Marxisme, féminisme et libération des femmes

09/03/2017 18:24

Marxisme, féminisme et libération des femmes

 

Photo de Elisabeth Gurley Flynn

 

Sharon Smith

Inessa Armand, la première dirigeante du Département des Femmes dans la révolution russe de 1917, a fait l’observation suivante : « Si la libération des femmes est impensable sans le communisme, le communisme est également impensable sans la libération des femmes ». Cette affirmation résume parfaitement le rapport entre la lutte pour le socialisme et la lutte pour la libération des femmes : l’une et l’autre sont impossibles séparément.

La tradition marxiste intègre depuis ses origines, avec les écrits de Karl Marx et Friedrich Engels, la lutte pour la libération des femmes. Dès le « Manifeste Communiste », Marx et Engels ont argumenté sur la manière dont la classe dominante opprime les femmes, en les reléguant au rang de « citoyennes de deuxième classe » dans la société et au sein de la famille : « Pour le bourgeois, sa femme n’est autre chose qu’un instrument de production. (..) Il ne soupçonne pas qu’il s’agit précisément (pour les communistes) d’arracher la femme à son rôle actuel de simple instrument de production. »

Marx n’a pas consacré beaucoup d’espace dans « Le Capital » pour décrire le rôle qu’accomplit le travail domestique des femmes dans le capitalisme. Il n’a pas non plus examiné l’origine de l’oppression des femmes dans la société de classes en dépit du fait qu’il avait pris une énorme quantité de notes ethnologiques sur cette question vers la fin de sa vie.

Après la mort de Marx, Engels a utilisé certaines de ces notes pour son livre « L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat », où il analysait l’apparition de l’oppression des femmes en tant que produit de l’apparition de la société de classes et de la famille nucléaire. Malgré le fait que plusieurs révisions ont été nécessaires pour actualiser les thèses du livre d’Engels, celles-ci furent pionnières, dans ce domaine à son époque, en tant que contribution à la compréhension de l’oppression des femmes. En particulier parce qu’Engels écrivait dans l’Angleterre victorienne qui n’était pas, pour le moins, une ère très brillante en ce qui concerne à la situation des femmes.

De fait, dans « L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat », il est frappant de constater l’attention soigneuse qu’accorde Engels aux aspects personnels de l’oppression des femmes au sein du cadre familial, y compris la dégradation dont souffrent les femmes à cause de leurs maris et avec un degré d’inégalité inconnue dans les sociétés antérieures. Engels qualifie l’apparition de la famille nucléaire comme « la défaite historique du sexe féminin au niveau mondial ». Bien que les notes de Marx suggèrent que cette défaite historique mondiale commence et se développe pendant une période de temps plus longue, précédant et conduisant à l’apparition de la société de classes, avec comme résultat final un énorme recul dans l’égalité des femmes par rapport aux hommes.

En outre, Engels soutient explicitement que le viol et la violence contre les femmes ont commencé à l’intérieur de la famille dès ses origines : « L’homme a pris aussi le commandement dans le foyer ; la femme a été dégradée et réduite à la servitude ; elle a été transformée en esclave de sa luxure et en un simple instrument pour la production d’enfants (…). Pour garantir la fidélité de sa femme et, par conséquent, la paternité de ses enfants, elle est livrée sans conditions au pouvoir du mari ; si ce dernier la tue, il ne fait qu’exercer ses droits. »

Engels a également expliqué comment l’idéal de la famille monogame dans la société de classes reposait sur une hypocrisie fondamentale. Depuis ses débuts, la famille a été marquée par le « caractère spécifique de la monogamie seulement pour la femme, mais non pour l’homme ». Tandis que les actes d’infidélité des femmes sont durement condamnés, on les considère par contre comme « honorables chez l’homme ou, dans le pire des cas, comme un petit péché contre la morale qu’on peut allègrement assumer ».

Esclavage domestique

S’il est une chose que l’on peut souligner, depuis le début de la tradition marxiste quant à l’émancipation des femmes, c’est que le problème n’a jamais été théoriquement considéré comme une question qui ne concerne que les femmes, mais bien comme un domaine dans lequel l’ensemble des révolutionnaires, tant les hommes que les femmes, doivent s’impliquer. C’est ainsi que le révolutionnaire russe Léon Trotsky a écrit que « Pour changer nos conditions de vie, nous devons apprendre à regarder au travers des yeux des femmes ». De même, V.I. Lénine qualifiait souvent l’oppression des femmes au sein de la famille comme de « l’esclavage domestique ».

L’esclavage domestique auquel Lénine faisait référence est un élément central dans la théorie marxiste sur l’oppression des femmes car la source de cette dernière réside dans la fonction de la famille en tant que reproductrice de la force de travail pour le capitalisme et dans le rôle inégal de la femme en son sein. Tandis que la famille des classes dominantes a fonctionné tout au long de l’Histoire comme une institution permettant de transmettre l’héritage entre les générations, avec le surgissement du capitalisme, la famille de la classe travailleuse a assumé la fonction de fournir au système une offre abondante de main d’œuvre.

C’est un moyen bon marché pour les capitalistes – mais non pour les travailleurs ! – de reproduire la force de travail, tant en termes de recomposition quotidienne de la force de travail actuelle, que pour assurer sa croissance numérique avec de futures générations de travailleurs. Cette configuration situe presque toute la charge financière de l’éducation des enfants et du maintien du foyer sur les épaules des unités familiales de travailleurs, qui dépendent essentiellement des salaires ou des parents pour leur survie, au lieu que cette dépense sociale soit assumée par le gouvernement ou par la classe capitaliste.

L’apparition de la famille de la classe travailleuse a également commencé à différencier clairement le caractère de l’oppression dont souffrent les femmes des différentes classes ; le rôle des femmes des classes dominantes est de reproduire la descendance qui héritera de la richesse familiale tandis que la fonction des femmes de la classe travailleuse est de maintenir les générations de travailleurs d’aujourd’hui et de demain au sein de leur propre famille ; autrement dit la reproduction de la force de travail pour le système capitaliste.

Engels soutenait que le rôle de la « femme prolétaire » signifiait que « l’épouse se transformait en servante principale (…)  ; si elle mène à bien ses tâches au service privé de sa famille, elle est exclue de la production publique et se retrouve sans salaire ; et si elle veut prendre part à la production publique et obtenir un salaire indépendant, elle ne peut se consacrer à ses devoirs familiaux ».

Actuellement, les exigences du travail et de la famille entrent en concurrence entre elles et sont une source importante de stress pour les mères travailleuses. Surtout dans les familles ouvrières qui ne peuvent se permettre le luxe de payer des services externes de nettoyage, de lavage, de cuisine et d’aide pour les tâches domestiques.

Pour renforcer l’institution familiale, l’idéologie de la classe dominante oblige les femmes et les hommes à assumer des rôles de genre différenciés de manière rigide, avec notamment l’idéal de la mère « femme au foyer » pour les femmes, soumises à l’homme « chef de ménage » et responsable des moyens d’existence économiques de celui-ci – et cela n’a pas d’importance de savoir si ces « idéaux » correspondent ou non aux vies réelles de la classe travailleuse.

Depuis les années 1970, la grande majorité des femmes font partie de la force de travail et, cependant, ces idéaux familiaux persistent toujours, tout comme l’idée que la femme est mieux dotée pour assumer les tâches domestiques au sein de la famille. Le rôle de la femme comme gardienne d’enfants au sein de la famille réduit son statut à celui de citoyenne de seconde zone au sein de l’ensemble social, vu qu’on présuppose que sa principale responsabilité et sa plus grande contribution est d’être au service des besoins individuels de sa famille.

Ainsi, c’est en comprenant que le rôle de la famille est la clé pour comprendre la position de citoyennes de seconde zone dont souffrent les femmes dans la société que nous répondrons à ces questions élémentaires : pourquoi n’a-t-on pas encore approuvé (aux Etats-Unis – NdT) l’Amendement à la Constitution sur l’Egalité des Droits qui garantit l’égalité de base devant la loi pour les femmes ? Pourquoi les femmes sont-elles reléguées au rôle d’objets sexuels, sujettes à l’approbation ou à la désapprobation des hommes ? Pourquoi, nous les femmes, sommes-nous, encore aujourd’hui, en train de lutter pour le droit de contrôler et de décider sur notre propre corps et notre vie reproductive ? Tout a commencé avec la famille, mais ses répercussions s’étendent bien au-delà de la vie au sein de la famille.

Les dirigeants de la Révolution russe de 1917 avaient compris non seulement le rôle central de la famille à la racine de l’oppression des femmes, mais aussi que les difficultés pour atteindre l’égalité des genres au sein de la famille conditionnaient la libération des femmes dans l’ensemble de la société. Trotsky écrivit en 1920 ; « Parvenir à l’égalité réelle entre l’homme et la femme dans la famille est un problème ardu. Toutes nos habitudes domestiques devront être révolutionnées avant que cela ne puisse se produire. Et, cependant, il est évident que s’il n’y a pas de véritable égalité entre le mari et sa femme dans la famille, tant au quotidien que dans leurs conditions de vie, nous ne pourrons pas parler sérieusement de leur égalité dans le travail, dans la société ou même dans la politique. »

Lutter contre l’oppression

La Révolution russe avait également commencé à aborder, tant au niveau théorique que pratique, la lutte contre l’oppression en tant que partie intégrante de la lutte pour le socialisme, en argumentant que le parti révolutionnaire doit être le « tribun des opprimés ». Lénine expliquait ainsi comment l’objectif de la prise de conscience révolutionnaire requiert la volonté des travailleurs à défendre les intérêts de tous les opprimés dans la société, en tant que partie intégrante de la lutte pour le socialisme : « La conscience de la classe ouvrière ne peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas habitués à réagir contre tout abus, toute manifestation d’arbitraire, d’oppression, de violence, quelles que soient les classes qui en sont victimes, et à réagir justement du point de vue social-démocrate, et non d’un autre. »

Cette formulation est extrêmement importante pour comprendre le rôle du mouvement socialiste non seulement dans la lutte des classes, mais aussi dans la lutte contre toute forme d’oppression. Cette formule peut s’appliquer au traitement spécifique de l’oppression des femmes et ce qu’elle signifie, tant en théorie que dans la pratique.

Ce que Lénine souligne dans cet extrait est que, bien que le système capitaliste repose essentiellement sur l’exploitation de la classe ouvrière (et la classe est la clé de la division dans la société entre exploiteurs et exploités), en même temps, ce système utilise également d’autres formes spécifiques d’oppression pour se maintenir. Et ces formes d’oppression affectent les individus de toutes les classes, et pas seulement les ouvriers.

Quelques exemples, aujourd’hui bien connus, peuvent aider à illustrer ce point plus facilement. Premièrement ; le préjugé « racial » : le fait de conduire une voiture, quand on est noir ou métis, n’est pas un problème qui n’affecte que les membres de la classe travailleuse. Le fait de conduire une Mercédès de haute gamme, en portant des vêtements coûteux, ne libère pas des préjugés racistes et n’empêche pas de se faire arrêter par la police.

Prenons un autre exemple, cette fois ci spécifique aux femmes : le « plafond de verre ». Il existe une raison simple qui explique pourquoi les hautes sphères du monde patronal et politique sont toujours et d’une manière écrasante majoritairement blanches et masculines : c’est le racisme et le sexisme pur et dur. Il y existe un cercle interne, blanc et masculin, qui régit la société et où ni les noirs ni les femmes ne sont invités à entrer.

Ce serait une erreur de se dire : « Pourquoi donc se préoccuper de quelques riches ? L’oppression dont ils souffrent n’a rien de comparable à celle dont souffrent la classe travailleuse et les pauvres ». Cela est peut être en partie vrai, mais ce que Lénine défendait ici est que la défense des droits de tous les opprimés est non seulement indispensable pour lutter efficacement contre l’oppression, mais est aussi nécessaire pour préparer la classe travailleuse pour diriger la société dans l’intérêt de toute l’humanité.

Comment pouvons nous aujourd’hui concilier ces deux aspects du marxisme : le rôle des révolutionnaires dans l’auto-émancipation de la classe ouvrière et celui de défenseurs de tous les opprimés, quelle que soit leur classe sociale ?

Il est facile pour nous d’embrasser la cause des femmes travailleuses, de former des syndicats et d’organiser des grèves pour réclamer le droit à l’égalité salariale. C’est une lutte évidente à laquelle nous apportons notre soutien inconditionnel. Mais la vérité est que le monde est beaucoup plus compliqué et certains des plus importants mouvements contre l’oppression, y compris le mouvement féministe pour l’égalité entre les hommes et les femmes, n’ont pas surgi en se basant sur l’appartenance de classe.

Je crois que l’évidence démontre que les mouvements des années 1960 et du début des années 1970 – le mouvement de libération des femmes, le mouvement de libération des homosexuel-le-s, les mouvements pour la défense des droits civiques et pour le Black Power, furent de puissantes luttes sociales qui eurent un effet transformateur tant dans la conscience des masses en général que dans la conscience de la classe travailleuse en particulier.

Féminisme

La progression du mouvement de libération des femmes dans les années 1960 a eu un effet durable dans la société et c’est la raison pour laquelle la droite a passé ces 40 dernières années à s’attaquer à toutes les conquêtes des mouvements féministes. C’est pour cela aussi que le féminisme en tant que tel a été l’objet d’attaques qui tentaient de caricaturer les féministes en les présentant comme un groupe de femmes « frustrées », égoïstes et dépourvues de sens de l’humour, qui n’aiment pas les hommes et ne sont pas attirantes pour eux, ce qui expliquerait pourquoi elles passent leur vie plongées dans une mentalité de victimisation en imaginant voir des attaques sexistes partout.

Ainsi, en ce moment de l’histoire, alors que le féminisme a souffert ces 40 dernières années d’attaques soutenues dont on ne sait quand elles se termineront, la dernière chose à faire est d’attaquer le féminisme. Nous devons au contraire défendre le féminisme par principe, en tant que défense de la libération des femmes et en opposition au sexisme. Car quelle est la définition du féminisme ? La défense des droits des femmes sur le terrain de l’égalité politique, sociale et économique par rapport aux hommes.

Malheureusement, les marxistes n’ont pas toujours tous compris la nécessité de défendre le féminisme et de valoriser les énormes acquis du mouvement des femmes, même pas après que les années 1960 aient cédé le pas à la réaction. Cela inclut certains marxistes qui appartiennent à notre propre tradition, la Tendance Socialiste Internationale qui, à mon avis, a eu une approche réductionniste de la libération des femmes il y a quelques années. Et je peux également ajouter que notre propre organisation, l’ISO (International Socialist Organization) a porté la marque de cette tradition sur deux points théoriques clés que je veux résumer ici brièvement.

En premier lieu, qu’est-ce que le réductionnisme ? Dans sa forme la plus pure, il suppose que la lutte des classes résoudra d’elle-même le problème du sexisme en révélant les véritables intérêts de classe en opposition à toute fausse conscience. Cette approche « réduit » les problèmes de l’oppression à une question de classe. Elle s’accompagne aussi généralement d’une réaffirmation des intérêts de classe objectifs des hommes à en finir avec l’oppression des femmes, mais sans assumer la question plus difficile : comment affronter le sexisme au sein de la classe travailleuse ?

Bien sûr, cette approximation sommaire ne décrit pas la tradition de la Tendance Socialiste Internationale qui, après les mouvements de libération des femmes des années 1960, a pris très au sérieux la question de la libération des femmes en tant qu’élément central de la lutte pour le socialisme.

Je dirais cependant qu’il y a eu une adaptation dans un sens réductionniste et une tendance à minimiser l’oppression dont souffrent les travailleuses en tant que femmes, ce qui a conduit à une conception théorique erronée sur la question de savoir comment les hommes de la classe travailleuse « bénéficient » de l’oppression des femmes. Je veux aussi clairement indiquer ici que je ne suis pas simplement en train de « désigner du doigt » des autres, vu que, bien que dans une mesure moindre, nous avons, dans l’ISO, adopté une approche similaire.

Au milieu des années 1980, la revue « International Socialism Journal » éditée par le Socialist Workers Party (SWP) britannique a publié un ensemble d’articles et un débat auquel ont participé certains des principaux dirigeants de ce parti qui abordaient les questions que je viens de décrire. Puisqu’il n’est pas possible de résumer ici l’ensemble de ce débat, je me contenterai donc d’en exposer les points les plus significatifs.

Commençons avec un article de 1984 intitulé « Libération des Femmes et Socialisme Révolutionnaire », de Chris Harman, un membre éminent du SWP [1]. Dans cet article, il affirme ceci :

« De fait, cependant, les bénéfices que les hommes de la classe travailleuse perçoivent de l’oppression des femmes sont en réalité marginaux (…). Les bénéfices réels se réduisent à la question du travail domestique. La question est donc de savoir jusqu’à quel point les hommes de la classe travailleuse bénéficient du travail non rémunéré des femmes. Ce que les hommes de la classe travailleuse gagnent, directement, en termes de travail de leur femme, peut être plus ou moins estimé. C’est la quantité de travail qu’ils devraient réaliser s’ils devaient laver et cuisiner pour eux-mêmes. Cela ne peut représenter plus d’une heure ou deux par jour. C’est une lourde charge pour une femme qui doit réaliser ce travail pour deux personnes après une journée de travail rémunéré, mais non un énorme bénéfice pour l’homme travailleur ».

Il ne semble pas nécessaire de s’appesantir à signaler que ces commentaires de Harman décrivent seulement les bénéfices « marginaux » que reçoivent les hommes dans des couples sans enfants à charge de la femme au sein du foyer…

Un autre militant du SWP, John Molyneux, a contesté les arguments de Harman en disant que les bénéfices que tirent les hommes sont bien plus que « marginaux » : « Harman nous dit que ‘c’est une lourde charge pour une femme qui doit réaliser ce travail pour deux personnes après une journée de travail rémunéré’… mais s’il en est ainsi, pourquoi n’est-ce pas un bénéfice important pour l’homme travailleur de ne pas devoir le faire ? ».

Les arguments de Molyneux provoquèrent une réponse aigre de Lindsey German et Sheila McGregor, membres du Comité central du SWP, à laquelle Molyneux répondit de la même manière. Ce débat ne s’est pas terminé avant 1986. Lindsey German affirma que : « Les différences et les avantages que les hommes obtiennent ne sont en aucune façon énormes ; il n’y a pas non plus de bénéfices aussi substantiels comme ceux avancés par John. Par conséquent, il n’y a pas de base matérielle à l’idée que les hommes seraient ‘achetés’ en échange de ces avantages ».

Sheila McGregor a argumenté contre les positions de Molyneux comme si ce dernier était en train d’abandonner complètement le marxisme : « Si nous devons avoir une théorie adéquate sur l’oppression des femmes et sur comment lutter contre elle, nous devons nous baser sur la tradition marxiste. La position de John selon laquelle les hommes de la classe travailleuse bénéficient de l’oppression des femmes est un premier pas vers l’abandon de cette tradition. »

Au cours de ce débat, la position a donc évolué de celle soutenue par Harman (le caractère « marginal » des bénéfices obtenus par les hommes) à l’affirmation selon laquelle les hommes de la classe travailleuse ne bénéficient absolument en rien de l’oppression des femmes, couplée à celle selon laquelle les avantages que les hommes tirent des femmes au sein de la famille ne sont pas « substantiels ».

Bénéfices

S’il est exact que c’est le capital qui est le premier bénéficiaire, tant de l’oppression des femmes dans la famille que de toutes les saletés sexistes qui sont utilisées pour renforcer le rôle de la femme en tant que citoyenne de seconde zone – ainsi que du fait que les hommes de la classe travailleuse ont un intérêt de classe objectif à la libération des femmes – il faut dire que présenter les choses ainsi ouvre la voie à une tendance à minimiser la gravité de l’oppression dont souffrent les femmes et à ne pas prendre au sérieux la nécessité de la combattre au sein de la classe travailleuse.

Il suffit de comparer sur cette question les arguments du SWP avec les commentaires de Lénine lui-même en 1920 qui, quelques années après la Révolution russe, dans ses conversations avec la révolutionnaire allemande Clara Zetkin, traitait en détail des obstacles à la libération des femmes : « En est-il une preuve plus évidente (de l’oppression continue des femmes) que le fait que les hommes regardent tranquillement les femmes s’user à un travail monotone, éreintant, qui absorbe leur temps et leurs forces : les soins du ménage ? Ils voient avec cela se rétrécir peu à peu l’horizon de leurs compagnes, se ternir leur esprit, ralentir le battement de leur cœur, faiblir leur volonté. Il n’y a que très peu de maris, même parmi les prolétaires, qui pensent à alléger sensiblement les peines et les soucis de leurs femmes ou même à les en débarrasser complètement, en les aidant au « travail féminin »… La vie domestique de la femme, c’est le sacrifice quotidien d’elle-même dans de petits riens. L’ancienne domination du mari survit sous une forme latente. (…) Il faut extirper jusqu’aux moindres vestiges l’ancien point de vue esclavagiste, dans le parti comme dans les masses. Cela concerne nos tâches politiques au même titre que la formation urgente d’une équipe de camarades, hommes et femmes, qui ont une sérieuse préparation théorique et pratique pour exécuter et faire progresser le travail du parti parmi les femmes laborieuses ».

Le parti bolchevique, tant avant qu’après la Révolution, a consacré des ressources considérables au développement et à l’éducation des femmes ouvrières et paysannes à travers son Département des Femmes, tout en luttant contre les attitudes sexistes des hommes de la classe ouvrière.

Alexandra Kollontaï, qui fut une membre importante du parti bolchevique et l’une de ses principales théoriciennes sur les questions de l’oppression des femmes, a assisté en 1917 au premier congrès pan-russe des syndicats dans lequel elle fit un appel aux hommes de la classe ouvrière pour qu’ils soutiennent l’égalité salariale des travailleuses. Voici ce qu’elle leur dit : « Les travailleurs ayant une conscience de classe doivent comprendre que la valeur du travail masculin dépend de la valeur du travail féminin et que, avec la menace de remplacer la main d’œuvre masculine par la main d’œuvre féminine meilleure marché, le capitaliste peut faire pression sur le niveau salarial des hommes. Seule l’absence de compréhension peut amener ces derniers à voir cette question comme un simple ‘problème de femmes’ ».

C’est pourquoi je voudrais dire qu’aujourd’hui notre approche devrait être plus accord avec la théorie et la pratique des bolcheviks, non seulement en ne minimisant pas le degré d’oppression subie par les femmes (ou de n’importe quel groupe opprimé) au sein de la classe travailleuse, mais aussi en réalisant un effort sérieux, sur tous les fronts, pour combattre cette oppression.

En outre, le féminisme est en réalité un mouvement large et à multiples facettes, avec des tendances très différentes et avec des bases théoriques également très diverses. Faire du féminisme un « épouvantail » en le présentant dans ses formes les plus bourgeoises pour ensuite le démolir et finalement penser que nous avons déjà fait notre travail intellectuel, ne fait que rendre un bien pauvre service à la lutte contre l’oppression des femmes. Il existe d’importants débats entre les féministes que nous avons en grande partie ignorés et qui peuvent jouer un grand rôle pour faire progresser notre compréhension, tant de l’oppression des femmes que du marxisme lui-même.

Féminisme bourgeois

Je ne dis pas ici que nous devons embrasser, sans distinction et sans attitude critique, toutes les tendances du féminisme. De fait, il existe une aile spécifique que nous devons traiter avec une hostilité ouverte : le féminisme bourgeois ou petit-bourgeois. Les femmes de la classe dominante et de la classe moyenne subissent l’oppression elles aussi, mais cela ne signifie pas que nous pouvons leur faire confiance pour élaborer une stratégie qui les amènent à répondre aux souffrances de la vaste majorité des femmes qui font partie de la classe travailleuse.

Au contraire, l’augmentation du nombre des femmes dans les directions d’entreprises et sur les listes électorales au cours de ces 45 dernières années a institutionnalisé le féminisme de la classe moyenne sous la forme d’organisations telles que la « National Organization for Women » et la « Feminist Majority Foundation », qui ne voient aucun problème à consacrer exclusivement leur attention aux besoins des femmes des classes moyennes et dirigeantes.

Cela a donné lieu, depuis les années 1990, à ce qu’on a appelé le « Power Feminism ». L’auteure féministe Naomi Wolf a résumé le mieux cette nouvelle approche dans son livre de 1994, « Fire with Fire ». Dans cet ouvrage, Wolf a forgé le terme de « Power Feminism » (le féminisme de pouvoir) comme alternative à ce qu’elle appelle le « Victim Feminism » (le féminisme victimaire) qui, selon elle, inclut les « vieilles habitudes » héritées de la gauche révolutionnaire des années 1960, comme le « réflexe anticapitaliste », la « mentalité sectaire » et l’ « aversion envers le système ».

Wolf admet que le capitalisme est « l’oppression de beaucoup par quelques-uns », mais elle ajoute que « suffisamment d’argent sauve la femme de beaucoup d’oppression sexuelle ». Tel est, en quelques mots, le message de Wolf : les femmes doivent embrasser le capitalisme et obtenir tout l’argent et le pouvoir qu’elles peuvent pour elles-mêmes. En pervertissant le marxisme, elle soutient que « tant qu’à attendre la ‘révolution’, les femmes seront dans une meilleure position si elles ont les moyens de production dans leurs propres mains (…) les entreprises dirigées par les femmes peuvent être les cellules du Pouvoir Féministe du 21e siècle ».

De fait, Wolf assume les différences de classe entre les femmes en argumentant qu’ « il va y avoir des moments où les agressions d’une femme contre une autre seront salutaires, et mêmes revitalisantes parce qu’elles seront le corolaire du fait d’avoir atteint la pleine participation sociale (…). Il y a des femmes qui dirigent, qui critiquent et qui licencient d’autres femmes et celles-ci, parfois, de manière compréhensible, haïront leur courage ».

Aucun socialiste et aucune féministe ne doit se sentir obligé de s’allier avec le « Power Feminism » ou toute autre branche de ce féminisme de classe moyenne. Le féminisme bourgeois n’est en rien nouveau et le point de vue des bolcheviks sur lui est encore très instructif pour nous aujourd’hui. Une fois de plus, c’est Alexandra Kollontaï qui nous présente une approche applicable à la situation actuelle. Dans un pamphlet de 1909 intitulé « Les fondements socialistes de la Question de la femme », elle explique pourquoi il ne peut y avoir d’alliance entre la classe travailleuse et les femmes de la classe dominante, en dépit de certains aspects de leur oppression partagée : « Le monde des femmes se divise, comme celui des hommes, en deux camps ; les intérêts et les aspirations d’une partie les rapprochent de la classe bourgeoise tandis que l’autre est en étroite relation avec le prolétariat dont le projet émancipateur inclut une solution complète de la question de la femme. Ainsi donc, bien que les deux parties poursuivent en général la ‘libération de la femme’, leurs objectifs et intérêts sont distincts. Chacune des parties établit de manière inconsciente ses propositions initiales à partir des intérêts et des aspirations de sa propre classe, ce qui donne une couleur spécifique de classe aux objectifs et aux tâches qu’elles établissent pour elles-mêmes (…). Malgré l’apparente radicalité des revendications des féministes (bourgeoises), il ne faut pas perdre de vue le fait que les féministes ne peuvent, en raison de leur position de classe, lutter pour la transformation fondamentale de la société sans laquelle la libération de la femme ne pourra être complète ».

 

Séparatisme

 

Il existe un second courant du féminisme que les marxistes et les féministes socialistes doivent rejeter sans détour, bien qu’il ne se soit pas tellement développé depuis les années 1970. Il s’agit du « séparatisme », qui insiste sur le fait que tous les hommes de la classe travailleuse partagent avec tous les hommes de la classe dominante le système du patriarcat qui opprime les femmes.

Contrairement à l’utilisation actuelle du terme patriarcat, qui se limite à décrire un système sexiste, le ségrégationnisme a priorisé l’oppression des femmes au dessus de toutes les autres formes d’oppression, y compris le racisme.

Par exemple, dans l’analyse du viol réalisé par Susan Brownmiller dans un livre publié en 1975, « Against our Will : Men, Women and Rape » (Contre notre volonté : hommes, femmes et viol), elle arrive à des conclusions ouvertement racistes dans son récit du lynchage d’Emmett Till en 1955. Till était un jeune homme de couleur âgé de 14 ans qui, lors d’une visite d’été dans sa famille dans un Mississippi où régnait une ségrégation racial pure et dure, a commis le « crime » de siffler au passage d’une femme blanche mariée, Carolyn Bryat. Une stupidité d’adolescent pour laquelle Till fut torturé, achevé par balles et son corps jeté dans la rivière Tallahatchie.

Malgré le lynchage cruel de Till, Brownmiller décrit le jeune noir et son assassin comme s’ils partageaient le même pouvoir, en utilisant un positionnement ouvertement raciste : « Il est rare qu’un cas, comme celui de Till, permette d’exposer avec autant de clarté les antagonismes sous-jacents dans le groupe social masculin pour l’accès aux femmes (…). En termes concrets, l’accessibilité à toutes les femmes blanches était en discussion ».

D’autres courants du féminisme ont eu un parcours ambigu. La théorie du système dual, adopté par certaines féministes socialistes, tentait de combiner des analyses du capitalisme et du patriarcat, mais elle a été largement incapable de dépasser la contradiction inhérente au fait d’essayer de combattre ces deux structures parallèles : l’une requiert l’unité des hommes et des femmes de la classe travailleuse dans une même lutte contre l’ennemi commun (le capitalisme) tandis que l’autre exige l’unité des femmes de toutes les classes contre l’ennemi commun (le patriarcat) dont font partie les hommes de toutes les classes sociales.

Le féminisme de la Troisième Vague, dans les années 1990, a dépouillé la théorie du patriarcat de sa primauté dans un effort conscient pour donner la même priorité à la lutte contre le racisme et pour les droits des LGBT, ce qui représentait un énorme pas en avant. Mais, en même temps, les partisans de ce courant sont tombés dans le piège post-moderniste de l’individualisme et se sont retirés de la lutte collective en donnant la priorité aux changements dans le style de vie et le langage par rapport à la construction d’un mouvement capable de défier le système.

Les féministes marxistes

Le courant féministe auquel on a prêté le moins d’attention est celui des féministes socialistes et des féministes marxistes qui sont celles – je le réalise maintenant – qui ont apporté au cours des dernières décennies la contribution la plus importante pour faire progresser la théorie sur l’oppression des femmes.

Ces féministes ont reçu peu d’attention sur tous les fronts. Pendant le règne du post-modernisme, la majorité des post-modernistes, y compris les féministes post-modernistes, ont rejeté leur contribution parce qu’elles avaient adopté une théorie unificatrice (le marxisme). En même temps, elles furent également ignorées par de nombreux marxistes (y compris nous-mêmes, de la Tendance Socialiste Internationale), simplement parce qu’elles étaient féministes. Ce n’est seulement qu’aujourd’hui qu’elles reçoivent l’attention qu’elles méritent.

Ce groupe de féministes a développé et élargi la compréhension marxiste du rôle que les femmes jouent dans la reproduction de la classe travailleuse dans le système capitaliste. Partant des concepts de base que Marx a élaboré dans « Le Capital » sur le rôle de la reproduction sociale (autrement dit, le processus par lequel le système capitaliste se maintient et se reproduit à travers les générations), des féministes comme Lise Vogel, (dont le livre « Marxism and the Oppression of Women » sera prochainement réédité par Haymarket Books) les ont repris là où Marx s’était arrêté et, pour la première fois, ont développé une compréhension sophistiquée du rôle du travail domestique en utilisant le concept de Marx de « travail nécessaire ».

J’aimerais aussi mentionner la contribution de Martha Giménez, dont l’application du marxisme à l’oppression des femmes est déjà ancienne. Tout comme Vogel, Giménez a joué un rôle important dans les débats avec d’autres féministes sur de nombreuses questions essentielles, comme celle de la reproduction de la force de travail en tant que « service » presté en faveur du Capital et non des hommes.

Comme le disait Giménez en 2005 : « La notion selon laquelle, sous le capitalisme, c’est le mode de production qui détermine le mode de reproduction et, en conséquence, les rapports inégaux observables entre les hommes et les femmes, n’est pas une forme d’‘économisme’ ou un ‘réductionnisme de classe’. C’est au contraire la reconnaissance du réseau complexe d’effets à un niveau macro agissant sur les relations hommes-femmes dans un mode de production qui est impulsé par l’accumulation du capital et non par la satisfaction des besoins humains. Soutenir le contraire, en postulant l’interaction ‘mutuelle’ entre organisation de la production et organisation de la reproduction, ou en donnant la primauté causale à cette dernière, revient à ignorer l’importance théorique de la subordination de la reproduction à la production ».

Ces féministes n’ont pas seulement joué un rôle clé dans les avancées de la théorie marxiste sur l’oppression des femmes, elles nous rappellent en outre que le marxisme est une théorie vivante et pleinement actuelle qui est encore en processus de développement. Et qu’approfondir la théorie marxiste et féministe signifie aussi approfondir et élargir le potentiel de notre future pratique dans la lutte contre l’oppression des femmes.

Finalement, je crois qu’il faut également insister sur le fait que nous avons non seulement besoin d’une théorie marxiste et féministe, mais aussi d’une pratique marxiste et féministe dans la lutte pour la libération des femmes. Cette pratique doit inclure la construction d’un parti révolutionnaire, car sans un parti socialiste révolutionnaire une révolution socialiste ne peut triompher.

Bien qu’une révolution socialiste ne libérera pas automatiquement les femmes, elle créera par contre les conditions matérielles pour ce faire. Et c’est dans le processus révolutionnaire, dans toutes ses étapes, de la première à la dernière, que les révolutionnaires doivent jouer un rôle crucial en combattant toutes les oppressions, pas seulement celles venant d’en haut, mais aussi celles qui existent à l’intérieur de la classe travailleuse. Il n’y a pas de substitut possible à ce processus. Marx l’a clairement laissé entendre quand il soutenait que « la révolution est nécessaire, non seulement parce qu’il n’y a pas d’autre moyen pour renverser la classe dominante, mais encore parce que la classe subversive ne peut arriver qu’au travers d’une révolution à se débarrasser elle-même de toute la vieille pourriture du passé, et à devenir capable de fonder une société sur des bases nouvelles ».

Si le rôle des révolutionnaires est indispensable, nous serons plus efficaces si nous ne minimisons pas les défis auxquels nous sommes confrontés dans la lutte contre le sexisme au sein de la classe travailleuse, si nous les reconnaissons pleinement et si, sur ces bases, nous développons une stratégie qui a pour objectif de mobiliser la force de l’ensemble de la classe travailleuse autour de l’objectif de la libération des femmes.

Sharon Smith, féministe marxiste étatsunienne, est une dirigeante de l’International socialist Organization (ISO) et l’auteure du livre « Women and Socialism : Essays on Women’s Liberation » (Haymarket Books, 2005)

Source :

https://socialistworker.org/2013/01/31/marxism-feminism-and-womens-liberation

Traduction française pour https://www.Avanti4.be : G. Cluseret

[1]  Je veux préciser que Harman a été, selon moi, un grand marxiste de son époque qui a joué un rôle clé dans la formation de beaucoup d’entre nous dans l’ISO. Ainsi, le point que je décris ici représente une petite, mais significative, faille dans sa contribution par ailleurs importante au marxisme.