Maria - Antonietta Macciocchi : Pour Gramsci

30/04/2018 19:06

 Maria-Antonietta Macciocchi

Pour Gramsci

 
 
 

Préface

 

Quarante ans après sa disparition ― Gramsci est mort à la suite d'un calvaire de dix ans dans les prisons de Mussolini, le 27 avril 1937  ― les marxistes s'aperçoivent enfin, en dépit des innombrables orthodoxies qui ont maquillé se sa pensée et qui se sont développées dans la gauche européenne amscisilence l'œuvre et la vie d'Antonio Gramsci. Ce livre, écrit en 1973 et publié en France en 1974 a été, je crois, le premier travail d'ensemble visant  ressusciter la pensée de Gramsci au moment où, dans la hâte et la confusion, chacun se met à parler de lui comme pour combler une lacune de plus en plus visible dans la crise qui secoue le marxisme en Occident.

Dans cette préface, je veux tenter de poser les questions politiques que la publication des œuvres de Gramsci et ma lecture politique  ont réactualisées. Pourquoi la pensée gramscienne est-elle actuelle ? Parce que le marxisme vit une crise qui nous oblige à un réexamen profond, à une autocritique rigoureuse. Il faut prendre conscience que cette crise ne signifie pas une faillite mais qu'elle est au contraire la prémisse indispensable pour évier la faillite, le premier pas vers la re-naissance. Si l'on ne veut pas que le marxisme devienne la célébration de rites universitaires ou le hobby de quelques grands professeurs, il est indispensable de faire nôtre la leçon de Gramsci, théoricien de l'analyse de la société et des classes, comme préalable pour diriger l'assaut du prolétariat. Gramsci démontre que le texte ( contre le fétichisme de la formule ) ne vit que de son insertion dans les actions qu'il permet. La théorie révolutionnaire se déploie dans le développement de la société comme mode des connaissances et procédure de sa transformation; elle n'a pas affaire à la société comme à un se  objet qui vient du dehors, mais elle s'y inscrit à partir du lieu où la théorie révolutionnaire s'est produite, où elle a à se reproduire. L'actualité de Gramsci est la leçon d'un marxisme vivant, une leçon de méthode, face à la crise actuelle du marxisme. Le primat de la politique.

Gramsci fut d'abord le théoricien qui sut réfléchir sur le sens d'une triple défaite : défaite des communistes devant le triomphe du fascisme et du grand capital. Défaite d'une stratégie originale en Occident du monde ouvrier devant les consignes absurdes d'un stalinisme sans frontières. Défaite théorique enfin ― ce que Gramsci appelait le " Waterloo * idéologique " ― devant un retour en force de l'économisme au sein des stratégies syndicales et surtout politique. Il a donc fallu attendre id'étude gramscienne. Jusque-là, Gramsci n'était que le buste prestigieux du père d'un second Risorgimento. Mais sous ce buste, il n'y avait rien.

Dans la première édition des Lettres de prison ( publiée en 1947 ), les censeurs togliattiens n'avaient pas hésité à minimiser la tragédie de l'intellectuel révolutionnaire à contre-courant dse l'orthodoxie ( contre le caractère sacré de la " la ligne du Parti " et la subordination totale à l'URSS ) afin de faire coller à tout prix sa figure de " penseur maudit " avec le model en acier inoxydable de l'homme ou Macedonia, des caches du Dr Faivre, un rasoir avec des larmes de recharge et un peu de coton pour repriser ses chaussettes. Avant d'être embaumé politiquement, Gramsci fut neutralisé, édulcoré, idéalisé..

Reprenons les faits. Lorsque, en octobre  1926, un mois avant son arrestation, écrit au CC du parti bolchevique : " Vous êtes aujourd'hui en train de détruire votre œuvre; vous dégradez et vous courez le risque de réduire à rien la fonction dirigeante que l'URSS a conquise sous l'impulsion de Lénine... ", Togliatti lui répond de Moscou : " Votre pessimisme laisse supposer que vous mettez en doute la ligne du Parti " ― Lénine est mort ― " il faut exprimer ta propre adhésion à cette ligne " ― celle de Staline  ― " sans restriction aucune ". Gramsci lui répond à son tour : " Tout ton raisonnement est entaché de bureaucratie. " C'est en citant ces lettres de 1926, que l'Humanité écrit : " Le désaccord entre les deux hommes ne remettra pas en cause leur accord sur le fond. " Mais de quel accord s'agit-il ? 1931 consacre la disparition politique de Gramsci; lors du IVe congrès qui se tient à Cologne, Togliatti s'empare de la direction du Parti et en expulse les éléments de " gauche " ( comme Bordigia ) et certains " droitier " ( Leonetti, Ravazzoli, Tresso ) qui, dans la ligne de Gramsci, désapprouvaient   thèse stalinienne officielle de la lutte " classe contre classe " selon laquelle l'Internationale communiste, sur la base d'une analyse économique et d'une ligne aventuriste, face à la crise de 1929, visait comme ennemi fondamental la social-démocratie qui devait être assimilée au social-fascisme. Gramsci, en prison, s'opposa fermement à cette ligne et estima que " la politique du Parti n'était pas juste " ( A. Lisa. Incarcere con Gramsci , 1973 ). Peut-on, dans ces conditions, parler d'un " accord sur le fond " ? .

D' un côté, Togliatti, proconsul à qui sa duplicité devant Staline et le Komintern conférere une sorte de " grandeur " intellectuelle. Des l'autre, Gramsci qui écrit : " L'histoire du capitaine qui coule avec son navire est moins irrationnelle qu'on ne le croit " ( allusion à son arrestation, le 8 novembre 1926 ). N'oublions pas que la luttte contre Gramsci fut d'une extrême violence : un prisonnier, militant orthodoxe, n'est-il pas allé jusqu'à le traiter, dans son rapport à Togliatti, de " variole anticommuniste " ? On sait aussi que Gramsci fut frappé d'une pierre pendant la promnade dans la cour de la prison de Turi *, avertissement mafioso qui l'obligea à interrompre puis à cesser ses cours politiques aux prisonniers. On peut donc fort bien accepter le témoignage de Tresso en 1937, ou l'hypothèse de Leonardo Paggi dans Rinascita : pour eux, l'exclusion de Gramsci du Parti était inévitable. On connait la phrase du procureur fasciste : " Il faut empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans ". Mais Gramsci écrira, le 27 février 1933 : " J' ai été condamné le 4 juin 1928 par le Tribunal spécial, c'est-à-dire par un collége bien défini d'hommes dont on pourrait donner le nom, l'adresse, la profession... C'est une erreur de penser que tout se résume à cela. Ce qui m'a condomné, c'est un organisme beaucoup plus vaste, dont le Tribunal spécial, qui a rédigé l'acte de condamnation légal, n'a été que la manifestation extrême et matérielle. 

Même si le mistère subsiste, tout ce qui vient d'être dit suffit à expliquer pourquoi le PCI et, à sa suite, le PCI ont confié à des éditeurs bourgeois la publication de " œuvres complètes " d'Antonio Gramsci ( hormis une antologie de ses textes publiée par les Éditions Sociales ** ). Ainsi s'explique la décision pris par Togliatti d'évincer les trente-trois " cahiers " pour en regrouper des morceaux sous des titres que Gramsci ne leur avait jamais donnés ( par exemple : le Matérialisme historique et la Philosophie de Benedetto Croce, comme si Gramsci avait voulu créer un système philosophique ). Enfin, rappelons que Gramsci n'a jamais été publié en URSS que sous forme de très rares extraits. 

Dès lors, on comprend mieux la position du PCI : " Récupérer la mémoire de sa propre histoire ", comm e le voulait Gramsci, est encore de nos jours une opération insupportable pour le dogmatisme qui sait, à l'occasion, retrouver les accents du plus pur stalinisme. 

Aujourd'hui, Gramsci nous oblige à repenser la lutte pour le socialisme en termes de lutte idéogique. Pour lui, le culte fétichiste de l'objectivité représente une représente une espèce  d'opium qui, méconnaissant l'importance du facteur subjectif, alimente l'attente messianique des masses. La fois dans la croissance des forces productives ( comme disent les PC occdentaux ), le mythe du développement captaliste n'est qu'une cage qui enferme les forces révolutionnaires à l'interieur du système capitaliste et les rend incapables de penser une société socialiste qui doit nécessairement passser aussi par la prise du pouvoir dans la superstructure. Gramsci sera donc la mauvaise conscience de tous ceux qui éludent le véritable problème : l'interdépendane entre la lutte politique et la lutte idéologique. La révolution, c'est beaucoup plus qu'un simple trabsfert de proporiété accompli une fois toutes. Pour Gramsci, le consensus des masses, l'hégémonie politique qui permet de diriger avant de dominer, enrichit et dépasse la conception léniniste de la dictature du prolétariat; il permet à celui-ci " d'exercer son hégémonie avantouvoi même la prise du pouvoir et c'est une des conditions fondamentales pour la rendre possible " . En utilisant cette clef pour lire Gramsci, on peut mesurer le vide stratégique existant en face de nombreux problèmes qui se posent : crise économique, faillite du modèle de développement de la société industrielle, déclin de la vieille hégémonie bourgeoise, etc. " Le drame, c'est que le vieux monde est en train de mourir alors que le nouveau n'arrive pas encore à naître " . Il ne s'agit donc plus, pour les divers partis communistes, de devenir les aspirants gestionnaires du capitalisme réformistes, sous couvert de " compromis historique ", de " programme commun " ou du " unon du peuple de France ", à travers une politique d' alliance nouée ou dénouée selon la conjoncture mondiale, ou bien d'attendre la crise générale du capitalisme ( catastrophisme des années trente ), mais de créer des forces révolutionnaires connséquentes, capables d'opérer la révolution intellectuelle des masses. Autre exemple de désaccord : le Gramsci des conseils ouvriers ( celui que l'affaire Lip a, dans un sense, fait renaître ) reste totalement indigeste pour l'orthodoxie communiste, car il s'appuie sur l'initiative du contre-pouvoir ouvrier. Selon Gramsci, pour que les forces révolutionnaires acquièrent une nouvelle vision intellectuelle et morale, il est nécessaire de supposer une entière liberté de débat à l'intérieur de la superstructure. C'est tout aussi vrai aujourd'hui, mais la gauche ― communiste ou non communiste ― semble toujours terriblement archaïque en matière de morale révolutionnaire. 

Trois points pour conclure :

1. La fonction du Parti : toute l'analyse de Gramsci s'appuie sur la thèse selon laquelle sans un parti révolutionnaire cohérent et une direction révolutionnaire juste, le mouvement de lutte des masses ne peut parvenir à la victoire, même dans les conditions objectivement favorable. Sans une force " subjective " mûre, les conditions " objectives " sont insuffisantes. Les anlyses de Gramsci relatives à la nature et aux tâches du Parti exercent un grand pouvoir de séduction politique à nos jours. C'est que le parti révolutionnaire ― qui ne peut pas se figer en procédures ou se cananoniser en principe, sous peine de mort ― est l'intellectuel organique que la classe ouvrière se donne pour produire son hégémonie. Cela veut dire qu'un parti ne vaut que pour autant qu'il exerce cette fonction de " révolutionnaire " la conception du monde de l'intérieur et au près des masses dont la participation active à la construction du socialisme est la condition sine qua non de la possibilité même du socialisme.

2. Le rôle des intellectuels, à l'époque où la grande crise, la grande faillite se situe au niveau du rapport entre intellectels et pouvoir : selon Gramsci, ils sont appelés à devenir un élément indispensable de la stratégie révolutionnaire pour " l'acquisition de la signification totalement autonome du marxisme ". Pour Gramsci, la culture n'est jamais séparée de la politique car " une théorie est précisément révoluétionnaire dans la mesure où elle est élément de séparation et de distinction consciente en deux camps et où elle constitue un sommet inaccessible au camp adverse ". Le rôle - charnière qu'il assigne aux intellectuels dans le " bloc historique " ( liaison dialectique infrastructure et superstructure ) n'est-il pas déjà de nature à transformer celui - ci en fore organique et non plus simple union électorale ? Même triomphe, comme en Italie ?

3. Le fascisme : Gramsci est le preemier à analyser non seulement en tant que réaction armée du capitalisme mais aussi en tant que longue guerre superstructurelle qui vise la manipulation de l'inconscient des masses petite-bourgeoises.Enfin, Gramsci est le seul à analyser avec courage les responsabilités du mouvement ouvrier face au coup d' État. C'est probablement des raisons pour lesquelles les écrits de Gramsci de 1923 à 1926  sont inconnus. On vient justement de publier pour la première fois un texte de 1923 sur le fascisme qui montre bien la dureté d'une telle critique : " Pourquoi la classe ouvrière a-t-elle été vaincue ? Pourquoi n'est-elle pas unie ? Il est nécessaire de faire une impitoyable critique de nos faiblesses, il est nécessaire de se demander tout d'abord pour quelles raisons nous avons perdu, ce que nous étions, où nous voulions arriver... Voilà quelle était la pricipale raison de la défaite des partis révolutionnaires italiens : ne pas avoir eu d'idéologie, ne pas l'avoir communiquée aux masses, ne pas avoir fortifié la conscience des militants à l' aide de convoctionsctant morales que psycologiques. Comment peut-on alors s'étonner que quelques ouvriers soient devenus fascistes. 

 
M. A. Macciocchi
Paris, 25 juin 1975.