m’en est resté, inoubliable : un jour, en 1964 ou 1965, j’étais interne au lycée Saint-Augustin, et nous avions eu le bonheur d’une visite inespérée : Mouloudji ! Je ne me souviens plus dans quel cadre… Il n’était pas vraiment célèbre dans la région, mais nous étions quelques-uns, avec des camarades, des externes, à connaître par cœur sa chanson «Le Déserteur». C’est à cette occasion qu’il fut question d’Albert Camus. Entre deux déserteurs, pour ainsi dire, Mouloudji et notre prof, le sujet fut inévitable… Ma lecture de «L’Etranger» date de cette  année-là…

Continuez-vous à lire Camus ? Si c’est le cas, que vous apporte-t-il encore ?

Pour être franc, quand j’ai besoin de trouver un passage significatif de ses écrits, il me suffit aujourd’hui de consulter mon propre livre. Mais j’ai toujours plaisir à me replonger dans «Le Mythe de Sisyphe» ou dans «Le Malentendu», une histoire inspirée d’un fait divers qui s’était déroulé au début du XIXe siècle en France, dans l’Ardèche : l’affaire dite de «L’Auberge rouge», évoquée dans «L’Etranger», par Meursault lui-même dans sa cellule... Par contre, j’évite désormais de lire ce qui s’écrit sur Camus. Non pas que tout ait été dit sur lui ou sur son œuvre, mais je redoute de retrouver des redites ou une volonté d’exploitation de ce qui est devenu un gisement…

Ce qu’il m’apporte ? Le souci du relatif : tout n’est pas noir ou blanc, chez un homme, encore plus chez un écrivain, et plus encore chez un Algérien, car, à mes yeux, Camus reste tout de même Algérien, et même un Algérien dans toute sa splendeur : avec son orgueil, sa sensibilité d’écorché, mais aussi sa schizophrénie. Nous, les Algériens, nous sommes tous plus ou moins schizophrènes. Cela dit, c’est toujours productif, pour un romancier ou un artiste, la schizophrénie !

Revenons à «Aujourd’hui, Meursault est mort» et à la dénomination du «fils de l’Arabe» qui s’appelle aussi Tal Mudarab. Que veut dire son nom au juste ?

Ah ! Là, c’est mon côté «calembourdesque», si j’ose dire, amateur d’anagrammes. Tal, c’est son prénom, diminutif de Talha, prénom de son grand-père. Quant à Mudarab, cela correspond à l’arabe «mouderreb», qui signifie «initié». On peut être initié dans tel ou tel métier : les ancêtres de Tal étaient des «initiés en greffage de palmiers». En fait, et c’est ce que révèlera le personnage lui-même à «Monsieur Albert», le nom de Mudarab n’est autre que l’anagramme parfaite du nom d’un célèbre personnage célinien, que l’on trouve dans «Voyage au bout de la nuit» comme dans «Mort à crédit». Je laisse à vos lecteurs le soin de retrouver ce nom…

Votre essai-fiction sort en Algérie en plein débat sur les crimes coloniaux. Vous n’êtes pas de ceux qui appellent à la repentance et au pardon. Pourquoi ?

D’abord, parce que «repentance» est un concept foncièrement religieux. Et le mea culpa n’est opérant que pour celui qui le formule, pas pour la victime, en ce sens que le pardon ne sert qu’à soulager à bon compte la conscience de celui qui le demande. Ce qu’il faut et qui aurait dû être fait voilà au moins une génération, c’est que, dans l’écriture de son histoire, la France ne zappe plus les 132 ans de colonisation qui furent aussi une longue période de déshumanisation. Et cela devrait commencer avec la refonte des manuels scolaires et l’étude apaisée des temps des colonies qui n’auront été des «temps bénis» que pour le colon. Et comme il arrive que des esprits chagrins, négationnistes, voire des philosophes comme Michel Onfray, mettent sur le même plan la violence coloniale et la violence des combattants pour l’indépendance, il suffit de leur rappeler les mots de Mandela (et que mon personnage, le fils de l’Arabe lui-même, rappelle à Albert Camus), qui, répondant à ceux qui lui reprochaient la violence de l’ANC, disait : «C’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé, qui détermine la forme de la lutte. Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura pas d’autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, ce n’était qu’une forme de légitime défense».

Avez-vous lu «Meursault contre-enquête» ? Si c’est le cas, quelle lecture en faites-vous ?

Ah !... Je sais que c’est difficile à croire : non, je n’ai toujours pas lu «Meursault, contre-enquête» ! Je conserve cependant les deux éditions (l’édition Barzakh et celle, revue et corrigée, dit-on, chez Actes Sud, qu’il serait intéressant de confronter, d’ailleurs). J’ai seulement lu la première page et parcouru en filé le texte, à la recherche de certains mots, et un tout particulièrement, que j’ai fini par trouver, vers la fin. Il s’agit du mot «Moursoul», comme pour désigner Meursault. Car on m’avait dit qu’il y avait des résonances entre les deux textes. En fait, il y a bien une résonance, très claire, qui a fait le buzz sur Facebook et sur Médiapart, et c’est celle du personnage principal qui, chez moi, est le fils de l’Arabe, et non le frère. Tour à tour, on a accusé chaque auteur d’avoir plagié l’autre. Curieusement, sur la page Facebook des éditeurs, on avait laissé les commentaires m’accusant, moi, d’avoir plagié «Meursault, contre-enquête», mais en effaçant les accusations portées contre Kamel Daoud qui m’aurait plagié ! Un ami en a gardé des captures d’écran. Faut-il rappeler que la version numérique de mon texte, «Aujourd’hui, Meursault est mort», a été publiée en juin 2013, autrement dit quatre mois environ avant la sortie de «Meursault, contre-enquête ?». Mieux encore : six mois avant, le 28 avril 2013, lors d’un déjeuner à Ben Aknoun, avec le directeur de Barzakh et une éditrice de Zyriab, j’avais longuement évoqué mon essai-fiction, en donnant le titre, qui est la première phrase même de mon livre, et en parlant de mon personnage, le fils de l’Arabe. Mon manuscrit était alors déjà en lecture chez des éditeurs parisiens. Entre-temps, une version PDF avait circulé sur Internet... Dans mon texte, «Meursault» est prononcé par l’un des personnages secondaires : «Moursou», comme «morceau» en francarabe. Ainsi, Monsieur Albert est traité à un certain moment de «Moursou di Roumi», pour dire en fait : «Morceau de Français». Je vous ai dit que j’avais lu l’incipit, et bien entendu la première phrase. C’est ma manie : l’intérêt pour toute première phrase de roman. J’ai même publié, en 2000, chez un éditeur que j’admire, François Guérif (Rivages / Noir) tout un roman sur le sujet : «L’homme de la première phrase», dédié à la mémoire de l’ami Tahar Djaout. Et je crois bien que Youcef, le héros de ce roman noir, qui collectionne les plus belles «premières» de la littérature mondiale, n’aurait pas retenu celle qui ouvre «Meursault, contre-enquête».

Et que pensez-vous de sa réception triomphale en France ?

Je dirai, et sans établir de commune mesure, ce que Jean-Paul Sartre avait dit en apprenant l’attribution du Nobel à Albert Camus : «C’est bien fait !»…

Kamel Daoud a été récemment interdit de conférence, notamment à Tizi-Ouzou. Quel commentaire faites-vous ?

Ceci est inadmissible. On peut déplorer ses digressions essentialistes ou son fier détachement de la cause palestinienne qu’il justifie par le refus, trop commode, de la solidarité sélective, mais de là à lui interdire de rencontrer son public, et dans son propre pays qui plus est, c’est inadmissible parce que c’est liberticide. Or, la liberté d’expression, que l’expression soit en français, en arabe ou en berbère, fait partie intégrante de l’indépendance : brider la première, c’est trahir la seconde, laquelle est déjà et depuis longtemps assez bafouée. Et c’est, finalement, donner raison à Albert Camus et tout à la fois à Jean Amrouche. Le premier disait de l’indépendance que c’était «un leurre», et le second prévenait : «Une Algérie spécifiquement arabe provoquerait le même malaise ontologique que celui suscité par la fiction de l’Algérie française».