Miguel Ángel ASTURIAS : « MONSIEUR LE PRESIDENT »

27/10/2014 21:20
 

Miguel Ángel Asturias

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Écrivain et diplomate guatémaltèque (Guatemala 1899 – Madrid 1974).

D'origine à la fois espagnole et maya (dualité qui marquera profondément son œuvre), il obtient le grade de docteur en droit (1923) avec une thèse sur les problèmes sociaux des Indiens de son pays. À l'université – période qu'il évoquera dans Vendredi des douleurs (1972) –, il collabore à El Estudiante, périodique qui attaque violemment le dictateur Estrada Cabrera, au pouvoir depuis 1898 et destitué en 1920. En 1924, il se rend à Paris où il étudie l'anthropologie sous la direction de Georges Raynaud, et traduit en espagnol le Popol Vuh, livre sacré des Mayas, et les Annales de Cakchiqueles. Il se lie avec Romain Rolland, Barbusse, Valéry, Anatole France et les surréalistes. En 1930, il part pour Madrid où il publie ses Légendes du Guatemala. Il visite la Grèce, l'Égypte et la Palestine, puis retourne dans son pays (1933), où il enseigne la littérature à l'École de droit. Asturias, qui avait été correspondant du quotidien El Imparcial de Guatemala, auquel il envoyait des chroniques et des contes (ainsi qu'à de nombreux périodiques du continent américain), fonde l'éphémère journal Éxito, puis, de 1937 à 1945, dirige le premier journal parlé de son pays (Diario del aire). En 1946, il publie à Mexico – où il vient d'être nommé attaché culturel–  son roman Monsieur le Président, remarquable par son style à la fois caricatural, picaresque et poétique, première dénonciation moderne de la dictature, dont il montre les mécanismes, souligne les aspects mythologiques et prouve le caractère fatal dans bien des pays d'Amérique latine. Diplomate à Buenos Aires (1948), il y publie Hommes de maïs (1949), où, au-delà de l'anecdote, il évoque la permanence des mythes indigènes, l'affrontement de deux mondes, celui de la raison et celui de l'imagination, celui de la civilisation judéo-chrétienne et celui des cultes précolombiens, le mythe et la réalité. Après Paris (1952), il est nommé ambassadeur au Salvador (1953). Lorsque Castillo Armas prend le pouvoir, il s'exile en Argentine (1954). C'est l'année où il publie son roman le Pape vert. Viennent ensuite les contes de Week-end au Guatemala (1956), réquisitoire contre la United Fruit Company, qui s'est approprié, grâce aux complicités de dirigeants locaux, la majorité des plantations du pays. Le roman les Yeux des enterrés(1960) est un appel aux luttes sociales et à la grève générale pour que le peuple recouvre les terres dont on l'a dépouillé. Inquiété à Buenos Aires après la chute du gouvernement Frondizi pour ses déclarations anti-impérialistes, Asturias s'installe à Paris en 1962, et voyage dans plusieurs pays d'Europe. L'année suivante, il publie Une certaine mulâtresse qui, comme le Miroir de Lida Sal (1967), relève d'une inspiration à la fois lyrique et légendaire. Gómez Montenegro, qui vient de restaurer la démocratie au Guatemala (1966), nomme Asturias ambassadeur à Paris, fonction dont il se démettra en 1970. En 1967, l'écrivain obtient le prix Nobel de littérature. Outre ses romans et ses contes, ses très nombreuses chroniques journalistiques, Asturias a publié plusieurs recueils de poèmes (Petit Rayon d'étoiles, 1929 ; Avec le mors aux dents, 1942 ; Bolívar, 1955 ;Claire Veillée de printemps, 1965), des pièces de théâtre (Soluna, 1955 ; l'Audience des confins, 1957), des essais (Amérique latine et autres essais, 1968 ; Trois des quatre soleils, 1971), et des traductions de Sartre, de Claude Simon et de Robbe-Grillet.
L'œuvre d'Asturias est celle d'un « homme à l'image de la forêt », comme l'a défini Marcel Brion. Farouche défenseur des Indiens, victimes des conquérants espagnols, puis de la domination économique des États-Unis, Asturias s'est toujours dressé contre l'injustice, la dictature, l'impérialisme. Cet écrivain engagé est aussi un poète tellurique qui sait faire passer dans ses vers toute l'inspiration de la tradition indienne, toute la grandeur de la luxuriante nature de son continent. Romancier, il se situe sous le double signe d'un surréalisme très particulier, magique et primitif, et d'un réalisme parfois fantastique. Jamais l'histoire n'est absente de ses récits, où son imagination se déploie dans le chatoiement perpétuel d'un langage aux multiples niveaux et aux mille séductions, passionné ou ironique, argotique ou familier, musical ou rude, mais toujours porteur d'un message de fraternité avec les humbles et les exploités.
 
Miguel Ángel Asturias

 

El señor Presidente
 
couverture originale
 

ASTURIAS

MONSIEUR

LE PRESIDENT

POST-FACE

 

     Ce roman a fait date dans les lettres latino-américaines. Il est inspiré par le régime du dictateur Estrada Cabrera, figure historique du Guatemala au début du siècle.
     Monsieur le Président est la chronique politique et sociale d’un pays plongé dans les ténèbres de la tyrannie, où chacun vit sous la menace, obligé de choisir entre la mort et la compromission ; c’est aussi un roman d’amour. Sur un fond d’angoisse et de cruauté, l’amour donne à ce livre un incomparable élan lyrique.
     Monsieur le Président se lit avec passion. On y retrouve l’écriture singulière d’Asturias, nourrie des rythmes mayas aussi bien que du langage populaire guatémaltèque, et enrichie par une incessante invention d’images.

Traduit de l’espagnol par

Georges Pillement et Dorita Nouhaud

Texte intégral

Couverture :
Jose Clemente Orozo, Las Soldaderas
Museo de Arte Moderno, Mexico
Photo Roland / Artepho

 

*          *          *
Préface 
     Miguel Angel Asturias fut un être d’exception double d’un écrivain hors pair et son maître roman, Monsieur le Président, une œuvre à tous égards remarquable.
     L’aspect physique déjà de cet homme était le reflet d’une personnalité singulière. Le vieil écrivain guatémaltèque semblait condenser en lui tout le savoir d’une culture millénaire en même temps que toutes les souffrances d’un peuple meurtri par les épreuves que lui inflige l’histoire depuis cinq siècles. Asturias portait sur son noble visage de métis toute la tristesse du vaincu et toute la force du témoin à charge.
     Cinquante années durant, Miguel Angel Asturias aura été un témoin privilégié des convulsions historiques de l’Amérique centrale, si tragiquement présentes aujourd’hui dans la presse et la conscience mondiales et, en même temps, un acteur de premier plan de la vie politique de son pays. Sans jamais avoir exercé des fonctions réellement politiques ( son rôle fut toujours de représentation ), il aura plus fait pour sa patrie et pour son peuple que la plupart des généraux qui sévissent en kyrielles  successives sur ces régions que tous ont contribué à laisser actuellement exsangues. Dieu sait, pourtant, que c’est une terre généreuse et d’une nature paradisiaque, une terre qui mériterait un meilleur sort.
     Son remarquable coup de plume, ses prises de position d’un anti-impérialiste courageux et sans ambigüité, l’autorité que lui conférait une œuvre exemplaire et, enfin, le prestige planétaire d’un Prix Nobel de Littérature plus que nul autre mérité, ont permis à Miguel Angel Asturias de faire entendre haut et fort sa voix qui est aussi celle d’un peuple réduit au silence depuis la conquête espagnole.
     Aujourd’hui, alors que le panorama littéraire mondial se voit envahi par une foule d’auteurs latino-américains  à succès et alors que la mode est à l’exotisme tropical, on a trop tendance à oublier que Miguel Angel Asturias continue d’être la figure de proue d’un engagement littéraire dans lequel la qualité de l’écriture, l’ingéniosité de l’invention et la dimension esthétique de la création ne le cèdent en rien à la force du témoignage ni à la vigueur de la dénociation.
     Avec des textes tels que Monsieur le Président, l’impact d’Asturias est d’autant plus grand qu’il parvient à dépasser le cas particulier d’une dictature classique, désormais banale sous ces latitudes américaines, pour donner un tableau hyper-réaliste parfois, surréaliste souvent, mais toujours juste et crédible, du phénomène dictatorial. Grâce à sa verve fleurie et très excessive ainsi qu’à sa remarquable capacité d’invention, Asturias se révèle être un extraordinaire créateur de mythes.
     Paul Vaéry le pressentait déjà lorsqu’en 1933, à l’occasion d’une visite que lui rendait Asturias en compagnie de Francis de Miomandre pour le remercier d’avoir préfacé ses légendes du Guateemala , le poète lui avait dit : « Il ne faut pas rester ici, je vous assure que vous écrivez des choses auxquelles nous, Européens, ne songeons même pas. Vous venez d’un monde qui est en formation, vous êtes un écrivain en formation, votre esprit est en effervescence en même temps que la terre, les volcans, la nature. Il faut que vous retourniez vite là-bas pour que cela ne se perde pas. Sinon, vous risquez de devenir ici, à Paris, un simple imitateur, un auteur sans aucune importance. »
     Tous les spécialistes s’accordent pour dire que le roman latino-américain a acquis véritablement ses lettres de noblesse avec Miguel Angel Asturias. Cela se passait bien avant que le phénomène appelé « boom du roman latino-américain » ne vienne faire irruption sur la scène de la littérature mondiale avec une cohorte d’écrivains de talent dont le succès éditorial a contribué à révolutionné l’industrie du livre. A tel point que l’on a pu parler de renouveau du genre ou d moins de la relance au Nouveau Monde d’un genre littéraire qui s’était essoufflé dans l’ancien. Le roman, selon certains, aurait trouvé ses limites dans la décadence ou la disparition des catégories sociales qui en avaient été le support tout au long du siècle dernier et la première moitié du présent en Europe. Mais il aurait retrouvé en Amérique latine les conditions socio-économiques qui lui ont donné un deuxième souffle.
     Ce n’est pas le lieu, ici, d’entrer dans ce débat. Il fallait néanmoins signaler que l’explosion du roman latino-américain n’est pas le résultat d’une génération spontanée. C’est la culmination d’un processus de créations narratives qui prend son départ après la grande convulsion politique et sociale de la Révolution mexicaine. Cet événement fit prendre conscience à tout un continent d’un certain nombre de réalités politiques, économiques et sociales. Il engendra des espoirs, puis des déceptions, bientôt transformées en frustrations, qui trouvèrent leur expression dans une littérature de témoignage, d’engagement et de dénonciation extrêmement abondante dans toute l’aire méso-américaine.
     La découverte culturelle du monde indigène fut l’occasion, en particulier dans les régions andines, de tout un courant littéraire, dit indigéniste, dont la production n’est pas toujours exempte de conventionnalisme pour ne pas dire d’une certaine médiocrité. Tellurisme et indigénisme sont les deux facettes d’une création qui ne parvient pas toujours à se sublimer en œuvres d’art de dimensions majeures. Les auteurs voulant trop en faire, essayant de forcer la sympathie des lecteurs et peignant sans nuances les tares d’une société trop injuste, donnent davantage dans le travers de la polémique et de la propagande que dans la littérature.
     Asturias s’est également abreuvé à la source indigéniste, mais il a su, mieux que la plupart de ses confrères, éviter l’écueil du schématisme et de la caricature. Connaissant le monde indien de l’intérieur, pour être métis et pour avoir longtemps vécu à son contact, et de l’extérieur, pour avoir fait  de la problématique indigène un objet d’étude et de préoccupation de tous les instants, il est parvenu mieux que tout autre à capter l’âme indienne et il a pu pénétrer son monde magique.
     Asturias a su mettre au service de son art, mieux que quiconque, toutes les potentialités d’une culture préhispanique riche d’innombrables légendes quichés, mayas et cachiqueles. Il a exploité les mythes complexes et merveilleux élaborés par ses ancêtres au cours de siècles de contact et d’adaptation à un milieu dans lequel le surnaturel imprime une empreinte profonde et quotidienne : lacs, volcans, tremblements de terre sont autant d’éléments telluriques qui ont contribué à l’élaboration d’un monde mental, d’une cosmogonie et d’une mythologie très riches où transparaissent un profond attachement à la terre ainsi qu’à un certain fatalisme.
     La publication de Monsieur le Président ( en 1946 ) est contemporaine de la grande vague des indigénistes. Ce roman contient des passages de la même veine, mais il comporte quelque chose de nouveau qui lui donne une autre allure et une plus grande dimension. L’indigénisme d’Asturias est subtil. Il n’assène pas au lecteur la description d’une infra-humanité indienne victime  de toutes les injustices, ni d’un « lumpen-paysannat » spolié, exploité et malmené. Il procède de façon beaucoup plus impressionniste, par petites touches qui configurent peu à peu un monde indigène au plus bas niveau de l’échelle sociale, certes, marginalisé, sans doute, mais pas encore génocidé par les dictatures successives comme il l’est, malheureusement, de nos jours. Tout cela sans préjudice, lorsque besoin en est, de la dénonciation sans détours de telle ou telle injustice dont sont victimes les Indiens qui constituent, ne l’oublions pas, une très forte proportion de la population guatémaltèque.
     Rappelons-nous, même si ce n’est pas le meilleur exemple de sa prose, le chapitre où le général Eusobio Canales en fuite est accompagné par un guide indien qui lui explique, dans un langage très typé, le sort réservé à ses congénères. Avec une remarquable simplicité, cet indigène lui démonte le mécanisme juridico-économique qui permet aux bureaucrates, aux avocaillons et autres accaparateurs, de dépouiller les Indiens de leurs enfants, de leurs terres et de les jeter sur les routes ou dans la périphérie des villes. Là, ils deviennent la proie facile de gros propriétaires de plantations et de patrons sans scrupules ou alors ils grossissent les rangs de tous les marginaux, les démunis et les laissés-pour-compte d’une société scandaleusement inégalitaire.
     Ce n’est, cependant qu’un aspect d’un récit riche de mille facettes duquel se détache le thème privilégié  de la dictature. Il faut pourtant reconnaître que ce n’est pas l’originalité de ce thème, mais son traitement, qui fait l’intérêt principal du roman. Parmi la foule d’auteurs plus ou moins connus qui ont abordé le sujet, il faut citer l4espagnol Ramón del Valle Inclán dont le récit, Tirano Banderas, met en scène une dictature latino-américaine caricaturale dans le style, démesuré par sa truculence, qui lui était si particulier. Il fut, sans doute, l’initiateur d’une veine thématique fort exploitée depuis avec un bonheur variable.
     Sans dresser un catalogue de tous ces auteurs, il nous faut citer au moins pour mémoire, les plus grands : Aléjo Carpentier et son recours de la méthode ( 1974 ), Agusto Roa Bastos et son moi, le suprême ( 1974 ) et Gabriel Garcia Márquez et L’autonomie du patriarche ( 1976 ). Mais aucun des ces « géants », à notre avis, en dépit de la qualité de leurs créations, n’est parvenu à donner un texte de la force, de  la violence et de la poésie de Monsieur le Président. Car, au risque de tomber dans la banalité, il nous faut bien dire qu’il s’agit là d’un chef-d’œuvre , d’un vrai, de ceux dont on peut affirmer qu’il en est un par génération tout au plus.
     On doit reconnaître que ce roman est le résultat d’une longue gestation de plus de dix ans, comme nous le signifie les dates dela fin du texte. Au cours de cette décennie, Asturias a eu tout loisir de travailler son sujet, de compléter son histoire et de polir son récit. Pourtant, son manuscrit terminé restera  prudemment inédit encore quatorze années. Exactement la durée de la dictature de Jorge Ubico, l’allié inconditionnel des Etats-Unis et le grand protecteur des intérêts de la United Fruit au Guatemala, qui aurait très bien pu, lui aussi, se reconnaître dans le roman. L’auteur a dû attendre 1946 et le régime démocratique du professeur Juan José Arévalo pour se décider, enfin, à publier son livre.
     Avec Asturias, l’acte de l’écriture, sans prendre sa signification politique, acquiert une dimension esthétique nouvelle grâce à l’art, à la manière et aux matériaux utilisés. Sa grande maîtrise lui a permis d’échapper aux pièges de l’anecdote facile, aux dangers du récit circonstanciel  et aux recettes de la couleur locale. Ces procédés auraient fait de son récit un médiocre document folklorique ou un pamphlet sans lendemain, comme on l’a trop souvent vu avec certains textes du même genre. Au contraire, Asturias a su projeter son roman par-delà le particularisme, vers une dimension continentale voire universelle, qui l’ont consacré comme l’un des maîtres de la littérature latino-américaine. Son roman n’est pourtant pas de pure fiction. Il est incontestablement parti de l’observation d’une réalité élémentaire. Par quelles recettes a-t-il donc réussi ce tour de force ? Comment a-t-il fait pour éviter les écueils d’un texte polémique ou d’un réquisitoire politique sans dimension esthétique ?
     La première réussite vient de la non-localisation géographique. On devine que l’action se déroule en Amérique, en Amérique tropicale plus précisément. Cependant, sa localisation reste assez floue pour que tout Latino-américain, quelle que soit sa nationalité, de l’Amérique centrale au Cône sud, se reconnaisse dans une histoire qui pourrait être celle de son propre pays à un moment donné. Car les dictatures sévissent dans ces contrées à l’état endémique avec des poussées plus ou moins virulentes selon les époques.
     Il est généralement admis, et une foule de détails permettent de l’affirmer, que le personnage réel qui servit de support à la création du protagoniste évoqué par le titre du roman, est Manuel Estrada Cabrera. Ce dictateur gouverna avec une poigne de fer de Guatemala au début de ce siècle, de 1898 à 1920 ; Autant dire qu’il marqua très profondément l’enfance et l’adolescence d’ Asturias. Pourtant, son roman, loin d ‘être la biographie de ce personnage fantasque et ténébreux, se présente comme la peinture d’une tyrannie dépersonnalisée qui finit par acquérir sous la plume du romancier une dimension mythique.
     Les descriptions physiques du personnage sont très rares. Il n’est presque jamais mis en scène, à tel point qu’on en vient même à douter de son existence réelle. Cependant, jamais personnage n’aura eu une présence aussi obsédante, aussi pénétrante que cet archétype terrifiant du satrape sanguinaire, car le texte est traversé  par tout un système référentiel de faits et d’observations qui nous le rendent présent à chaque  instant.
     Il aurait pu s’agir d’un tyranneau d’opérette  de plus, comme le journalisme et la littérature se sont trop souvent complu à nous les montrer dans le monde latino-américain, protagonistes de drames navrants ou d’aventures sans lendemain. Celui-ci a une toute autre épaisseur et c’est précisément  son absence corporelle du récit, remplacé par une présence diffuse, comme une sorte d’atmosphère fétide qui envahirait tout, qui donne à ce personnage une consistance  et une réalité accablantes.
     La répression érigée en système exclusif de gouvernement, la délation élevée au rang de vertu civique, la terreur omniprésente, l’injustice érigée en loi, la déchéance morale et l’abjection dans laquelle le tyran a plongé son peuple, composent un tableau  qui serait excessif sans le talent d’Asturias pour doser  les effets. Car notre auteur semble se complaire dans l’évocation  des aspects les plus sordides, grotesques et repoussants qi ne sont sans doute que la manifestation agressive  de l’expressionnisme avant-gardiste. Cela traduit une ferme volonté d’interpeler  la conscience et la sensibilité du lecteur ; et ce dernier y croit, il compatit et s’indigne devant autant d’ignominie.
     On aura donc compris que Monsieur le Président est un roman éminemment politique. La dénonciation des tares sociales, des méthodes et pratiques des régimes de pouvoir despotique, exacerbées par un autoritarisme pathologique, tient une place fondamentale. Ce régime favorise le servilisme, l’arrivisme, la dénonciation et flatte les instincts les plus bas de l’homme au service d’une tyrannie grotesque et méprisable.
     Mais le roman n’est pas uniquement cela, car il est à la fois unique et pluriel. C’est également social, un roman indigéniste comme nous l’avons déjà signalé et c’est, enfin, un roman d’amour. Camila et Michel Visage d’Ange sont des héros malheureux qui se rattachent à une ancienne tradition d’amants tragiques immolés par la volonté d’un personnage tout-puissant, sadique et capricieux. Car le dictateur capitalise tous les défauts, toutes les abjections et, qui plus est, à un degré superlatif.
     Il est néanmoins crédible, parce que la réalité historique latino-américaine pullule d’anecdotes que l’imagination la plus féconde  n’oserait proposer. Que l’on songe, par exemple, au général mexicain Santa Ana organisant les funérailles nationales à sa propre jambe, perdue au cours d’une bataille, ou au Bolivien Melgarejo bradant le tiers de son territoire national contre deux chevaux blancs, ou à cet autre qui faisait disparaître ses opposants politiques en les donnant en pâture aux caïmans de son palais présidentiel. Les exemples de semblables comportements délirants sont légion dans l’histoire de l’Amérique hispanique.
     Monsieur le Président nous restitue un monde de cet acabit. D’emblée, le lecteur est englouti dans une ambiance cauchemardesque. Le récit s’ouvre par la description d’un crime  dans une hallucinante cour de miracles tropicale qu’Asturias nous dépeint avec force détails et dans un style dont la vigueur n’a rien à envier à la virtuosité des plus grands prosateurs. Il y fait preuve  d’une rare capacité de création, tant au plan du vocabulaire qu’à celui de la métaphore.
     Dès la deuxième page, apparaît une petite phrase où il est question d’un prisonnier politique traîné par une patrouille dans la nuit, sous une pluie de coups et suivis par des femmes éplorées. Le ton est donné de ce qui sera l’ambiance étouffante de terreur qui imprègne tout l’ouvrage. Donc, un dément assassine dans des circonstances étranges un homme de main du Président qui le persécutait avec sadisme. Le meurtre du tortionnaire  est le prétexte pour déchaîner une machination répressive qui permettra au dictateur de procéder à une purge de ses opposants politiques ou présumés tels en les accusant d’être des auteurs de l’attentat. Se met alors en marche une parodie de justice qui serait risible s’il n’y allait pas de la vie d’honnêtes citoyens. Sous ce régime, où tout le monde épie tout le monde, les actes les plus anodins de la vie courante peuvent devenir suspects, car sous le règne de l’arbitraire tout innocent est présumé coupable. Tout le monde est soupçonné de comploter contre Monsieur le Président dont la personne s’identifie avec le pays et la nation toute entière.
     La forfaiture de la justice et de ses sbires ne reculera devant aucun procédé pour parvenir à ses fins : on arrachera sous la torture les faux témoignages à ceux qui ont vu le crime, quant aux récalcitrants, on les exécutera tout simplement, comme on fait avec le moustique. Ce mendiant, aveugle et cul-de-jatte , est l’un des rares personnages d’une indiscutable hauteur morale et l’un des seuls capables de préserver sa dignité même au prix de sa vie. Si l’on pouvait se permettre un jeu de mots un peu douteux, mais bien dans le ton de certains passages du récit, on pourrait dire, qu’ne dépit de ses infirmités, c’est l’un des personnages les plus entiers du roman.
     A partir de là, l’auteur met à nu les mécanismes d’un appareil d’Etat mû par les passions les plus basses, stimulées par un sentiment de peur et de suspicion généralisées, dans une société qui ressemble à une vaste entreprise de mouchardage où chacun essaie de se disculper, même s’il n’est pas fautif, en chargeant son voisin. Asturias parvient à élever au rang de catégorie littéraire ce sentiment terrible qui tenaille tous les personnages de son roman y compris le Président lui-même. Ce supermacho que la propagande officielle s’évertue à magnifier détale comme un lapin effrayé, au bruit d’un pétard qui vient d’éclater malencontreusement au cours d’une réception.
     La peur pèse comme une chape de plomb sur l’ensemble de la société et lamine tous les autres sentiments, depuis l’amour familial jusqu’à la solidarité humaine la plus élémentaire. Rappelons-nous l’attitude révoltante des frères du général Canales chargeant de tous les maux de la terre et de toutes les félonies leur propre frère, qu’ils savent pourtant innocent des crimes dont on l’accuse, et refusant même de recevoir leur nièce abandonnée, menacée et sans ressources.
     La dénaturation des sentiments est telle, la dégradation  des relations humaines, polluées par un pouvoir pervers, atteint un tel degré que tout élan pur et noble nous semble déplacé, voire monstrueux, dans l’ambiance corrompue qui imprègne le récit. La solidarité des trois sœurs orphelines avec le général Canales en fuite, l’amour d Visage Ange  —  le beau ténébreux et homme de confiance du Président  —  pour la fragile et vulnérable Camila nous semblent longtemps suspects tellement nous nous sommes imbibés de l’atmosphère malsaine du roman.
     Le lecteur s’attend au pire de ce personnage  étrange qui finit par se prendre aux mailles de son propre filet. Il se transforme alors en victime expiatoire  de la brutalité mégalomaniaque du despote. Aucun châtiment n’est assez cruel pour l’ange déchu qui doit endurer avant de mourir des tortures physiques et morales terrible. Car le satrape a soif de sang et il est toujours prêt à faire rouler la tête de n’importe qui, humbles comme puissants, sous les prétextes les plus futiles. C’est le cas de l’honnête docteur Barreño qui refuse de cautionner la version officielle de la mort de toute une garnison, victime de l’incompétence et de la vénalité de ses confrères de l’hôpital militaire. C’est le cas également de l’obscur gratte-papier qu’il désigne d’un anonyme et méprisant « cette autre espèce d’abruti », coupable d’avoir renversé par maladresse un vulgaire encrier, ou encore du sacristain de la cathédrale, responsable d’un crime de lèse-majesté pour avoir enlevé de la porte de l’église un papier annonçant le jubilé de la mère du Président, acte  jugé hautement subversif alors qu’il ne sait même pas lire.
     Pour toutes ces raisons, on pourrait dire, en dépit du titre, qu’il n’y a pas de protagoniste individuel dans ce roman. C’est le peuple tout entier, plongé dans les ténèbres de la dictature, qui constitue un personnage multiple. Sa résignation ou son héroïsme parfois émergent à travers tel ou tel personnage secondaire forçant l’indignation ou la compassion du lecteur qui ne peut rester indifférent devant tant de malheurs.
     Un aspect du roman est passé jusqu’à présent presque inaperçu. Monsieur le Président est également l’un des premiers récits sur la ville, genre qui a connu son moment de grande vogue il y a quelques années en Amérique latine. Dans ce texte, le tellurisme est urbain. Miguel Ánge Asturias connait remarquablement Guatemala Ciudad dont il nous fait une peinture haute en couleur et pleine de contrastes. Non seulement il se meut avec aisance dans une géographie urbaine qui semble lui être extrêmement familière, mais encore il a une profonde connaissance du paysage humain. Cela lui permet de nous dresser un tableau pittoresque  où pullule un monde bigarré et divers. Il connaît, dans tous ses recoins, la vieille ville coloniale où affleurent les réminiscences architecturales et les noms de lieux qui témoignent d’une profonde acculturation en terre maya.
     Asturias possède  remarquablement les images et la psychologie de groupes sociaux, plus ou moins marginaux, sécrétés par la vie urbaine : mendiants, prostituées, estropiés, ivrognes, clientèles de buvettes louches et de bars à soldats sont autant de portraits et de lieux qu’il nous restitue avec un luxe de détails et une précision qui impliquent une connaissance profonde de ces microcosmes. Tous les laissés-pour-compte, compagnons de misère, se déchirent entre eux, se partagent avec les chiens errants et les vautours les détritus d’une société de nantis profiteurs du régime. Ceux-là sont dans d’autres quartiers, et ils ont moins les faveurs de l’auteur qui a l’air de se complaire dans l’évocation quelque peu malsaine, voire morbide, de spectacles d’où n’est pas absent un certain voyeurisme.
     Ces descriptions de scènes fortes, prises sur le vif dans un monde urbain hostile et féroce avec les plus démunis, ne manquent pas de rappeler certaines séquences du film de Lui Bufiuel, Los Olvidados, tourné en 1950, dans lequel est magistralement mise en scène l’infra-société suburbaine produite par la métropole de Mexico capitale. Mais, chez Asturias, on trouve en prime la dénonciation lancinante des responsabilités dans la description d’un  système politique inique et pervers qui décompose le corps social.
     Cette affinité entre les deux hommes n’est pas si étrange quand on songe que les deux créateurs d’images, filmiques ou narratives, ont fréquenté dans leur jeunesse les mêmes milieux d’avant-garde parisienne où ils ont dû subir des influences surréalistes semblables. L’importance de l’univers onirique dans leurs œuvres témoigne de sources d’inspiration identiques, tout comme leur goût commun pour l’étrange, l’irréel, le fantastique et le monstrueux.
     Remarquable explorateur de rêves, excellent analyste de la démence, Asturias se meut avec aisance d’un spécialiste dans le monde hallucinant des cauchemars et de la folie. Cela li permet de dresser des portraits plus vrais que nature de tarés, de psychopathes et de tortionnaires, faisant preuve d’un don de l’observation et d’une capacité d’intervention peu communs.
     Monsieur le Président, comme la plupart des romans d’Asturias, se rattache  par sa conception et son esprit au courant littéraire connu en Amérique latine sous la dénomination de « réalisme magique » dont le grand romancier cubain Alejo Carpentier définissait ainsi la signification : « Le réalisme magique est une relation privilégiée de la réalité, une illumination inhabituelle ou qui favorise singulièrement les richesses inaperçues de la réalité ».
     Mais personne n’est plus autorisé qu’Asturias lui-même pour expliquer l’appartenance de son oeuvre à ce courant littéraire : « Mon réalisme est magique parce qu’il relève un peu du rêve tel que le concevaient les surréalistes. Tel que le concevaient aussi les Mayas dans leurs textes sacrés. En lisant ces derniers, je me suis rendu compte qu’il existe une réalité créée par l’imagination et qui s’enveloppe de tant de détails qu’elle devient aussi “réelle” que l’autre. Toute mon oeuvre se développe entre ces deux réalités : l’une sociale, politique, populaire, avec des personnages qui parlent comme parle le peuple guatémaltèque ; l’autre, imaginaire, qui les enferme dans une sorte d’ambiance et de paysage de songe. »
    Et, à propos du surréalisme dont on a tant parlé en évoquant son oeuvre, voici ce qu’il en a dit au cours des différentes déclarations : « En tant qu’Hispano-américains, nous sommes iconoclastes de naissance. La violence tellurique de notre continent nous a inculqué le charme de la destruction et le surréalisme a étanché notre soif juvénile de tout jeter à bas pour entreprendre de nouvelles conquêtes. Pourtant, je crois que le surréalisme qu’on attribue à certaines de mes oeuvres relève moins d’influences françaises que de l’esprit qui anime les oeuvres primitives mayaquichées . On trouve dans le Popol Vuh et dans les Annales des Xahil, par exemple, ce qu’on pourrait appeler un surréalisme lucide, végétal, antérieur à tout ce qui nous a connu. » Ou encore : « Je  crois que le surréalisme français est très intellectuel, tandis que, dans mes livres, le surréalisme acquiert un caractère complètement magique, complètement différent. Ce n’est pas une attitude intellectuelle mais une attitude vitale, existentielle. C’est l’Indien qui avec sa mentalité primitive et infantile, mêle le réel et l’imaginaire, le réel et le rêve. D’ailleurs, ajoutait-il, le Guatemala est un pays surréaliste. Tout — hommes, paysages et choses — y flotte dans un climat surréaliste, de folies et d’images juxtaposées. » C’est pourquoi, mes livres, précisait-il, ressemblent aux peintures murales de Mexico où tout est mêlé : paysans, lièvres, archevêques, aventuriers, femmes de mauvaise vie, ainsi que notre nature , vaste plaine et forêts immenses où nous ne sommes que des pauvres petits êtres perdus. » 
     Monsieur le Président est un roman étonnant de modernité. Que ce soit au plan sémantique, narratif ou structurel, il peut être considéré comme un modèle du genre dont se sont vraisemblablement inspirés, peu ou prou, ses successeurs. La créativité de son auteur se manifeste de façon éclatante dans son style, à la fois fluide et coloré, et d’agencement d’une soutenu par une narration où l’attention du lecteur reste constamment en éveil soutenue par un suspens savamment dosé. Son art permet à Asturias de restituer, comme à travers ces miroirs déformants que l’on trouve dans les parcs d’attractions, une réalité qui nous apparaît tantôt affligeante, tantôt monstrueuse ou grotesque. Le lecteur passe ainsi, et sans préambule, de la déception à la révolte ou à l’hilarité. 
L’invention est permanente et débordante qu’il s’agisse du langage ou de l’image. Création de termes inhabituels, associations de mots et d’idées, élaborations d’images poétiques ou saugrenues, toujours très expressives, foisonnent dans un récit où toutes les ressources narratives sont exploitées avec bonheur. Langage populaire, ordurier, policier, amoureux, indien, tout y est, et les trouvailles sont légion. Jeux de mots, jeux d’images et de lumières, lettrisme, phonétique, tout est mis à contribution pour déformer ou transformer les personnages et l’atmosphère déjà exubérante par elle-même. En dépit de la rudesse de l’histoire, la prose de Monsieur le Président est parcourue par un incomparable élan lyrique, obtenu grâce à un remarquable jeu de sentiments et à l’utilisation d’effets de langue et de style tout à fait personnels et réussis. 
Tous ces procédés aident à faire « passer » une histoire par ailleurs très agressive qui met à rude épreuve la sensibilité et les nerfs du lecteur. 
Il en va du style comme de la structure. On est loin avec Monsieur le Président des récits linéaires qui rendent monotone et lassante une lecture chronologique des événements rapportés. Dans ce roman, Asturias se pose en précurseur du récit « éclaté » qui a connu une très grande vogue ces dernières années en Amérique latine. 
Le lecteur est sans cesse sollicité dans toutes les directions par le déroulement, parallèle ou opposé, des tragédies personnelles provoquées par le tourbillon de la dictature qui conditionne tous les aspects de la vie individuelle et collective. Cependant, jamais le fil directeur n’est perdu et c’est là la marque du grand art et du génie créateur. Miguel Angel Asturias invente pour nous un univers multiple, disparate parfois, et le fait vivre à travers un récit multiforme, pour tendre, sans jamais tomber dans l’incohérence, vers un but unique : l’éclosion d’un mythe. 
S’il fallait nous résumer rapidement, nous pourrions dire qu’au point de vue strictement littéraire, la plus grande réussite de ce roman réside dans le mariage parfait entre le fond et la forme. Cette harmonie fait que Monsieur le Président n’est pas tout à fait un roman historique mais bien plus qu’une simple oeuvre de fiction. C’est la transcription géniale d’une réalité délirante passée au moule d’une créativité merveilleuse, dans un langage débridé, et mise en au service d’une noble cause. 
Restons-en là, car nous avons pris le parti dans cette présentation d’éluder le recours aux citations et aux extraits pour étayer nos propos. Nous avons voulu éviter au maximum de dévoiler les péripéties du récit, et c’est volontairement que nous n’avons pas voulu analyser certaines situations. Le lecteur a le droit de découvrir une histoire qui doit lui parvenir vierge dans son intégralité. C’est pourquoi, nous ne voulons pas retarder davantage son plaisir à découvrir un texte exemplaire dont la rencontre le poussera , nous n’en doutons pas, à connaître d’autres aspects de l’oeuvre de Miguel Angel Asturias. 
Mais nous ne pouvons pas résister à la tentation de citer, en guise de conclusion, le jugement très autorisé d’un autre Prix Nobel de Littérature ( le premier décerné, en 1945, à un écrivain Latino-américain ), la Chilienne Gabriela Mistral qui écrivait à l’occasion de la première édition de Monsieur le Président : « Je ne sais d’où vient ce roman exceptionnel écrit avec la facilité de la respiration et de la circulation du sang dans le corps. La fameuse langue parlée que Unamuno réclamait à grands cris, fatigué qu’il était par nos pauvres et prétentieuses rhétoriques, nous la trouvons là, plus vivante et plus vigoureuse que Don Miguel ( de l’Unamuno ) ne l’espérait. Le mystérieux Guatemala, terre où l’Indien demeure pur et intact, offre à notre hypocrisie ( que d’aucuns appellent traditionalisme ) cette oeuvre phénoménale que certains digèreront avec peine ; c’est une cure, une purge , presque une pénitence nécessaire… 
Et, pour terminer, il nous faut rendre justice à Dorita Nouhaud et à Georges Pillement, en disant un mot de leur traduction. Elle est excellente. Rendons hommage mérité à leur louable effort pour nous offrir en français une version digne de l’original. Ce n’était pas une tâche aisée compte tenu des difficultés du texte, de la multiplicité des langages maniés par Asturias, de la syntaxe volontairement torturée ainsi que des multiples inventions. Les traducteurs ont su tirer parti des différents registres de la langue, ainsi que de leur parfaite connaissance de l’auteur et de son oeuvre. 
Thomas GOMEZ 
Casa de Velazquez 
Madrid décembre 1985
*          *          *

Litanie de l'exilé

 

Et toi, l’exilé :

 

Être de passage, toujours de passage,

Ne pas avoir d’ombre mais des bagages,

Toaster bien que la fête ne soit pas la nôtre,

Partager un lit qui n’est pas le nôtre,

Un lit et « notre pain » qui n’est pas le nôtre,

raconter des histoires qui ne sont pas les nôtres,

prendre, laisser des toits qui ne sont pas les

nôtres,

travailler à des tâches qui ne sont pas les nôtres,

parcourir des villes autres que la nôtre,

et dans les hôpitaux qui ne sont pas les nôtres

faire soigner des maux qui ont leur guérison

ou du moins leur soulagement. Mais non le

nôtre,

qui ne peut guérir que par le retour…

:

Et toi, l’exilé

Être de passage, toujours de passage,

à moins que demain, demain ou jamais…

le temps des horloges est un temps factice

qui au lieu du temps mesure l’absence.

Vieillir à coups d’anniversaires

qui ne sont pour nous qu’années décomptées

sur un agenda qui n’est pas le nôtre,

mourir sur une terre qui n’est pas la nôtre,

entendre pleurer ceux qui ne sont pas les nôtres,

et voir un autre drapeau que le nôtre,

recouvrir un bois qui n’est pas le nôtre,

couvrir un cercueil qui n’est pas le nôtre

et des fleurs et des croix qui ne sont pas les

nôtres,

dormir dans une fosse qui n’est pas la nôtre,

se mêler à des os qui ne sont pas les nôtres,

être au bout du compte l’homme sans patrie,

un homme sans nom, un homme sans homme…

 

Et toi l’exilé :

 

Être de passage, toujours de passage,

avoir la terre pour auberge,

avoir pour tout bien des choses d’emprunt,

ne pas avoir d’ombre, mais des bagages,

à moins que demain, demain ou jamais…

_______________

(Rome, hiver 1966)

Miguel Angel Asturias, Poèmes indiens, NRF, Poésie/Gallimard

Traduction : Claude Couffon et René L.F. Durand

 

 
*          *          *
 

         Miguel Miguel Ángel Asturias

El señor Presidente est un roman écrit en espagnol par l'écrivain et diplomate, prix Nobel, Miguel Ángel Asturias en  1946 (traduit en français, sous le titre Monsieur le président. Ce roman est une référence dans la littérature latino-américaine. Le livre décrit le portrait d'un dictateur sud-américain.

Contexte et publication

Monsieur le Président est publié pour la première fois en 1946. Asturias, né en 1899, a alors 45 ans. Mais pour trouver la source de Monsieur le Président, il faut remonter aux toutes premières années de la vie de l'écrivain. Les parents d’Asturias – son père est avocat et sa mère institutrice – sont victimes de la persécution du régime de Manuel José Estrada Cabrera, arrivé au pouvoir en 1898. Le jeune Asturias et sa famille se voient donc contraints de fuir la capitale en 1900. De retour à Guatemala Ciudad en 1907, Asturias termine ses études secondaires puis en 1917 s’inscrit à la faculté de droit. Publiant ses premiers textes dans le journal "El Estudiante" il participe alors activement avec d’autres étudiants à la lutte contre la dictature de Cabrera qui est finalement renversé en 1920. Le dictateur déchu refuse l’exil et décide de se défendre lui-même contre les accusations qu’on lui porte. Asturias est présent lors de son procès, en tant que secrétaire officiel, et peut ainsi observer le dictateur en chair et en os dans le box des accusés. Ses souvenirs lui serviront plus tard à composer la figure du personnage central de son roman. Comme il le dit lui-même :

« Je le voyais presque tous les jours à la prison. Et je compris qu’il ne faisait aucun doute que des hommes comme lui exerçaient un pouvoir vraiment spécial sur les gens. En effet, tant qu'il serait derrière les barreaux, les gens diraient : «Non, ce ne peut pas être Estrada Cabrera. Le vrai Estrada Cabrera s’est échappé. C’est un pauvre vieillard qu’ils ont enfermé ici ».»

En 1922, Miguel Angel Asturias soutient sa thèse intitulée El problema social del indio dans laquelle il dénonce les souffrances et les injustices dont sont victimes les Indiens au Guatemala et qui lui vaut le titre d’avocat et de notaire. Cette préoccupation pour la condition de l’indigénat se retrouvera dans Monsieur le Président, roman en grande partie rédigé suivant le point de vue du peuple. Mais malgré cet arrière-plan social marqué, Asturias précise bien qu’il a écrit Monsieur le Président « sans engagement social »3 d’aucune sorte. Le roman ne se limite pas à sa nation mais au contraire revendique une portée bien plus universelle.

C’est en 1923, que l’on peut situer la genèse de Monsieur le Président. Dans son allocution "Monsieur le président comme mythe" Asturias affirme que le roman « n’a pas été écrit en sept jours mais en sept ans »4. À la fin de l’année 1923, le jeune écrivain rédige un conte en vue d’un concours organisé par une revue du Guatemala. Ce texte,non publié, s’intitule "Los mendigos politícos" ("Les mendiants politiques") et servira de point de départ au roman à venir.

Installé à Paris en 1924 où il suit les cours de Georges Raynaud à la Sorbonne, Asturias fréquente les avant-gardes artistiques et littéraires du moment. C'est dans ce contexte qu'il rédige l'essentiel de Monsieur le Président. Le réalisme magique qu'il développe dans son roman sera notamment influencé par les travaux des artistes surréalistes qu'il rencontre, comme André BretonBenjamin Péret ou Tristan Tzara.

En juillet 1933, Asturias retourne au Guatemala mais il juge préférable de ne pas emporter son manuscrit avec lui, car son pays est désormais aux mains d’un autre dictateur Jorge Ubico Castañeda qui pourrait se reconnaître dans le personnage central du roman. Il confie un exemplaire intitulé Tohil à son ami et futur traducteur, Georges Pillement et en envoie un autre à la ville de Mexico où le roman paraîtra en premier, publié par les Éditions Costa Amic en 1946. À la fin du manuscrit figurent les dates : « Paris, novembre 1925 et 8 décembre 1932 ». Mais treize ans plus tard, revenant sur la trajectoire créative de son œuvre et estimant que la nouvelle "Les mendiants politiques", en constituait le point de départ, Asturias rajoute avant la publication du roman une troisième date juste avant les deux autres : « Guatemala, décembre 1922 ». On peut noter que, même si deux épisodes centraux de Monsieur le Président, le chapitre XII « Camila » et l’ « Épilogue », ont été révisés après 1932 – difficile en revanche de déterminer à quel moment précisément – Asturias ne mentionne sur le manuscrit aucune date postérieure à 1932 comme moment créatif décisif de son roman . Comme le résume Gérald Martin « le roman est pour ainsi dire un texte parisien, avec un prologue et un épilogue guatémaltèques ».

Structure narrative

Monsieur le Président est constitué de trois parties et d’un épilogue. Les deux premières parties retracent des évènements se déroulant de manière suivie au cours d’une même semaine : la première partie s’intitule « 21, 22, 23 AVRIL » et la seconde « 24, 25, 26, 27 AVRIL ». La troisième partie, quant à elle, s’inscrit dans un temps plus long et est intitulée explicitement : « Des semaines, des mois, des années… »

Première Partie

Le roman débute dans la capitale, au pied de la cathédrale, où les mendiants se réunissent à la Porte du Seigneur pour passer la nuit. L’un d’entre eux, surnommé le Pantin, est victime de crises de folie à chaque fois qu’il entend parler de sa défunte mère et les autres mendiants s’amusent à le harceler à ce sujet. Ce soir là, alors qu’il est assoupi, un des fidèles du Président, le colonel José Parrales Sonriente, s’approche du Pantin et lui crie : « Mère !». Le mendiant, réveillé en sursaut se jette alors sur le colonel et le tue.

Par la suite, les autres mendiants sont interrogés et torturés pour qu’ils avouent que c’est le Général Eusebio Canales, qui faisait autrefois partie de l’entourage du Président ainsi que l’homme de loi Abel Carvajal qui sont responsables du meurtre du Colonel. En effet, pour le Juge à qui les mendiants soutiennent que le Pantin est coupable, il est impossible qu’un idiot soit responsable. Pendant ce temps, le Président ordonne à Miguel Visage d’Ange, qui est son homme de confiance, d’aider le Général Canales à s’enfuir avant qu’il ne soit arrêté au matin, pour le meurtre de Sonriente. Le Président, que l’on suppose être à l’origine de ces fausses accusations, souhaite que Canales prenne la fuite car ce serait ainsi la preuve irréfutable de sa culpabilité.

Au café « Le Tous-Tep » dont la gérante est une femme appelée la Serpente, Visage d’Ange rencontre Lucio Vásquez, un policier à qui il explique qu’il va enlever Camila, la fille du Général Canales, ceci afin de couvrir la fuite de ce dernier. Plus tard dans la soirée, Vasquez rencontre son ami Genaro Rodas et alors qu’ils sortent d’un bar, ils aperçoivent le Pantin, à la Porte du Seigneur. Vasquez tue le Pantin, qu’on accuse d’avoir la rage. Genaro Rodas, choqué par ce qu’il vient de voir, rentre chez lui et raconte tout à sa femme, Fedina, y compris l’intention de la police d’arrêter Canales au petit matin.

En pleine nuit, avec la complicité de Vasquez, Visage d’Ange se rend chez Canales, enlève Camila et la ramène au « Tous-Tep » pendant que Canales s’enfuit et que la police alertée pille la maison.

Deuxième partie

Au petit matin, Fedina Rodas se précipite à la demeure de Canales afin de le prévenir de son arrestation imminente pour le meurtre du Colonel Sonriente. Elle arrive malheureusement trop tard et est arrêtée par le Président du Tribunal, comme complice de la fuite de Canales. Fedina est torturée pour qu’elle avoue l’endroit où se cache le général, ce qu’elle ignore. Les soldats lui font « tripoter de la chaux vive »8 puis lui donnent son bébé qui, ne pouvant se nourrir à son sein à cause du goût âcre de la chaux, finit par mourir d’inanition dans ses bras. De retour au « Tous-Tep », Visage d’Ange se rend auprès de Camila. Il essaie de la faire héberger chez ses oncles et tantes mais tous refusent, craignant de perdre leurs amis et d’être associés « à la fille d’un ennemi de Monsieur le Président ». Visage d’Ange se sent partagé entre son attirance physique pour Camila et son désir de faire le bien dans un pays gouverné par la terreur.

Camila est malade et sa santé s’aggrave de jours en jours. Visage d’Ange en est informé et se rend sur le champ au « Tout-Tep » pour la voir. Finalement libérée, Fedina, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même est achetée par une maison close « Le Doux Enchantement » mais lorsqu’on découvre qu’elle garde son bébé mort, serré contre sa poitrine, on la juge folle et l’envoie plutôt dans un hôpital.

Visage d’Ange rencontre au « Doux Enchantement » le commandant Farfan, un homme du Président et l’informe que sa vie est menacée car un ordre a été donné de l’exécuter. Visage d’Ange qui a « si souvent envoyé d’autres à la mort » agit pour la première fois de la sorte en poussant « un homme vers la vie. ». Ce soudain changement de comportement s’explique par l’espoir que Dieu le récompensera de cette bonne action, en sauvant Camila de la mort. Le dernier chapitre de la deuxième partie, montre le Général Canales en fuite, qui arrive dans un village où il est secouru par un Indien et trois sœurs célibataires qui l’hébergent puis l’aident à passer la frontière.

Troisième partie

Une étudiant, un sacristain et l’avocat Abel Carvajal, sont enfermés en prison à l’intérieur d’une même cellule et se racontent comment ils sont arrivés là. Pendant ce temps, la femme de Carvajal, désespérée, se rend chez le Président et d’autres personnages influents comme le Président du Tribunal pour implorer la grâce pour son époux mais tous refusent de la recevoir. À l’issue d’un procès expéditif, accablé par de faux témoins – comme le dit le Juge « Pas d’histoires ; ici il n’y a pas de pelle, ni d’appel, inutile de reculer pour mieux sauter ! » Carvajal est sans surprise condamné à être fusillé.

Le Ticher, professeur d’anglais versé dans le spiritisme et les sciences occultes, dit à Visage d’Ange que s’il aime vraiment Camila, celle-ci pourra peut-être être sauvée par le sacrement du mariage. Le même jour « Camila et Visage d’Ange [s’épousent] au seuil de l’Inconnu. »11. Le miracle survient car Camila recouvre la santé mais une mauvaise nouvelle leur est apportée : le Général Canales, qui préparait une révolution, est mort en lisant dans le journal que le Président de la République avait été témoin au mariage de sa fille. Cette information était bien sûr totalement fausse.

Le Président se prépare a être réélu. La découverte de son affiche de campagne suscite la liesse des clients d’un café. Pendant ce temps, le Président confie à Visage d’Ange une mission diplomatique à l’étranger. Le favori souhaite profiter de cette occasion pour fuir définitivement le régime. Il dit à Camila qu’elle pourra ensuite le rejoindre aux États-Unis sous le prétexte qu’il est très malade. Le couple se sépare mais juste avant d’embarquer pour New York, Visage d’Ange est arrêté par le commandant Farfan, sur ordre du Président. Le favori en disgrâce est molesté puis jeté en prison pendant qu’un imposteur prend sa place sur le navire en partance.

Camila, enceinte, guette anxieusement des lettres de son époux. Elle envoie des télégrammes au Président, sans réponse. Ayant fini par perdre tout espoir, elle déménage à la campagne avec son fils qu’elle appelle Miguel, comme son père. Pendant ce temps, Visage d’Ange est devenu le prisonnier sans nom, dans la cellule 17. Il pense constamment à Camila et c’est cet espoir qui le maintient en vie. Mais un jour, un gardien de prison lui délivre une fausse information selon laquelle, Camila serait devenue la fiancée de Monsieur le Président, pour se venger de son mari qui l’aurait abandonnée. Visage d’Ange en meurt aussitôt de chagrin.

Epilogue

La Porte du Seigneur est en ruines alors que défile un cordon de prisonniers. Le montreur de marionnettes qui habite là, a perdu la raison et chante à tue-tête dans la rue. Des « morceaux de paperasse officielles – désormais inutiles –» s’envolent dans le vent. Le roman s’achève avec une touche d’espoir, avec l’image de la mère de l’étudiant, lisant le rosaire et concluant par un « Kyrie Eleison… »

Analyse

Si l’on observe la structure narrative, on constate que le dictateur en tant que personnage agissant, n’occupe qu’un rôle très réduit dans le roman. Il est en revanche l’éminence grise, le pouvoir supérieur dont les différentes décisions (fausses accusations contre Canales, mission confiée à Visage d’Ange qui aboutit à sa rencontre avec Camila, enfin disgrâce finale du favori) constituent les principaux ressorts de l’action. Asturias adopte un point de vue qui fut le sien en tant qu’enfant et adolescent ayant grandi en dictature. Dans son roman, il fait voir la dictature avec les yeux de ceux qui la subissent. Cela explique notamment pourquoi le personnage du dictateur n’apparaît quasiment jamais dans la narration ce qui ne l’empêche pas d’être présent partout, grâce à la propagande et aux hommes qui font appliquer sa politique de terreur. Cette mise à distance a pour effet de transformer progressivement le Président en une figure supérieure et mythique, d’autant plus puissante qu’invisible.

Asturias multiplie les points de vue dans le roman mais ne se confronte jamais directement à celui du dictateur. Le lecteur ne sait presque rien de son parcours et n’a pas accès à ses pensées. Le dictateur n’a pas de nom, pas plus que le pays qu’il gouverne. Il n’a aucune richesse psychologique et se réduit en quelque sorte à la fonction contenue dans son titre « Monsieur le Président », par lequel il est en permanence désigné. Bien que le personnage s’inspire du dictateur réel Estrada Cabrera, Asturias prend de la distance et offre moins la description d’un dictateur en particulier que de la dictature en général. C’est avant tout l’entreprise de mythification à l’œuvre en dictature qui est mise en lumière, la politique de propagande et les effets sur le peuple qui finit par se convaincre de la nature surnaturelle de son chef, annihilant par là même toute velléité de rébellion. En effet, à quoi bon lutter contre un être d’une nature supérieure ? La dictature se construit sur le modèle de la religion, c'est-à-dire sur une absence ; les dieux doivent être invisibles pour provoquer la ferveur. C’est la distance et le mystère qui en découle, qui permet de donner naissance aux divinités et aux prophètes.

Le style du roman, ce qu’Asturias appelle son « réalisme magique », vient renforcer cette impression surnaturelle. Le dictateur se transforme, devient une figure fantasmée et fantasmatique. L’effacement de l’homme permet la naissance du mythe : le dictateur se fait demi-dieu, surhomme ou encore sorcier capable de commander aux éléments. Au point culminant du roman, le Président est même identifié à Tohil, le Dieu sanguinaire du panthéon maya, établissant ainsi un lien entre le présent et le passé légendaire de l’Amérique précolombienne. Asturias avoue lui-même que le mythe est l’une des façons les plus efficaces de représenter le dictateur. Ce dernier est selon ses propres mots :

« Un homme-mythe, un être supérieur […] qui remplit les fonctions du chef tribal dans les sociétés primitives, investi de pouvoirs sacrés, invisible comme Dieu ; cependant moins il apparaît dans sa corporéité, plus il devient mythologique. »

Le pays où sévit la dictature est lui-même baigné de cette lumière surnaturelle. La ville aussi bien que la campagne sont des espaces mystérieux et oniriques, aux frontières confuses. Il est impossible de fuir la dictature qui se présente comme un univers clos, vivant en autarcie. Ce qui se passe dans le reste du monde est sans importance ou plutôt sans prise aucune sur la vie des habitants. La dictature devient un long rêve interminable dont la mort est le seul réveil possible.

Réception de l’œuvre

Publié pour la première au Mexique en 1946, par les éditions Costa Amic et diffusé au Guatemala, Monsieur le Président reçoit dès le départ un accueil enthousiaste du public et des critiques. Les écrivains et intellectuels de gauche saluent tout particulièrement ses innovations stylistiques et son engagement social et politique – bien qu’Asturias se soit toujours défendu d’avoir écrit un roman social. Toutefois, certains ont pu reprocher à Asturias d’avoir été trop largement influencé par le modernisme européen, ce qui, selon d’autres est au contraire une qualité qui a permis d’insuffler un renouveau dans les lettres latino-américaines

La réception est chaleureuse partout ailleurs en Amérique Latine. Traduit dans de nombreuses langues, le roman connaît par la suite un succès international. En 1952, il est récompensé en France par le Prix du Meilleur Livre Étranger. Tous s’accordent pour reconnaître son avant-gardisme et ses prouesses stylistiques. Le succès des traductions en langue française et anglaise est d’ailleurs assez exceptionnel pour être noté, à une époque où la littérature hispano-américaine est peu diffusée en dehors des pays hispanophones et vient préfigurer le « boom » qu’elle connaîtra dans les années 1960.

En 1967, la consécration survient lorsque Asturias est couronné par le Prix Nobel de Littérature pour l’ensemble de son œuvre. Dans son discours, il confie que la littérature doit être considérée à la fois comme un « témoignage » et un « instrument de lutte ». Il insiste plus particulièrement sur la possibilité de créer un nouveau genre en Amérique latine, basé sur l’héritage indigène présent dans ces pays. Ce nouveau style serait capable de véhiculer l’espoir et la lumière dans « les ténèbres qui nous menacent actuellement ». Ce serait « l’affirmation de l’optimisme de ces écrivains qui ont défié l’Inquisition, ouvrant une brèche dans la conscience des gens pour permettre l’arrivée des Libérateurs . »

Le Comité Nobel, de son côté, évoque Monsieur le Président en ces termes :

« Cette grandiose et tragique satire, raille le prototype du dictateur latino-américain qui est apparu dans plusieurs pays au début du siècle et qui a depuis continué à réapparaître, sa présence étant maintenue par la mécanique de la tyrannie qui, qui pour le commun des mortels, fait de chaque jour un enfer. La vigueur passionnée avec laquelle Asturias évoque la terreur et la défiance qui empoisonnent l’atmosphère sociale de l’époque, fait de son travail à la fois un défi et un acte esthétique inestimable. »

Bibliographie

●  Miguel Ángel AsturiasEl Señor Presidente (ISBN 8437615178 et 9788437615172).

●  Miguel Ángel Asturias,Monsieur Le Président, édition de Thomas Gomez, traduit de l’espagnol par

     Georges Pillement et Dorita Nouhaud, Paris, GF Flammarion, 1987, 349 p.

●  BELLINI, Giuseppe, La narrativa di Miguel Angel Asturias, Istuto Editoriale Cisalpino, Milano,

     Varese, 1966

●  BROWN, James. « A topology of dread : spatial oppositions in El Señor Presidente » Romanische-

     Forshungen, 98, 3-4,1986, pp.341-352

●  CARRACCIOLO, Enrique, « El lenguaje de El Señor Presidente » in Revista de la Universidad de

     Mexico, 22 :12, 1968, pp.5-6

●  MARTIN, Gérald (sous la direction de) El Señor Presidente, edicion del centenario, Université du

     Costa Rica, 2000, 1088 

●  MELON, Alfred , « Le caudillisme dans El Señor Presidente de M.A. Asturias » in Caudillos, caciques

     et dictateurs dans le roman hispano-américain, Paris, Éditions hispaniques, 1970, p. 155-169.

________________________________

 

Porte du Seigneur

 

Éclaire, lumière claire, éclairs de Lucifer ! Comme un bourdonnement d’oreille persistait la rumeur des cloches  de l’angélus du soir, double-mal-être de la lumière dans l’ombre, de l’ombre dans la lumière. Eclaire, lumière claire, éclairs de Lucifer, toutes misères ! Eclaire, lumière claire, toute misère, éclairs Lucifer ! Éclaire, éclaire, lumière claire… lumière claire… éclaire… éclaire… lumière claire… éclaire, lumière…
Les mendiants se traînaient à travers les gargotes du marché, perdu dans l’ombre glacée de la Cathédrale, en direction de la Place d’Armes, par des rues larges comme des mers, dans la ville qui peu à peu restait toute seule en arrière.
La nuit les réunissait en même temps que les étoiles. Ils se groupaient pour dormir Porte du Seigneur, sans autre lien que leur commune misère, médisant les uns des autres, s’injuriant entre les dents, avec la hargne d’ennemis qui se cherchent querelle, se battant toujours à coups de coude et parfois même se jetant des poignées de terre, mêlées dans lesquelles, après s’être mutuellement couverts de crachats, rageurs, ils se mordaient. Oreiller, confiance, jamais cette famille apparentée au dépotoir ne les connut. Ils se couchaient , tout habillés, à l’écart les uns des autres, et dormaient , tels des voleurs, la tête sur le sac contenant leurs trésors; restes de viande, vieux souliers, bouts de chandelles, poignée de riz cuit enveloppées dans de vieux journaux, oranges et bananes avariées.
Sur les marches de la Porte, on les voyait, tournés vers le mur, compter leurs sous, mordre leurs pièces de nickel pour s’assurer qu’elles n’étaient pas fausses, parler seuls, passer en revue leurs provisions de bouche et de guerre car, dans la rue, ils marchaient sur pied de guerre, armés de pierres et de scapulaires, et avaler en cachette des croûtons de pain sec. Jamais on ne les avaient vus s’entr’aider. Avares de leurs restes comme tous les mendiants, ils préféraient les donner aux chiens, plutôt qu’à leurs compagnons d’infortune.
Après avoir mangé et mis leur argent dans un mouchoir, noué de sept noeuds, attaché au nombril, ils se couchaient par terre et sombraient dans des rêves agités et tristes, cauchemars où ils voyaient défiler devant leurs yeux des cochons affamés, des femmes maigres, des chiens estropiés, des roues de voitures et des fantômes  de moines qui entraient en procession dans la Cathédrale comme pour un enterrement, précédé par le ténia de lune crucifié sur les tibias glacés. Parfois, au plus profond de leur sommeil, ils étaient réveillés par les cris d’un idiot qui se croyait perdu sur la Place d’Armes. Parfois, c’était par les sanglots d’une aveugle qui se voyait en rêve couverte de mouches, et pendue à un croc comme la viande dans les boucheries. Tantôt, c’était par les pas d’une patrouille traînant avec force coups , un prisonnier politique, suivi par des femmes qui essuyait les traces de son sang de leurs mouchoirs mouillés de larmes. Tantôt par les ronflements d’un teigneux valétudinaire ou la respiration d’une sourde-muette enceinte, qui pleurait de peur parce qu’elle sentait un enfant dans ses entrailles. Mais le cri de l’idiot était le plus triste , il fendait le ciel, c’était un cri long, saccadé, sans accent humain.
Le dimanche, un ivrogne échouait au milieu de cette étrange société; endormi, il réclamait sa mère en pleurant comme un enfant. L’idiot, en entendant le mot “ mère “ qui, dans la bouche de l’ivrogne, était une imprécation autant qu’une plainte, se levait, regardait de tous côtés, d’un bout à l’autre de la Porte, et, après s’être bien réveillé et avoir réveillé ses compagnons par ses cris, il pleurait d’angoisse, joignant ses sanglots à ceux de l’ivrogne.
Des chiens aboyaient, on entendait des cris et les plus forts en gueule se relevaient pour grossir le chahut en exigeant qu’il se taise, qu’il se taise, ou alors, la police. Mais la police se gardait bien d’approcher. Personne, ici, n’avait de quoi payer l’amende.  « Vive la France ! » bramait Pattecreuse  au milieu des cris et des gesticulations de l’idiot, qui finit par devenir la risée des mendiants à cause de cette fripouille mal embouchée de boiteux qui, certains soirs de la semaine, imitait l’ivrogne. Pattecreuse imitait l’ivrogne, et le Pantin  —  on appelait ainsi l’idiot  —  qui, lorsqu’il dormait, paraissait être mort, ressuscitant à chaque cri sans se soucier des ombres éparses sur le sol, emmitouflées dans des lambeaux de couverture et qui, le voyant à demi-fou , lui lançaient des quolibets avec des rires stridents. Le regard perdu au-delà des visages monstrueux de ses compagnons, sans rien voir, sans rien entendre , sans rien sentir, fatigué de pleurer, il s’endormait. Mais à peine était-il assoupi que, rengaine de toutes les nuits, la voix de Pattecreuse criant « mère ! » le réveillait.
Le Pantin ouvrait brusquement les yeux, tel un donneur rêvant qu’il roule dans le vide; les pupilles de plus en plus dilatées, il se recroquevillait, blessé jusqu’aux entrailles, et les larmes coulaient de ses yeux. Puis il se rendormait peu à peu, vaincu par le sommeil, le corps presque flasque, avec un reste de malaise dans sa conscience disloquée. Mais à peine était-il assoupi, juste assoupi, que la voix d’un autre mariole le réveillait : « mère ! ».
C’était la voix de la veuve, mulâtre dégénérée qui, entre deux éclats de rire, avec des moues de vieilles, continuait : «Mè-é-é-é-re de Miséricorde, notre espérance, nous t’implorons, nous les exilés, oh ! hisse la relève... »
L’idiot se réveillait en riant. On eût dit que lui aussi il riait de son tourment, faim, coeur et larmes jaillissant d’entre ses dents, tandis que les mendiants arrachaient à l’air un écla-a-a-a-a-a-a-t de ri-i-i-i-i-i-re de l’air, de l’air… l’écla-a-a-a-a-a-a-a-t de ri-i-i-i-i-i-i-i-re de l’air; et une obèse, les moustaches maculées de sauce en donnant des coups de tête contre le mur, comme un bélier; et les aveugles protestaient parce qu’on ne pouvait pas dormir dans un tel vacarme; et le Moustique, un aveugle à qui manquait les deux jambes, protestait parce que, d’après lui, seuls les pédés pouvaient s’amuser ainsi.
Les aveugles, pour les autres, c’est comme s’ils chantaient, quant au Moustique, cause toujours, personne n’écoutait. Qui pouvait prendre au sérieux se fanfaronnades ? « Moi, disait-il, qui ai passé mon enfance dans une caserne d’artillerie, où les coups de pied des mules et ceux des chefs ont fait de moi un homme-cheval, ce qui m’a permis, quand j’étais jeune, de traîner à la bricole mon orgue de Barbarie au long des rues. Moi, qui ai perdu les yeux , dans une cuite, sans savoir comment, la jambe droite dans une autre cuite, sans savoir quand, et la gauche dans une troisième cuite, victime d’une automobile, sans savoir où ! »
Colporté par les mendiants, le bruit se répandit parmi les gens du peuple que le Pantin devenait fou en entendant parler de sa mère. L’infortuné parcourait les rues, les places, les cours, les marchés, pour échapper à la populace qui, tantôt ici, tantôt là, lui lançait à chaque instant, comme une malédiction du ciel, le mot « Mère ! » Il cherchait asile dans les maisons, mais les chiens et les domestiques le jetaient dehors. On le chassait des églises, des magasins, de partout, sans prêter attention à sa fatigue de bête ni à l’expression de ses yeux qui, malgré leur inconscience, imploraient la pitié.
La ville, grande, immensément grande, pour sa lassitude, devint de plus en plus petite pour son angoisse. Aux nuits d’épouvante succédaient les jours de persécution; traqué par les gens qui, non contents de lui crier: « Petit Pantin, dimanche tu te maries avec ta Mère… La vieille… Ture-lure… la vielle… ture-la », le battaient et mettaient ses vêtements en lambeaux Poursuivi par les enfants, il se réfugiait dans les quartiers pauvres, bien que son sort fût plus dur là où tous frôlaient la misère; non seulement on l’insultait  mais encore, en le voyant courir, affolé, on lui jetait des pierres, des rats crevés et des boites de conserves vides.
Au sortir d’un de ces quartiers, un jour comme aujourd’hui, au moment où les cloches sonnaient l’angélus, il monta  vers la Porte du Seigneur, blessé au front, sans chapeau, traînant la queue d’un cerf-volant qu’on lui avait attaché au dos en guise de plaisanterie. Tout lui faisait peur : l’ombre des murs, le pas des chiens, les feuilles qui tombaient des arbres, le roulement saccadé des véhicules. Quand il arriva à la Porte, il faisait presque nuit. Les mendiants, tournés contre le mur, comptaient et recomptaient leurs gains. Pattecreuse se disputait avec le Moustique, la sourde-muette palpait son ventre, pour elle inexplicablement gros, et l’aveugle se balançait en rêve, pendu à un croc, couverte de mouches comme la viande dans les boucheries.
Le Pantin tomba, à moitié mort; depuis des nuits et des nuits, il ne fermait pas les yeux, depuis des jours et des jours, il ne reposait pas ses pieds. Les mendiants se taisaient et grattaient leurs puces sans pouvoir dormir, attentif aux pas des gendarmes allant et venant sur la place peu éclairée, et au cliquetis des armes  des sentinelles, fantômes enveloppés dans des ponchos rayés et qui, aux fenêtres des casernes voisines, veillaient , sur pied de guerre comme toutes les nuits, sur la sécurité du Président de la République , dont on ignorait le domicile parce qu’il habitait hors de la ville plusieurs maisons à la fois, comment il dormait, car on racontait que c’était debout, à côté d’un téléphone, avec un fouet à la main, et à quelle heure, car ses amis assuraient qu’il ne dormait pas.
Par la Porte du Seigneur s’avança un corps sombre. Les mendiants se recroquevillèrent comme des vers. Au crissement des bottes militaires répondait le hululement d’un oiseau sinistre dans la nuit sombre, navigable, sans fond…
Pattecreuse écarquilla les paupières, la menace de la fin du monde pesait dans l’air, et il dit à la chouette :
—  Huali, huali, prendre sel et poivre tu peux… ni bien ni mal je ne te veux mais à tout hasard, te maudis !
Le Moustique se cherchait le visage avec les muscles faciaux. L’atmosphère faisait mal  comme lorsque la terre  va trembler. La Veuve faisait le signe de la croix parmi les aveugles. Seul le Pantin dormait à poings fermés, pour une fois, en ronflant.
Le corps sombre s’arrêta — le rire illuminait son visage — il s’approcha du Pantin sur la pointe des pieds et, par plaisanterie, lui cria :
— Mère !
Il ne dit rien d’autre. Arraché du sol par le cri, l’idiot lui bondit dessus et, sans lui donner le temps de se servir de ses armes, lui enfonça les doigts dans les yeux, lui déchira le nez à coups de dents et lui écrasa les parties avec les genoux jusqu’à ce qu’il tomba, inerte.
Les mendiants fermèrent les yeux, horrifiés, la chouette passa de nouveau et le Pantin s’enfuit par les rues enténébrées, affolé, dans un paroxysme d’épouvante.
Une force aveugle venait d’ôter la vie au colonel José Parrales Sonriente, dit l’homme à la petite mule.
L’aube pointait.  

 

2

 

La mort du Moustique

 

     Le soleil dorait les terrasses en saillie de la Deuxième section de Police  —  par-ci, par-là, quelqu’un passait dans la rue  —, la Chapelle protestante  —,  et un édifice en briques que les francs-maçons faisaient construire. A la section, des groupes de femmes attendaient les prisonniers, assises dans la cour  —  où il semblait toujours pleuvoir  —  et sur les bancs des couloirs obscurs, nu-pieds, le panier du déjeuner posé sur le hamac de leurs jupons tendus d’un genou à l’autre, entourées de grappes d’enfants, les petits collés aux seins pendants et les plus grands menaçant avec des bâillements les pains du panier. Elles se racontaient leurs peines à voix basses, sans cesser de pleurer, essuyant les larmes avec un coin de leur châle. Une vieille paludique aux yeux cernés se baignait dans les larmes, en silence, comme donnant à entendre que sa peine de mère était plus amère. Le mal était sans remède dans cette vie et ce funeste lieu d’attente, en face de deux ou trois arbustes à l(abandon, d’une fontaine tarie et des policiers blafards qui pendant leurs gardes nettoyaient à la salive leurs cols en celluloïd, elles n’avaient qu’à s’en remettre à Dieu.
     Un gendarme Indien passa tout près des femmes en traînant le Moustique. Il l’avait capturé au coin du collège des Infants et il le tenait par une main, le balançant comme un singe. Mais elles ne se rendirent pas compte de ce que cela avait de comique, occupées qu’elles étaient à épier les geôliers qui, d’un moment à l’autre, commenceraient à distribuer les déjeuner et à leur rapporter des nouvelles des prisonniers :
     —  Il dit que… faut pas faire pour lui, que ça va déjà mieux !  —  Il dit que… vous lui apportiez pour quatre réaux d’onguent du soldat dès que la pharmacie sera ouverte !  —  Il dit que… ce qu’il vous a fait dire par son cousin n’est pas certain !  —  Il dit que-e-e… vous devez chercher un défenseur et que vous tâchiez de trouver un stagiaire, parce qu’ils prennent moins cher que les avocats !  —  Il dit que… je vous dise de ne pas être comme ça, qu’il n’y a pas de femmes là-bas avec eux, que vous n’avez pas de raison d’être jalouse, que l’autre jour on en a bien amené un, de ceux-là… mais qu’il a tout de suite trouvé chaussure à son pied !  —  Il dit que… vous lui envoyiez deux réaux de baume pour l’inflammation, car il ne peut pas aller à la selle !  —  Il dit que… ça lui fait de la peine que vous vendiez l’armoire !
     —  Dites-donc, vous !  —  s’indignait le Moustique devant les mauvais traitements du flic  —  vous vous en foutez pas mal, hein ! Bien sûr, parce que je suis pauvre ! Pauvre, mais honnête… Et puis, je ne suis pas votre fils, vous m’entendez, ni votre poupée, ni votre morveux, ni votre n’importe quoi pour me porter comme ça. Déjà qu’on a eu la lumineuse idée de nous traîner à l’Asile des Mendiants pour se mettre bien avec les Yankees ! Y’en a marre ! Qu’ils aillent se faire voir , toujours les dindons pour la farce ! Et encore, si on vous traitait bien !... Au lieu de ça, la fois où s’est pointé Mister-Nos-qui-s’occupe-de-ce-qui-le-regarde-pas, on est restés trois jours sans manger, perchés sur les rebords des fenêtres, habillés de couvertures, comme les fous…
     Les mendiants capturés étaient directement enfermés dans une des Trois Mairies , cellule très étroite et obscure. Le Moustique y entra en rampant comme un crabe. Sa voix, étouffée par le bruit des verrous à dents de loup et les grossièretés des geôliers, puant le linge humide et mégot, pris de l’ampleur à l’intérieur du souterrain voûté.
     —  Ah, ma douée ! Tous ces poulets ! Ah, vierge de la consection, ces flicailles ! « Jésusprime », sois mon assurance !...
     Ses compagnons larmoyaient comme des animaux morveux ; torturés par l’obscurité, ils avaient l’impression qu’ils ne pourraient plus jamais la décoller de leurs yeux, tant ils avaient peur. Ils étaient là où tant d’autres ont souffert de la faim et de la soif jusqu’à la mort, et ils étaient pleins de frayeurs à l’idée qu’on pourrait faire d’eux du savon noir comme des chiens, ou les égorger pour nourrir la police. Les visages des anthropophages , illuminés comme des lanternes, avançaient dans les ténèbres, leurs joues pareilles à des fesses et leurs moustaches semblables à la bave de chocolat.
     Un étudiant et un sacristain se trouvaient dans le même cellule.
     —  Monsieur, si je ne me trompe, c’est vous qui étiez ici le premier, vous, puis moi, n’est-ce pas ?
     L’étudiant parla pour dire quelque chose, pour se défaire d’une bouffée d’angoisse qu’il sentait dans sa gorge.
     —  Ma foi, je crois que oui, répondit le sacristain, cherchant dans l’ombre le visage de celui qui lui parlait.
     —  Et… bon… j’allait vous demander : pourquoi êtes-vous en prison ?...
     —  Eh bien, pour raisons politiques, dit-on…
     L’étudiant tressaillit de la tête aux pieds et articula à grand peine :
     —  Moi aussi…
     Les mendiants cherchaient autour d’eux leur inséparable sac de provision mais, dans le bureau du Directeur de la Police, on les avait dépouillés de tout, y compris de ce qu’ils avaient dans leurs poches, afin que rien n’entrât dans la prison, pas même une allumette. Les ordres étaient stricts.
     —  Et votre procès ? continua l’étudiant.
     —  Mais il n’y a pas de procès, comme vous dites. Je suis ici par ordre supérieur !
     En disant cela, le sacristain frotta son dos contre le mur rugueux, afin de gratter ses poux.
     —  Vous étiez…
     —  Rien… coupa brutalement le sacristain, je n’étais rien !
     A ce moment, les charnières grincèrent et la porte s’ouvrit comme elle se déchirait pour laisser passer un autre mendiant.
     —  Vive la France ! cria Pattecreuse en  entrant.
     —  Je suis en prison… déclara le sacristain.
     —  Vive la France !
     —  … pour un délit que j’ai commis par erreur. Figurez-vous qu’au lieu d’ôter un avis concernant la Vierge de la O, j’ai enlevé de la
     porte de l’église où j’étais sacristain, l’avis du jubilé de la mère de Monsieur le Président !
     —  Mais comment cela s’est-il su ? … murmura l’étudiant, tandis que le sacristain essuyait ses pleurs du bout des doigts, écrasant
     les larmes dans ses yeux.
     —  Ben, je sais pas… mon manque de pot… Ce qui est sûr, c’est qu’on m’a arrêté et amené dans le Bureau du Directeur de Police
     qui après m’avoir filé une paire de châtaignes m’a fait mettre dans cette cellule au secret, a-t-il dit, comme révolutionnaire.
     Les mendiants  pleuraient de peur, de faim et de froid, blottis dans l’ombre. Ils ne voyaient même pas leurs mains. Parfois, ils
tombaient en léthargie, et la respiration de la sourde-muette enceinte courait parmi eux comme à la recherche d’une issue.
     Qui sait à quelle heure  —  à minuit, peut-être  —  on les sortit de leur cachot. Il fallait enquêter au sujet d’un crime politique, après ce que leur dit un homme petit et gros, à la figure de safran, avec une moustache soignée sans soin sur de grosses lèvres, un nez un peu camus et des yeux enfoncés. Il finit par leur demander à tous, puis à chacun d’eux en particulier, s’ils connaissaient l’auteur ou les auteurs de l’assassinat de la Porte du Seigneur, perpétré la nuit précédente sur la personne du Colonel de l’Armée.
     Un quinquet fumeux éclairait la pièce où on les avait transférés. Sa faible clarté semblait traverser des lentilles pleines d’eau. Où étaient les choses ? Où était le mur ? Où était ce râtelier mieux armé que les mâchoires d’un tigre et ce ceinturon de policier, gros coups de revolver ?
La réponse inattendue des mendiants fit sauter de son siège le Président du Tribunal Spécial qui les interrogeait.
—  Allez-vous me dire la vérité ? cria-t-il en ouvrant des yeux basilic derrière des lunettes de myope, après avoir donné un grand coup de poing sur la table qui lui servait de bureau.
     L’un après l’autre, ils répétèrent que l’assassin était le Pantin, racontant avec des voix d’âmes en peine des détails du crime qu’ils avaient vu s’accomplir sous leurs propres yeux.
     Sur un signe du Président, les policiers, qui attendaient à la porte en tendant l’oreille, se mirent à frapper les mendiants tout en les poussant vers une salle délabrée. De la poutre maitresse, à peine visible, pendait une corde.
—  C’est l’idiot ! criait le premier qu’on soumit à la torture, dans son désir d’échapper à la souffrance en disant la vérité. C’est l’idiot, monsieur ! L’idiot ! L’idiot ! L’idiot ! Le Pantin ! Le Pantin ! C’est lui !C’est lui ! …
—  C’est ce qu’on vous a conseillé de me dire, mais avec moi les mensonges ne prennent pas : la vérité ou la mort… Sachez-le, écoutez, sachez-le bien ; apprenez-le si vous ne le savez pas…
     La voix du Président se perdait comme un bourdonnement de sang dans l’oreille de l’infortuné qui, sans pouvoir poser les pieds sur le sol, pendu par les pouces, ne cessait de crier :
—  C’est l’idiot ! C’est l’idiot ! Je vous jure que c’est l’idiot ! C’est l’idiot ! C’est l’idiot !
—  Mensonges !... affirma le Président après un silence. Mensonge ! Menteur ! Je vais vous dire, moi, qui a assassiné le Colonel Paralles Sonriente, et on verra  bien si vous osez le nier ; je vais vous le dire, moi … C’est le général Eusobio Canales et maître Abel Carvaja !
     A sa voix succéda un silence glacé, puis une plainte suivie d’une autre plainte, et enfin un oui…  Lorsque la corde fut lâchée, la Veuve tomba à la renverse, sans connaissance. Ses joues de mulâtre, couvertes de sueurs et de pleurs, ressemblaient à du charbon mouillé par la pluie. Interrogés à la suite, ses compagnons, tremblant comme les chiens qui meurent dans la rue, empoisonnés par la police, confirmèrent les paroles du Président du Tribunal, tous, sauf le Moustique. Il avait sur le visage un rictus de peur et de dégoût. On le pendit par les doigts, car il affirmait, à demi enterré, ne sortant de terre  qu’à moitié comme tous ceux qui n’ont pas de jambes, que ses compagnons mentaient en accusant des personnes étrangères à un crime dont l’unique responsable était idiot.
—  Responsable !...Le juge saisit le mot au vol. Comment osez-vous dire qu’un idiot est responsable ? Voyez vos mensonges ! Responsable, et irresponsable !
—  Ça, c’est lui qu’il faut le demander…
—  Il faut cogner ! suggéra un policier à voix de femme, et un autre, d’un coup de nerf de bœuf, lui cingla le visage.
—  Dites la vérité ! cria le Président, tandis que le coup claquait sur les joues du vieux… La vérité, ou vous resterez pendu toute la nuit.
—  Vous ne voyez pas que je suis aveugle ?...
—  Niez alors que c’était le Pantin…
—  Non, parce que je dis la vérité et que moi, j’ai des couilles au cul !
Un double coup de fouet lui ensanglanta les lèvres, témoignez comme vos compagnons…
—  D’accord  —  concéda le Moustique d’une voix éteinte, le Président crut avoir gagné la partie  —  d’accord, espèce de con d’abruti, c’est le Pantin…
L’insulte du Président se perdit dans les oreilles d’une moitié d’homme qui, désormais, n’entendait plus. Lorsqu’on défit la corde, le cadavre du Moustique, c’est-à-dire son thorax, puisqu’il lui manquait les deux jambes, tomba à la verticale, comme un pendule cassé.
—  Vieux menteur ! Sa déclaration n’aurait servi à rien puisqu’il était aveugle ! s’écria le Président du Tribunal en passant près du cadavre.
     Et il courut faire son rapport à Monsieur le Président sur les premiers résultats de l’enquête, dans une voiture tirée par deux chevaux maigres et qui en guise de lumière dans se lanternes avait les yeux de la mort. La police jeta le corps du Moustique dans une charrette d’ordures qui se dirigea vers le cimetière. Les coqs commençaient à chanter. Les mendiants en liberté reparaissaient dans les rues. La sourde-muette pleurait de peur parce qu’elle se sentait un enfant dans les entrailles.
 
______________________________
 

 

Quelques séquences du film :

Tráiler original de "Los olvidados", de Luis Buñuel

A 60 años de su estreno, presentamos el tráiler original, rescatado y descubierto en los archivos de la Cineteca Nacional, de este retrato crudo y realista de la vida de un grupo de niños marginados en la Ciudad de México, considerado un clásico del cine mundial.

Voir le playliste en guise d'illustrations de quelques séquences similaire à celles décrites dans le roman d'Asturias " Monsieur le Président "