NOTRE GÉNIE SCIENTIFIQUE : MIROIR DE NOTRE LANGUE

27/09/2014 19:38

 

NOTRE GÉNIE SCIENTIFIQUE : MIROIR DE NOTRE LANGUE
 

Jean-Marie M. Dubois
Département de géographie et télédétection
Université de Sherbrooke

Résumé

La montée de l'usage de la langue anglaise comme langue de publication scientifique est indéniable au Québec depuis les années 50. Bien plus que la simple reconnaissance internationale, c'est la course au financement direct de la recherche qui est la principale cause de ce phénomène au travers de la course à la publication et à la citation. On y perd ainsi progressivement le génie de la langue française en ne développant plus assez la terminologie, en faisant de moins en moins lire les étudiants en français et en fermant les yeux sur un laxisme en regard de la qualité de la langue d'enseignement et dans les travaux des étudiants. On y perd même un peu de liberté en recherche libre et l'on se place en état d'infériorité dans une langue que l'on ne possède pas. On y perd aussi une certaine conscience sociale face aux citoyens qui nous financent au profit de pairs éloignés. Les seuls à tenir entre leurs mains l'unique solution à cette débandade sont les chercheurs chevronnés francophones. En effet, si ces derniers se décidaient à publier d'abord en français leurs meilleurs travaux, nous assisterions à un renouveau du français scientifique. Les communautés scientifiques d'autres langues y verraient un intérêt à traduire ces travaux comme elles le font déjà avec les travaux russes ou japonais.

Introduction

Le professeur-chercheur universitaire qui vise une reconnaissance internationale, entre autres dans un but de financement, est évalué sur la « qualité » de ses publications, soit surtout leur nombre et les périodiques utilisés; il faut également dire que le marketing de sa recherche et le réseau d'amis (the old boys) y sont aussi pour beaucoup. On dit que le poids du critère « nombre de publications » tend à diminuer (Limoges, 1992; Ducas, 1993), ce qui n'est pas encore prouvé, mais ce n'est certainement pas le cas du critère « périodiques », lequel est régi par le fameux Citation Index états-unien de l'International Scientific Institute (Ducas, 1993), à partir de périodiques surtout anglophones, et où il y a peu de place pour les langues nationales autres que l'anglais (Joanette et al., 1993). À titre d'exemple parmi tant d'autres souvent pires au Québec, il n'est pas étonnant que 61 % des articles produits à l'Université de Sherbrooke étaient rédigés en anglais en 1954-1955 comparativement à 64 % en 1973-1974; dans le domaine des sciences exactes, on en était respectivement à 73 % et à 82 % (Dubois et Dubois, 1981; Dubois, 1983)! Il n'y a pas de données récentes pour l'ensemble de l'Université, mais il n'est pas étonnant non plus que, dans un de ses centres de recherche reconnus, le pourcentage d'articles rédigés en anglais soit passé de 18 % en 1985 1986 à 38 % en 1988-1989, pour se maintenir annuellement entre 57 % et 88 % depuis cette date (Dubois, 1995).
Que faire alors pour ne pas perdre le génie scientifique du français ou des langues nationales, qui sont également les langues d'enseignement? Que faire pour ne pas perdre le développement de la terminologie scientifique dans notre langue? Perd-on un peu de liberté de recherche en perdant le véhicule de sa langue? Peut-on être reconnu internationalement, et ainsi assurer le financement direct de sa recherche, tout en écrivant dans une langue autre que l'anglais? Voilà bien des inquiétudes : à nous d'y répondre en toute conscience.
Parler de la langue de publication en relation avec la liberté de la recherche en quelques minutes ne peut aboutir à de grandes démonstrations, mais il est possible tout de même de jeter quelques idées à partir de faits et d'opinions pour susciter la discussion et en arriver à des orientations sinon à des recommandations.

Choix de la langue de publication

On constate d'abord que le choix de la langue de publication n'a pas la même signification pour tous les universitaires. Quelles sont alors les raisons du choix de la langue? Ce choix semble dépendre du but que chaque professeur-chercheur se fixe en termes de niveau de financement direct de la recherche et de niveau de reconnaissance. Ce choix semble dépendre aussi des us et coutumes disciplinaires et de la conscience sociale de chacun. Nous développerons donc ces quatre points pour aboutir à des conclusions et à des recommandations.
Je tiens ici à avertir le lecteur que j'ai éliminé les nuances dans le texte qui suit afin d'aller droit au but : qu'on me le pardonne!

Niveaux de financement direct et de reconnaissance

Il est vrai que nous sommes tous fiers que nos écrits soient cités le plus souvent possible, que nous rêvons de reconnaissance, de médailles ou de prix pour notre labeur. Cependant, l'élément moteur de la recherche universitaire actuelle est bien le besoin de financement direct (Maddox, 1994).
Deux situations peuvent donc se présenter : le professeur-chercheur qui a besoin de financement et celui qui n'en a pas ou peu besoin.
Pour la plupart des recherches, le professeur-chercheur a besoin d'un certain niveau de financement direct, que ce soit pour de l'équipement, des fournitures, des déplacements sur le terrain, des congrès ou du salaire d'assistants ou d'étudiants. Sauf peut-être en début de carrière alors que le professeur-chercheur est considéré comme « nouveau chercheur », le niveau de financement qu'il obtient est le plus souvent lié au niveau de reconnaissance qu'il acquiert.
À l'exception parfois du milieu contractuel, la reconnaissance découle souvent de l'importance d'un jugement de base sur lequel s'alignent les autres organismes subventionnaires. Dans notre pays, ce jugement de base est émis soit par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG) dans les sciences pures et appliquées, soit par le Conseil de recherches médicales du Canada (CRM) dans les sciences de la santé, soit par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) dans les sciences humaines et sociales, même si c'est moins systématique dans ce dernier cas à cause du budget limité de cet organisme. Il est clair que, par la suite, notre propre organisme de recherche québécois, le Fonds pour la formation de chercheurs et d'aide à la recherche (FCAR) et même notre propre université se subordonnent à ce jugement canadien.
En effet, le jury du volet « équipes » du Fonds FCAR ne m'a-t-il pas mentionné une fois que je n'avais que 10 000 $ par année du CRSNG! N'étais-je alors qu'un chercheur médiocre? Est-ce que la compétence se mesurerait en milliers de dollars? Pour les tenants du CRSNG, cas que je connais le plus, la qualité du chercheur semble réellement être mesurée dans cette unité de valeur : 1) pas de financement = pas un chercheur, 2) financement faible = petit chercheur, 3) financement élevé = grand chercheur. Le CRSNG aura beau se défendre, il n'empêche que c'est devenu la façon de penser du milieu.
Mais pour acquérir un bon niveau de financement direct, il faut passer dans un entonnoir. En effet, quand on dit financement, on dit nécessairement publications. Quand on dit publications, on dit articles de périodiques. Quand on dit périodiques, on dit périodiques à comité de lecture. Quand on dit périodiques à comité de lecture, on dit périodiques de prestige. Quand on dit périodiques de prestige, on dit périodiques dépouillés dans le fameux Citation Index états-unien. Quand on dit Citation Index, on dit périodiques en anglais surtout (Joanette et al., 1993), et surtout états-uniens.
En conclusion, on peut dire que le professeur-chercheur qui ne publie pas en anglais peut-être réputé ne pas être de calibre international et même national, comme je me le suis déjà fait dire, en 1988, par un pair lors d'une évaluation au CRSNG :
« Dubois' ability as an independant worker has not clearly been established... Typically, all the papers are in french and frankly don't cut much ice outside Quebec - this is not a scientist of national standard. His individual productivity is, I suspect, very low and he is limited in originality. »
On a beau prétendre que ce jugement est le cas d'un individu isolé, il n'empêche qu'on le retrouve trop souvent sous divers couverts et à divers niveaux pour qu'il ne soit pas devenu un fait de société scientifique. Par exemple, ce jugement est souvent déguisé derrière la qualification de « périodiques peu reconnus » pour parier des périodiques à comité de lecture nationaux dans une langue autre que l'anglais (Joanette et al., 1993). Et ici je ne parle même pas des problèmes de la recherche orientée par rapport à la recherche libre (Jalbert, 1994), des trop nombreuses publications-sandwiches (Simard, 1993) ou publications-salami (Larivée, 1993), du jeu perfide des multisignatures et de l'emplacement du nom des auteurs et des coauteurs dans un article (Simard, 1993; Maddox, 1994), ainsi que des citations téléguidées par the old boys.
Par contre, si un professeur-chercheur n'a pas ou a peu besoin de financement, il est moins lié au véhicule et à la langue de publication. Ceci ne veut cependant pas dire qu'il ne cherchera pas, lui aussi, la reconnaissance. Le geste est alors plus délibéré et la recherche peut-être plus libre. Je crois que la reconnaissance a alors beaucoup plus de valeur intrinsèque. De plus, la plupart des universitaires ont besoin de cette liberté pour bien créer (Jalbert, 1994) et même pour tout simplement penser (Albou, 1994).

Us et coutumes disciplinaires et conscience sociale

La discipline elle-même ou les ensembles de disciplines donnent parfois le moule sur le type de recherche et, par le fait même, le type de publication et la langue véhiculaire. De façon générale, en caricaturant un peu pour mieux comprendre, il y a deux modèles.
Le premier modèle est celui des sciences pures, appliquées et de la santé par lequel on préconise la recherche quantitative sur des sujets pointus avec recherche de solution. C'est une recherche souvent plus utilitaire, qui fait appel plus à l'expert qu'au penseur (Cauchon, 1994) et qui est très dépendante du financement. Il en découle plus de publications, sur des sujets plus limités, dans des périodiques plus spécialisés et généralement en anglais, et dont la portée échappe aux non-spécialistes. L'important est de « faire date » de sa découverte, de rejoindre les pairs du monde international et d'arriver au nombre d'articles requis pour voir ses subventions non seulement renouvelées, mais augmentées.
Dans ce modèle, la seule façon d'éviter, en début de carrière, de publier en anglais pour être reconnu internationalement est d'être présent physiquement aux nombreux congrès et colloques internationaux dans sa discipline et d'œuvrer activement dans les organismes scientifiques internationaux qui les appuient; ces derniers ont d'ailleurs un besoin désespéré de personnes dévouées, fiables et régulières. Mais, pour cela, il faut du financement et surtout une volonté de l'institution d'aider le professeur-chercheur, ce qui semble loin des préoccupations de nos universités.
Le deuxième modèle est celui des sciences humaines et sociales dans lequel on effectue une recherche plus qualitative, souvent dénigrée, sur des sujets plus vastes et plus globaux. Cette recherche vise d'abord à comprendre les phénomènes plutôt qu'à leur trouver une solution à tout prix et elle a souvent besoin de moins de financement : elle reflète donc plus la recherche libre. Il en découle moins de publications, avec lesquelles on cherche à rejoindre d'abord la communauté sur laquelle ou pour laquelle on travaille avant de publier des modèles et des solutions pour les pairs. Les publications importantes ne sont donc pas toutes des articles dans des périodiques à comité de lecture, mais souvent des ouvrages de synthèse, et elles se présentent le plus souvent dans la langue de travail et d'enseignement.
Il ne faut pas oublier dans tout cela la communauté pour le mieux-être de laquelle nous sommes censés travailler et qui nous confie ses deniers pour le faire (St-Pierre, 1993). Dans un colloque récent, ici, à Montréal ayant pour thème « Quand la science devient culture », on disait la communauté ignare des développements de la science et manquant de culture scientifique (Lemieux, 1994). Ce n'est pas étonnant, car elle est souvent la dernière informée dans sa langue!

Conclusion et recommandations

Comme d'autres l'ont souligné avant moi (C. Bouchard dans Jalbert, 1994; Albou, 1994), je suis d'abord convaincu que pour demeurer libre-penseur dans le monde scientifique d'aujourd'hui, il faudrait idéalement trouver des sujets de recherche que l'on puisse faire sans financement direct, c'est-à-dire en ne comptant que sur ses propres ressources ainsi que sur les ressources de base de son université.
Pour transmettre librement (Jalbert, 1994) et avec génie ses résultats de recherche, il faut publier d'abord dans sa langue maternelle, laquelle est généralement la même que la langue d'enseignement. Si on exige une certaine qualité de la langue chez nos étudiants pendant leur formation, il ne faut pas uniquement prêcher, mais pratiquer dans le même sens. De cette façon, on améliorerait la qualité de la langue ainsi que la terminologie scientifique, contribuant à l'amélioration du génie de la langue. De plus, il ne faut pas oublier qu'un scientifique qui ne maîtrise pas sa langue véhiculaire peut se placer en état d'infériorité (Bergeron, 1995; Albou, 1994).
Je ne crois pas que ce serait une bonne idée de reproduire le Citation Index en francophonie (Bernard, 1993; Joanette et al., 1993) : ce serait perpétuer le problème du nombre de publications. Par contre, je suis certain que si les chercheurs chevronnés québécois francophones se décidaient à publier leurs meilleurs résultats de recherche en français, la qualité de la communication tant scientifique que communautaire serait grandement améliorée et que l'on assisterait à un renouveau du français scientifique. De plus, les communautés scientifiques d'autres langues y verraient ainsi un intérêt évident à nous traduire, comme on le fait systématiquement actuellement avec les périodiques et des ouvrages ou manuels russes et japonais.
Ici, il ne faut pas se leurrer avec le discours des administrations universitaires, car ce qui est régi c'est uniquement la langue des communications officielles ou administratives, la qualité de la langue des étudiants ainsi que la langue d'enseignement. En effet, la langue des offres de service et des projets de recherche est souvent camouflée par un titre en français par les bureaux de la recherche universitaire. La maîtrise de la langue d'enseignement des enseignants n'est jamais vérifiée, et les efforts pour trouver des manuels et des logiciels en français ne sont pas vraiment encouragés; dans le cas des manuels, en vertu de l'article 114 f) de la Charte de la langue française, l'Office de la langue française peut pourtant exiger que les universités fassent rapport annuellement sur la langue des manuels utilisés. Enfin, la langue de communication de la recherche même à l'intérieur des établissements officiellement francophones laisse beaucoup à désirer et qu'est ce que ce sera avec l'hégémonie de la langue anglaise par l'accès de plus en plus facile au réseau Internet? Il faut que les administrations de recherche et les chercheurs eux-mêmes se dépêchent à y prendre leur place.
 

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