Réflexions de Djamel Zenati dans

24/10/2017 18:39

Réflexions de Djamel Zenati dans 

 

El-watan du 24/10/2017

 

 «J’ai critiqué ce régime par déception pour ses ambitions d’Etat et son manque de grandeur et ses hommes cupides sans classe ni chemise propre.» (Kamel Daoud)

Le pays va mal, très mal. Après des années d’insouciance et d’euphorie tapageuse, un événement «inattendu», la chute des cours mondiaux du pétrole, vient rompre l’allégresse de nos dirigeants. Rappelés soudainement à l’insolente réalité, ils s’affolent, montrent des signes de panique et même un peu d’énervement. «Nous vivons l’enfer, il n’y a pas d’argent !» s’exclamait dernièrement le Premier ministre en réponse aux interrogations des députés à l’occasion de la présentation de son plan d’action.

Ce pitoyable spectacle rappelle le délire d’Harpagon au moment de découvrir la disparition de sa cassette. Sous l’effet d’une overdose de désespoir, Harpagon s’écrie : «Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami ! On m’a privé de toi (…). Sans toi, il m’est impossible de vivre.» Là s’arrête le parallèle. Car, Harpagon, lui, est victime d’un forfait. Il avait donc toutes les raisons de perdre raison. En revanche, nos gouvernants, eux, sont victimes de leurs propres commandements. D’où cet énervement mal contenu, celui du vaincu dans un combat sans vis-à-vis.

Ouyahia réécrit la genèse

Une fois le trésor défendu complètement asséché, le pouvoir évoque l’enfer. C’est une image très forte et quelque peu démesurée. Toutefois, elle est instructive à plus d’un titre. Outre le dépaysement d’un establishment très porté sur l’excès, elle révèle toute l’étendue de notre vulnérabilité. La souveraineté du pays est manifestement bien peu de chose. Elle tient à un chiffre.

Par ailleurs, la référence à l’enfer a eu pour effet immédiat de nourrir les incertitudes et les peurs avec comme résultat la flambée des prix et la fuite massive des capitaux. Chacun anticipe selon ses moyens. Le citoyen normal est, quant à lui, livré à la rumeur et au désarroi solitaire. Sans véritable choix, il se réfugie dans ses ultimes sécurités : thésaurisation, réduction de la consommation et ruse sociale.

Enfin, le catastrophisme des dirigeants est aussi une manière insidieuse de préparer la société à la répression.

L’austérité, est-il besoin de le rappeler, est inconcevable sans la matraque. En effet, l’amenuisement de la rente s’accompagnant de la diminution des offres du pouvoir, l’entretien des clientèles devient vite problématique. Sous la menace de déclassement, une partie des classes moyennes consentantes risque de se détacher du bloc au pouvoir pour aller grossir les rangs de l’opposition.

Afin d’éviter toute convergence dangereuse, autrement dit une jonction entre classes moyennes dissidentes, élites autonomes et classes populaires en phase de radicalisation, le pouvoir est contraint de recourir à la seule arme dont il dispose : la répression. L’interdiction récurrente de conférences, la chasse aux blogueurs et l’exclusion des intellectuels en sont les signes avant-coureurs. Sans compter ces tentatives honteuses de délégitimation des producteurs de sens, ces symboles de l’excellence qui sont de nos jours les rares motifs de fierté nationale.

Le brûlot de Boudjedra participe de cette opération. Le climat pourrait se détériorer davantage, voire dégénérer. Le régime, pour se maintenir, pourrait céder à la tentation d’organiser une fois encore le désordre. Un coup de pouce discret aux radicalismes peut lui fournir un éventail de bipolarités et un embarras du choix entre martingales toutes meurtrières les unes que les autres. L’enfer, le vrai, c’est justement l’interdit, l’absolu. Ce sont les clôtures politiques, dogmatiques et sociales dressées devant les lumières.

C’est de voir l’œuvre des ancêtres anéantie et le rêve de la jeunesse s’évaporer. L’enfer, c’est regarder impuissant les frères se changer en ennemis, les territoires en prisons et les identités en maquis. L’enfer, c’est la perte du sens, du repère et du cœur. Malgré la difficulté, le gâchis et le risque du chaos, le pouvoir s’entête dans sa suffisance, son arrogance et son mépris. Aucune voix ne trouve grâce auprès de lui. Il veut avoir raison tout seul. Il sollicite notre consentement mais pas notre avis. C’est digne de l’attitude du braqueur.

Et le pouvoir créa Satan

L’abondance a laissé place à la faillite. Seulement, aux yeux du pouvoir, ce brusque retournement n’a semble-t-il pas de nom, ne porte pas de signature. A aucun moment le mot échec n’est prononcé. Pas plus que n’est évoquée la question de responsabilité. Réfractaire à l’idée de devoir rendre des comptes, le pouvoir ressort son antique grammaire, agite ses clichés insensés et complètement usés. L’opposition est qualifiée de professionnelle et accusée d’être un vulgaire ministère de la parole… dans un pays sans droit de parole.

Quelle effronterie ! Oui, par miracle, l’opposition existe. Elle figure dans le bilan, pas dans le budget. Oui, par une aberration de l’histoire, elle est professionnelle. En effet, qu’est-ce que l’opposition professionnelle sinon le miroir inversé d’un pouvoir professionnel plus vieux, trop vieux, investi par la seule force des armes et de la déraison.

La théorie des circonstances

Pour justifier le recours à la planche à billets, le gouvernement invoque les circonstances sans pouvoir expliquer comment elles ont pu peser aussi fortement sur un pays censé être, de l’avis même de l’Exécutif, à l’abri de la difficulté. Le financement non conventionnel est en outre présenté comme la panacée, sans autre alternative possible. Là aussi, le gouvernement ne dit rien sur les raisons de cette curieuse exclusivité. L’argument du contexte est sans originalité.

En usage depuis longtemps, il sert à masquer un caractère congénital de l’autoritarisme, celui d’être une fabrique d’échec, de fracture, de régression et de violence. Quant au choix exclusif porté sur la création monétaire, le gouvernement reconnaît y avoir recouru par contrainte, sans toutefois préciser la nature de ladite contrainte. Une combinaison mûrement réfléchie des quatre modes classiques de financement aurait été autrement plus salutaire. Seulement, le régime n’est pas en mesure de mobiliser pareille option.

Son incapacité renvoie à l’architecture, la sociologie et la base matérielle de l’ordre politique en place. En effet, une réforme fiscale profonde n’est pas envisageable car elle bute sur le veto des oligarques. Ils sont les premiers à s’incliner avec déférence devant la planche à billets. Ils sont également les premiers à se dérober à l’effort national après s’être empiffrés jusqu’à fuiter de toutes parts. On appelle ça, paraît-il, la théorie du ruissellement.

Le citoyen, lui, n’a rien vu ruisseler ni arriver si ce n’est la mauvaise odeur, émanation de consciences en pleine putréfaction. De même, la lutte contre l’informel, l’évasion fiscale et la corruption n’est pas dans les possibilités du pouvoir. Ces phénomènes sont consubstantiels à l’ordre autoritaire et supervisés par ceux dont la mission est de les combattre.

Par ailleurs, la rupture de confiance entre gouvernants et gouvernés exclut de fait le recours au financement interne. Enfin, l’emprunt extérieur est repoussé car jugé attentatoire à la souveraineté et déshonorant pour la nation. Est-il plus honorable d’importer la quasi-totalité de la consommation du pays ? L’alibi patriotique souffre la légèreté.

Le niveau actuel des réserves de change garantit encore à l’Algérie une solvabilité sur les marchés financiers mondiaux. L’emprunt extérieur peut s’avérer très utile s’il est investi dans une perspective de substitution aux importations ou dans des projets susceptibles de booster les exportations. Mais le souci premier du pouvoir est de disposer de devises fraîches et à portée de main pour les besoins de ses échafaudages politiques.

Cela explique le placement de ces réserves en bons de Trésor américain et le refus de créer un fonds souverain comme le font la plupart des pays exportateurs de pétrole. Attendre l’épuisement des réserves de change pour aller emprunter est l’attitude la plus sûre si on veut livrer le pays pieds et poings liés au FMI.

La religion au secours du régime

Comme appoint à la planche à billets, le gouvernement envisage une mécanique autrement plus inquiétante : la finance islamique. L’objectif étant de capter la partie de l’argent thésaurisé par rejet du riba. Si la motivation religieuse était réellement fondée, pourquoi El Baraka, banque islamique à capitaux mixtes en activité depuis 1991, n’a-t-elle pas pu réaliser cette performance ?

En vérité, la finance islamique est l’exemple parfait d’une construction idéologique. La finance islamique est une finance conventionnelle assortie d’un procédé de contournement du riba sans véritablement le supprimer. Il demeure tout au moins dans l’intention. Cette gymnastique hypocrite occasionne par ailleurs un plus de risque, un bouleversement dans l’acte bancaire et une perte de temps.

Un exemple va mieux éclairer le propos.

La mourabaha est le produit financier le plus prisé par les utilisateurs de la finance islamique. Concrètement, le client va demander à sa banque de bien vouloir financer l’achat d’un bien déterminé. La banque l’achète alors à un fournisseur, pour un prix déterminé, et le revend au client à un prix plus élevé.

Le montant de ce second paiement aura été fixé au préalable par les parties. C’est exactement un contrat de dette classique à court terme ou crédit-consommation. De même, la moudharaba est un contrat assimilable à la société en commandite, la mousharaka à une joint-venture et l’ijara à un leasing ou crédit-bail.

Le qualificatif islamique est abusivement accolé à tout et à n’importe quoi : Etat islamique, voile islamique, finance islamique, police islamique, commune islamique, souk islamique, front islamique et que sais-je encore. A travers une stratégie d’envahissement des espaces par les mots, les signes et les rituels, les islamistes cherchent à peser sur les représentations sociales et gagner par là la guerre idéologique, premier pas vers la conquête du pouvoir. L’argent n’a pas d’odeur, dit l’adage. En revanche, il a une idéologie. Aussi, il y a obligation de vigilance et de contrôle.

Le casse-tête de la diversification

Il reste à explorer deux leviers : la diversification des ressources et la rationalisation des dépenses. Ce ne sont pas des modes de financement à proprement parler, mais des choix politiques structurels de nature à se libérer durablement de l’imbroglio financier. Là aussi, le pouvoir est confronté à ses propres limites.

Maintenir l’économie sous la dépendance de la seule industrie extractive est un argument de survie du régime. Le refus d’aller vers la diversification est motivé par la peur de voir les monopoles s’effondrer et les anciennes légitimités se fissurer. La peur de voir émerger des acteurs nouveaux et autonomes. La peur de voir se développer une autre façon de gérer, de produire la richesse et de la partager. Enfin, la peur de voir naître une autre Algérie, celle des libertés, du talent, de la compétence et du mérite.

On ne peut à la fois vanter les vertus de la diversification et organiser la chasse aux entrepreneurs propres capables de la porter. Le cas de Rebrab en est la preuve. En dépit de l’impasse, le pouvoir demeure solidement attaché à ses fondamentaux. Aucun sursaut de conscience, aucune réforme. Pire, le pouvoir lorgne déjà le sous-sol et choisit sa prochaine proie : le gaz de schiste.

Le pays n’est pas près de se libérer du piège des hydrocarbures. La planche à billets ne supprime pas le problème. Elle le diffère en l’amplifiant. Tout au plus servira-t-elle à garantir le statu quo. Cela transparaît déjà dans le budget 2018. En effet, il est bâti sur la philosophie du khtini nakhtik, c’est-à-dire la stratégie de l’évitement. Les transferts sociaux et les cadeaux fiscaux sont préservés et le régime épargné.

Le seul engagement pris par le gouvernement est de rétablir l’équilibre budgétaire dans un délai de cinq ans. Ici l’arnaque consiste à confondre équilibre budgétaire et sortie de crise. La vérité est autre. Le budget est tout simplement un tableau de bord. Il est une traduction chiffrée des choix stratégiques des gouvernants. Le politique précède le budgétaire et le détermine. Le budget renseigne peu sur l’état d’un pays. Il peut être équilibré ou excédentaire sans traduire pour autant un bien-être social. Et inversement.

L’impossible rationalisation

La nature autoritaire de notre système politique impacte directement la structure du budget de l’Etat. L’essentiel de la dépense est incompressible car elle découle d’un impératif politique pressant : la préservation du système en place. La dictature coûte cher. La dépense est prioritairement pensée à l’aune de l’impératif autoritaire pour être ensuite orientée vers la satisfaction des besoins de la société. Parfois, les deux démarches tendent à se confondre. C’est le cas en période d’abondance, le volontarisme servant alors d’enveloppement aux turpitudes et autres extravagances de la dictature.

Les dépenses autoritaires, celles destinées au contrôle politique et idéologique de la société, sont en hypertrophie en comparaison avec le budget social de la nation. Il serait intéressant de connaître le volume annuel de devises alloué à l’importation des bombes lacrymogènes.

Sans compter les transferts illégaux de capital (du public vers le privé et de l’intérieur vers l’extérieur), les ponctions directes et indirectes, le train de vie de l’Etat et de ses mondes, les dépenses fantaisistes (produits de luxe, produits pour animaux). Il y a enfin ces dépenses inutiles comme le financement d’organisations internationales fantômes. Le cas de la Ligue arabe est flagrant. Cette institution handicapée et handicapante n’a jamais pu régler le moindre conflit, ni même la plus petite brouille entre dictateurs.

L’Algérie a grand intérêt à se tourner désormais vers des partenariats plus profitables, loin des affinités idéologiques polluantes, des identités fictives et des amitiés hypocrites, encombrantes et improductives. Il est temps de se mettre au diapason du monde actuel et entamer une sérieuse réflexion sur la construction d’un espace communautaire extensible : maghrébin, africain et méditerranéen.

La face cachée d’un bilan

Beaucoup a été réalisé. Vouloir le nier, c’est faire preuve de mauvaise foi. Cependant, l’action des pouvoirs publics n’a jamais été évaluée ni dans son coût ni dans ses effets sur les grands équilibres de la société. La dictature des hydrocarbures dans la politique de l’investissement a inscrit le pays dans une dépendance structurelle très dangereuse et une insertion timide et incertaine dans l’économie mondiale.

Nous en vivons aujourd’hui les premières conséquences. Mais il y a encore plus insidieux : le logement. Le terrorisme, puis l’abandon de la campagne par les politiques publiques ont accentué le phénomène de l’exode rural. La concentration des programmes de construction de logements en milieu urbain l’a rendu irréversible.

N’y a-t-il pas là une volonté de ressusciter l’ancienne image néo-khaldounienne de la ville et actionner, en conséquence, l’opération de submersion de la ville, siège du pouvoir, par la campagne, siège de la légitimité, dans l’espoir de réduire au maximum le poids politique des catégories citadines jugées très subversives. La question est ouverte.

En conclusion, l’analyse de la crise sous toutes ses coutures converge vers un seul et même obstacle : l’autoritarisme. Comment en sortir ? Des personnalités intègres et crédibles appellent à la mise en œuvre de l’article 102 de la Constitution. Je n’y souscris pas. De mon point de vue, le problème n’est pas réductible à un homme ou une institution. Il est de l’ordre du global.

Faut-il destituer Bouteflika ?

Parler de l’état de santé du Président est délicat tant le sujet aborde l’intégrité et l’intimité d’une personne. Mais le débat est incontournable au regard de la fonction. D’un point de vue juridique formel, c’est-à-dire au-delà des aspects personnel et privé, la maladie du Président ne le concerne pas. Elle interroge ceux dont c’est la vocation de veiller au respect de la constitution. Sur le plan éthique, elle concerne ses médecins, ses proches, ses conseillers et tous ceux chargés de parler et d’agir en son nom.

Politiquement, elle interpelle les institutions et l’ensemble de la société. D’évidence, la question mobilise plusieurs sphères de compétence et de responsabilité non hiérarchisées en théorie. De plus, c’est un domaine juridiquement peu encadré et le mode de fonctionnement opaque du système le rend pratiquement inaccessible. Vouloir en faire une fixation en l’état actuel des choses est de très mauvais conseil.

Cet épisode inédit doit servir d’enseignement et suggérer à l’avenir un cadre normatif clair et rigoureux, de sorte à entourer l’exercice de la fonction présidentielle de toutes les garanties de régularité et de transparence. Il pose par ailleurs deux problématiques beaucoup plus générales : le rapport public/privé et le principe de la séparation des pouvoirs. Voir en le Président le principal obstacle au dénouement de la crise tient d’une vision légère. C’est méconnaître la complexité de la situation.

L’option du coup d’Etat, médical ou militaire, n’est ni possible ni souhaitable. Elle revient à ajouter de la crise à la crise. Destituer le Président pour le remplacer par qui ? Un autre malade ? Un analphabète et méchant ? Ou par un non désiré ? On doit se garder de jouer au «dégagiste» quand on a été incapable de protéger Boudiaf ou empêcher le départ de Zéroual. Que cherche-t-on au juste ? Une solution rationnelle ou une solution passionnelle ? Il faut avoir le courage de l’avouer : la société est malade. Son mal est antérieur à celui du Président et sous un certain angle, il en est la cause.

Radioscopie de la société

Une société en bonne santé n’aurait jamais accepté d’abdiquer ses indépendances, ses libertés et ses pouvoirs. Elle est malade du miroir, du fusil et des humeurs des entrailles. Des mythes, des tabous et de la lumière noire. Malade des idées reçues, des idées mal reçues et de l’obscurité au point de vouloir mesurer la foi au centimètre. Malade de la propension à dire oui, à se prosterner aux pieds du maître en faisant mine de prier. Malade de l’amalgame, de la tendance à confondre approuver et plier, applaudir et se dénuder, s’opposer et trahir, accepter et tolérer. Malade de l’attente, de la file d’attente de l’éternelle rectification et de sa conception extensive du temps.

Elle est malade du regret, la désillusion et des sincérités successives et contradictoires. Malade des discordes, des égoïsmes et de la fausse fierté. Elle est malade de l’histoire fantasmée, de la religion pervertie et des richesses mal digérées. Elle est malade de son culte du pouvoir, de l’avoir et de sa détestation du savoir.

Sous le poids écrasant de l’humiliation et de l’impuissance, elle se courbe, sombre dans la résignation puis le renoncement. Elle souffre, vit dans le provisoire et se laisse distraire par l’idée dune vie meilleure dans l’au-delà. Quand, dans un moment de demi lucidité, elle entreprend de s’affranchir du mauvais, elle s’abandonne au plus mauvais. Et une fois acculée, elle se contente du moins mauvais. Arrivera-t-elle un jour à s’arracher à cet incessant va-et-vient dans les nuances du mauvais et entrevoir enfin le meilleur ? Difficile d’y répondre car la crise apparente est doublée d’une autre crise.

La crise invisible

Nombreux sont les cadres intègres à avoir été remerciés, parfois avec inélégance, en raison d’une allégeance molle, d’un soupçon de félonie, d’un malentendu ou, tout simplement, faute de n’avoir pas su conjuguer feu vert et ligne rouge. Quand s’installe un climat de suspicion et de traque, se développe la culture de la dissimulation et du faire semblant. Par ailleurs, l’absence d’espaces d’expression libre favorise les évolutions silencieuses et les cristallisations et les alliances souterraines. D’où la difficulté de rendre compte, même sommairement, des tendances lourdes en œuvre dans la société.

Cette méconnaissance de l’état des rapports des forces, dans le sérail comme dans la société, est problématique. En effet, le moindre frémissement social peut libérer un potentiel destructeur insoupçonné. Pire, un éventuel affrontement pouvoir/société peut très vite se changer en un face-à-face entre institutions. Autre facteur de complexité est l’élection présidentielle de 2019.

Elle polarise les intentions et occulte tout le reste. Le pays est suspendu à cette échéance. La crise et la question de la succession se mêlent, s’entremêlent et se croisent pour donner ce climat surréaliste et incertain. Personne n’ose s’exprimer ou agir de peur de mal faire, de se disqualifier. Tout le monde observe une stricte prudence. Une prudence lâche et destructrice. Pourtant, l’Algérie est condamnée à s’en sortir. Il s’agit là d’une nécessité historique.

La renaissance

Le pays a besoin d’un processus de transformation profonde sans rupture brutale et loin de la manière forte. Il doit s’adapter aux multiples mutations de la société comme aux grands bouleversements du monde. La donne démographique est le vecteur premier d’une pensée stratégique. La contrainte d’échelle agit sur toutes les sphères : politique, économique, sociale, culturelle et environnementale. Les attentes et les défis ont changé de nature et d’ampleur.

Partout dans le pays des voix s’élèvent pour exiger une participation politique plus large, un partage des richesses plus équitable, un accès libre au savoir et à la culture. La mondialisation et ses effets imposent des réflexions et des redéfinitions nouvelles. Les anciens paradigmes sont inopérants et inaptes à porter l’idée d’avenir.

L’impuissance tendancielle du politique est le résultat d’un déplacement du pouvoir de décision des Etats vers les groupes mondialistes. Le problème n’est pas tant d’être pour ou contre la mondialisation. Bonne ou mauvaise, voulue ou subie, elle est un fait incontournable. Le nier est un déni de la réalité qui peut conduire à toutes sortes de mésaventures. Il importe donc de réfléchir à une meilleure insertion, à la manière la plus efficace de peser sur le cours de l’histoire et non juste la subir.

Le monde est désormais celui de l’interconnexion, l’interdépendance et l’interpénétration dans tous les domaines. L’Etat moderne d’aujourd’hui est dans une évolution à double tendance. Il se décentralise à l’intérieur et s’agglomère à l’extérieur. Le modèle de l’Etat central a atteint ses limites. Il en est de même du repli nationaliste.

La dictature et l’obstination des autoritarismes à durer sont source de conflits sanglants provoquant morts et migrations. La réponse islamiste a déjà montré ses exploits par la ruine et le terrorisme. La seule voie possible est de s’inscrire dans la perspective démocratique adossée à la modernité universelle.

L’Algérie est un pays jeune, ambitieux et plein de ressources. C’est un pays vierge où tout reste à faire. Le passage aux nouvelles économies se fera sans difficulté car il n’y a pas de grandes industries à démanteler comme c’est le cas en Occident. C’est ce que j’appelle le paradoxal atout du sous-développement. Autre facteur non négligeable est ce déplacement de la croissance mondiale du Nord vers le Sud. La crise du capitalisme international est chronique et indépassable. L’avenir du monde est au Sud.

Aussi, je plaide en faveur d’une transition politique à travers la nomination d’un gouvernement d’union démocratique et la mise en place d’un Etat de droit régionalisé. Le gouvernement d’union démocratique aura pour tâche de définir un nouveau cap et lui donner forme à travers des réformes structurelles et audacieuses. Il doit également préparer le basculement du pays vers un Etat de droit régionalisé.

Les régions sont des territoires d’une République une et indivisible, dotées de prérogatives et d’institutions propres et jouissant de l’autonomie dans les domaines non régaliens. Elles ne sont pas en concurrence entre elles ou avec l’Etat. Elles sont dans une compétition stimulante et solidaire et constituent un instrument de renforcement du lien national. La région est un espace d’affirmation de la citoyenneté, de prospérité économique, de développement culturel et de protection de l’environnement.

C’est le lieu privilégié de l’invention du progrès. Le pays va mal, très mal. Il y a dans la société beaucoup d’inquiétude, d’exaspération. Il y a de la fatigue, de l’usure et de la désillusion. Les ingrédients d’une évolution fâcheuse sont réunis. Il faut l’éviter à tout prix. La violence est la pire des réponses. La colère doit se transformer en énergie, en force sociale capable de porter l’espoir d’une renaissance. Le pouvoir aura tort de croire à sa superpuissance ou au coma définitif de la société. Quand les horizons sont bouchés, tout est alors possible, à portée, y compris le pire.

Les grandes révoltes jaillissent sans sommation ni préavis. Leur force est celle de l’ouragan : phénoménale et aveugle. L’insurgé n’est pas en quête de solution. Il n’a plus le temps. Il n’a pas de feuille de route. Juste un souvenir et une colère. L’un pour exhumer une à une les humiliations subies, et l’autre comme carburant à ses vengeances. La décision est entre les mains du président de la République. A lui de choisir quelle Algérie il léguera aux générations future.

Djamel Zenati