Quelle «langue berbère» pour l’Algérie?

20/02/2016 21:40
Quelle «langue berbère» pour l’Algérie? 
 

Yassin Temlali

Quelle «langue berbère» pour l’Algérie?
En Algérie, le tamazight (1) est, depuis mai 2002, une «langue nationale» aux termes de la Constitution qui réserve le statut de «langue nationale et officielle» à l’arabe. Il est une des trois langues des médias étatiques qui diffusent des programmes et des journaux d’information dans les principaux parlers berbères du pays (2). Depuis 1995, il est enseigné, comme matière facultative, dans les régions berbérophones.
L’enseignement du tamazight ne va pas sans poser de problèmes, somme toute normaux pour une langue qui, en plusieurs millénaires, n’avait jamais été réellement enseignée. Qu’apprendre aux élèves : les dialectes locaux ou une langue transrégionale qui reste presque entièrement à élaborer?
Au Maroc, l’institut royal pour la culture berbère a fait, dans ce domaine, un choix plutôt réaliste. Il a publié, en 2002, des manuels scolaires dans les trois grands parlers amazighs marocains. La polémique soulevée par ce choix est sensiblement la même que celle soulevée, en Algérie, par la décision, prise par le ministère de l’Education en 1995, d’enseigner dans chaque région berbérophone son propre parler, à côté d’une langue «suprarégionale» assez rudimentaire, partiellement élaborée par les linguistes et les militants associatifs. La «langue berbère unique» demeure, en effet, l’idéal d’une partie significative de militants associatifs et de chercheurs berbérisants. L’aspiration à l’unification des dialectes amazighs, aussi bien au Maroc qu’en Algérie, continue d’être une de leurs préoccupations obsessionnelles.
Comment unifier les dialectes amazighs?
Compte tenu de la reconnaissance du tamazight en Algérie et au Maroc, c’est dans ces deux pays que devrait se régler le problème de son unification (3). Cette perspective semble toutefois irréaliste au regard des relations tendues entre les deux pays et, surtout, de la crainte qu’elle ne débouche sur le ravivement du sentiment pan-berbère, aujourd’hui velléitaire (4).
Ainsi, défaut d’une langue commune à tous les berbérophones du Maghreb, l’Algérie devra s’atteler à élaborer son propre «tamazight standard». Une pareille entreprise n’est théoriquement pas irréaliste mais elle suppose l’existence d’une «conscience amazighe commune». Or, il semble que chaque région berbérophone ait façonné un rapport différent de son identité à l’identité nationale algérienne. Contrairement à la majorité des élites kabyles, les élites du M’Zab, par exemple, ne semblent pas opposer leur berbérité à leur appartenance au monde arabo-musulman. Le M’Zab est même connu pour être une des régions où la culture arabe traditionnelle (religieuse et littéraire) s’est le mieux préservée de la déperdition.
L’élaboration de cette «langue berbère commune» implique aussi l’édition de lexiques et de manuels de grammaires communs, qui soient plus consensuels que ceux élaborés par les militants associatifs, bien intentionnés mais peu qualifiés, ou par des chercheurs dont les travaux ne font pas toujours l’unanimité parmi leurs collègues. Cette tâche devrait être confiée à une «académie» dans laquelle seraient représentés aussi bien les spécialistes de la langue que des associations de promotion de la culture berbère de toutes les régions berbérophones (5). Seule une pareille institution aura la légitimité nécessaire pour élaborer, de façon consensuelle, un «tamazight algérien médian» qui enclencherait le processus d’unification des dialectes berbères. Ce tamazight algérien médian serait utilisé progressivement dans l’enseignement et les médias, avec l’espoir qu’il se superposera aux dialectes et qu’au fil du temps, il les influencera comme l’arabe moderne a pu influencer ses dialectes régionaux du Maghreb et du Proche-Orient.
L’unification du tamazight par une académie berbère n’est pas, toutefois, sans risques. Si les chercheurs ne tiennent pas compte des aspirations linguistiques des berbérophones - encore inconnues, vu l’absence de sondages sur la question -, s’ils écartent la grande variation de cette langue comme une donnée non pertinente, la «nouvelle langue amazighe» risque de n’être qu’une entité désincarnée, une «langue de laboratoire».
Au Maroc, le chercheur Agfay Bennana, défenseur d’une unification progressive du berbère marocain, a déjà attiré l’attention sur ces risques: «On oublie souvent de souligner que le processus de standardisation d'une langue nécessite du temps. On oublie également de souligner que l'école ne peut pas [en] être le seul canal […]. Le choix d'une standardisation progressive relève du réalisme. La variation linguistique est un phénomène universel et la norme rigide et définitive relève de l'utopie. […] La langue n'est pas un objet figé. C'est un système qui s'inscrit dans une contingence historique, en perpétuel changement (6).»
Mouloud Mammeri Quel alphabet pour le tamazight?
Un des problèmes que pose le projet d’unification du tamazight est celui de l’alphabet qu’il faut utiliser pour le transcrire. Que choisir: l’alphabet latin, l’alphabet arabe ou le tifinagh (7)?
En Kabylie, c’est l’alphabet latin, adapté au berbère par l’écrivain algérien Mouloud Mammeri, qui est le plus couramment utilisé à l’école ainsi que dans les milieux universitaires et associatifs. L’alphabet arabe, utilisé jadis pour noter le tamazight dans quelques royaumes amazighs musulmans (8), est utilisé dans certaines régions berbérophones (Aurès, M’Zab) par les associations culturelles mais aussi à l’école. Il n’est pas non plus de diffusion large et n’a pas encore été adapté, comme l’a été l’alphabet latin, aux spécificités phonologiques de la langue berbère.
La question de l’unification de la langue berbère ne se réduit certes pas à ce problème d’alphabet. Ce problème n’en est pas moins important. D’un point de vue scientifique, les trois alphabets, moyennant quelques aménagements, sont interchangeables. Cependant, le choix de tel ou tel système alphabétique relève encore d’une représentation spécifique de l’identité amazighe et de son rapport à l’identité arabo-musulmane. Pour les élites arabophones, qui ont fini par admettre le droit du tamazight à l’existence, le transcrire en caractères arabes serait un gage symbolique du maintien des communautés berbérophones dans le giron culturel arabo-musulman à un moment où on soupçonne les grandes puissances de vouloir les instrumentaliser pour créer en Algérie un «problème ethnique berbère».
Pour beaucoup d’élites kabyles, seul l’alphabet latin garantirait l’inscription de l’identité berbère dans le cadre d’une identité méditerranéenne plus large que la stricte identité arabo-musulmane. Les rares défenseurs du tifinagh se comptent, eux, parmi les militants et les chercheurs puristes, pour qui le recouvrement de l’identité amazighe passe par la revivification de cet alphabet presque disparu pendant de longs siècles. La préférence pour le tifinagh va souvent de pair avec l’idéal d’une «langue berbère transnationale», qui se débarrasserait des emprunts faits aux autres langues, notamment à l’arabe, et forgerait ses propres néologismes à partir de racines linguistiques amazighes «pures».
Notes
1 - Nom courant moderne de la langue amazighe (ou berbère).
2- Le kabyle (Kabylie, Nord), le chaoui (Aurès, Nord-Est), le mozabite (M’Zab, sud), le targui (Hogggar et Tassili, extrême-Sud).
3- C’est notamment l’opinion défendue par la linguiste algérienne Khawla Taleb el Ibrahimi. Interview publiée sur le site d’El Djazira (www.aljazeera.net).
4- Le Congrès mondial amazigh (CMA), dont le siège se trouve à l’étranger, est le principal représentant du courant pan-berbère.
5- La création d’une académie de la langue berbère est une des revendications du Mouvement culturel berbère à laquelle les autorités font encore la sourde oreille.
6- Agfay Bennana, «Le tamazight entre standardisation et dialectisation» (www.lemondeberbere.com).
7-Le tifinagh a été, dans l’histoire de l’Afrique du Nord, de diffusion très limitée (inscriptions sur des monuments antiques, etc.). Il s’est maintenu essentiellement chez les Touaregs (Algérie, Niger, Mali) sous la forme d’un alphabet ludique ou savant. Il a servi de base, dans les années 60 et 70, à l’élaboration d’un alphabet plus moderne et plus adapté aux spécificités phonétiques du tamazight, le néo-tifinagh.
8- Il était utilisé notamment par les royaumes kharijites (Rostomides, etc.).

Yassin Temlali

(10/05/2006)