Roman de Yamina MECHAKRA / « LA GROTTE ÉCLATÉE »

14/11/2014 00:39

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Au dos de la couvertue

 

 

Photo prise en 1979 à la sortie                  

  de

« LA GROTTE ÉCLATÉE »

 

 

 

Yamina MECHAKRA est sans conteste l’une des meilleures romancières maghrébines. Elle marquera son temps d’une empreinte indélébile si tant est que parmi nous reste très incrusté le sourie si douloureux soit-il d’une âme qui nous renvoie notre image aussi claire que possible.
Dans les charniers où se décompose démesurément l’homme, elle réimprime à nos sens oblitérés cet esprit  vif qui corrige les erreurs, elle croit à la vie, n’étant pas tout à fait pessimiste.

 

MOHAMED KERREDINE

«  Al-Maghreb-Culture », 4-5 février 1981, n° 1075

 

La parole de Yamina MECHAKRA ne véhicule aucune des revendications féministes convenues : elle est cette revendication. Son héroïne est une femme à part entière parmi les hommes qu’elle force au respect, parce qu’elle lutte et souffre comme eux, sauvagement. Comme jadis, peut-être, la Kahéna, femme et chef de tribu en guerre. Comme la femme sauvage chez Kateb Yacine, mais une pureté d’adolescence préservée.

 

JACQUELINE ARNAUD,

Docteur ès lettre, université Paris – Nord.

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                                                                         …  Nous vivons au passé

                                                                         Nous la plus forte des multitudes

                                                                         Notre nombre s’accroît sans cesse

                                                                         Et nous attendons du renfort… (1)

 

     Ce poème sur le tableau « Les aveugles » de M’Hamed ISSIAKHEM a-t-il été écrit par lui, par Kateb YACINE ou par quelqu’un d’autre.

     J’ai réuni ISSIAKHEM et Kateb YACINE, l’un par la préface, l’autre par la peinture, amis pour le meilleur et le pire…

     Ils sont peut-être amis dans les ténèbres de la mort.

     J’ajoute que j’ai eu le privilège d’avoir à deux reprises rencontré rien que Kateb YACINE et M’Hamed ISSIAKHEM SEULS 0 Ben Aknoun au foyer familial.

     En 1980 en rentrant de PARIS pour une semaine, j’ai été chez Kateb YACINE, là il y’avait ISSIAKHEM tenant « LA GROTTE ECLATEE » dans la main.

     « Nadia ( sa femme ) veut le lire. Attention me dit-il, il ne faut pas écrire comme les femmes, hein ? »

     Puis il est reparti avec Kateb YACINE dans un tête confidentiel.

     -  oui tu sais…

     -  oui et toi…

     -  et l’autre…

     La deuxième fois, aux alentours des années 81 en revenant de Paris pour 15 jours, j’ai rencontré Kateb YACINE ET m4Hamed ISSIAKHEM seuls. Ils parlaient gravement…

 

     Je garde sur mon cahier des évènements leur discussion qui est aussi quelque part dans ma mémoire. Un jour viendra où j’écrirais ce témoignage resté intact.

 

Yamina MECHAKRA

 

 

(1)  Texte extrait du tableau de M.ISSIAKHEM. « LES AVEUGLES »

 

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PREFACE

 

LES ENFANTS DE LA KAHINA

 

     « Démystification de l’homme. S’affranchir du mythe de la mort. L’homme n’est que matière vivante. Une fois mort, il redevient terre »

 

     Ces mots sont tirés de notes manuscrites, qui résument une conversation à bâtons rompus avec Yamina Mechakra, à propos de son premier livre, l’un des plus promoteurs de la nouvelle littérature algérienne. J’ai lu le manuscrit de « la grotte éclatée » plusieurs versions successives et si je commence par citer ces mots, c’est pour montrer qu’ici la romancière n’est pas seulement une femme de lettre.

 

     Etudiante enthousiaste, ayant pratiqué la médecine sociale et la psychiatrie, elle a écrit ce livre au milieu d’une vie cruelle et tourmentée. Ce n’est pas un roman, et c’est beaucoup mieux : un long poème en prose qui peut se lire comme un roman. Il est écrit en langue française, ce qui signifie au départ une double aliénation, celle de parler aux siens une langue étrangère. Elle a vu pleurer sa mère. Le jour où elle s’aperçut que la petite fille qui faisait merveille à l’école française avait oublié sa langue maternelle.

 

     Elle est née à la veille de l’insurrection. Quand elle entend parler de guerre, pour la première fois, elle croit à une tempête. En arabe populaire « guirra », c’est à la fois un orage et la guerre de libération, un déchaînement de la nature.

 

     De sa plus tendre enfance, elle garde le souvenir d’un homme écartelé sur le canon d’un char, exposé dans la rue. Elle a vu torturer son père. Elle l’a vu mourir en lui recommandant de parler tête haute. C’est à lui qu’elle dédia son livre. Quand elle pense à son père, elle voit des yeux bleus, d’un bleu métallique. Et ce bleu la renvoie au village natal, au bord de la rivière Meskiana, en berbère Miss l’kahina, les enfants de la Kahina. C’est un village de l’Aurès, la montagne qui fut le foyer de l’insurrection du Premier Novembre, après avoir été le berceau et le champ de bataille de l’héroïne tribale, aux sources de la nation.

 

     La mémoire collective parle encore aujourd’hui de passages souterrains creusés par les Numides. Ce n’est pas pour rien que les partisans de la Kahina et les maquisards  du Premier Novembre sont passés par les mêmes grottes, de l’Aurès à la Tunisie.

 

     De son vrai nom Dihya, la Kahina n’est plus connue que par son nom de guerre Kahina, en arabe, signifie prophétesse. Elle avait, d’après ses ennemis, le don de la parole.

 

     Au commencement était le verbe. Les enfants de la Kahina ne doivent plus ignorer qu’une femme inspirée fut jadis à la tête d’une patrie immense qui couvre toute l’Afrique du Nord. Cela donne un certain vertige à ceux qui voient dans le passé le spectre de l’avenir.

 

     Aujourd’hui que l’insurrection de l’Aures enfante sous nos yeux une Algérie nouvelle, il faut lire et faire lire ce livre, pour qu’il y’en ai d’autres, et pour que d’autres élèvent la voix. A l’heure actuelle, dans notre pays, une femme qui écrit vaut son pesant de poudre.

 

Kateb YACINE

                                                                                                                                                                                   Mai 1978

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A la mémoire de mon père       

Toi le regard bleu dans lequel souvent je m’allonge quand j’ai peur et que je tremble.

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Tu es venu tête folle

 

Les cheveux rêvant de soleils inconnus

 

Ton âge chemin égaré en mon ventre s’est ouvert

 

De la colline oubliée ont chanté les roseaux

 

Du sable cassé des Frontières

 

Tes pas ont violé les lois insensées.

 

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     Langage pétri dans les nattes tressées au feu de l’amour qui flambe depuis des siècles au cœur de mes ancêtres et dans mon cœur vers lequel souvent je tends mon visage gelé et mon regard humide pour pouvoir sourire. Langage pétri dans les tapis, livres ouverts portant l’empreinte multicolore des femmes de mon pays qui, dès l’aube se mettent à écrire le feu de leurs entrailles pour couvrir l’enfant le soir quand le ciel lui volera le soleil ; dans les khalhals d’argent, auréoles glacées aux fines chevilles, dont la musique rassure et réconforte celui qui dort près de l’âtre et déjà aime le pied de sa mère et la terre qu’elle foule.

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NOVEMBRE 1955

 

 

     Je m’en allais vers ARRIS (1), les yeux fixés sur mes doigts qui, à l’horizon se tressaient avec d’autres doigts pour ramasser les nuages du ciel et les presser sur une terre brisée d’oubli, enceinte d’un grain millénaire, parcheminée de routes lointaines, pour que pousse le blé rouge que nos ancêtres avaient promis.

 

     La terre ouverte trahissait çà et là au ventre des ses brunes crevasses quelque soupçon de verdure que les oiseaux venaient couver.

 

     Un goût de résine envahit ma mémoire et mes lèvres frissonnèrent au désir d’embrasser les sillons mouillés des premiers soupirs du ciel.

 

     Mes entrailles frémirent à la respiration d’un fils qui dans sa tombe évoqua son berceau.

 

     Au pied de l’Aurès un arbre veille sur une terre grasse à peine remuée. Elle repose sous une brume de parfum de femmes qui, doucement, se décomposent au pied de l’olivier.

 

     Jeunes filles, elles avaient accroché à ses branches leur première ceinture.

 

     L’arbre scintillait de résine renouvelée et guidait leur pied nu et blanc sur un chemin tracé par leur légende.

     Au grenier de notre cœur numide, nos princes le baptisèrent.

     Les conquérants y brisèrent leurs armes avant de mourir.

 

     Je vis le semeur de l’Aurès écraser dans sa main le grain et goutte à goutte le laisser pleuvoir pour qu’au printemps les champs abritent les premiers nids. Je vis la mère modeler la terre glaise pour qu’à l’aurore le berger réconcilie la vie et le jour en brisant le pain de l’orge encore chaud, l’enfant souffler dans sa flûte une prière inconnue qu’il adressait aux Dieux pour voir le cèdre se multiplier et écouter la fougère chuchoter la pluie.

 

     Ici les siècles lentement courbèrent l’échine et le silex fit jaillir le feu de l’histoire pour nourrir le combat et illuminer la route des enfants dans le regard desquels l’amour refusait de creuser sa sépulture.

 

     Rome avait salué la blondeur automnale de l’Aurès et l’Islam s’y recueillit.

 

(1)  ARRIS : petite ville de l’Aurès

 

 

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DECEMBRE 1955

 

 

     Les mains crispées sur la poitrine, la bouche grande ouverte, le souffle coupé, je regarder Youcef essuyer ses lèvres ensanglantées du revers de sa main tandis qu’Arris (1) la bouche sur la gorge du chacal suçait le sang.

 

     Nous étions en plein cœur de l’Aurès. Cela faisait une semaine que nous fuyions. Il nous fallait à tout prix rejoindre les autres maquisards.

 

     Arris releva la tête.

 

     Youcef me fixa un instant puis porta son regard sur la gorge ouverte de l’animal.

 

     Je me mis à crier comme une enfant bouleversée.

 

— T’as pas de courage hein ? Et ça prétend aimer la liberté. Me fouetta-t-il.

 

— La liberté ? Je vous jure que je l’aime au-delà de mes forces.

 

     J’avais du mal à articuler mes mots, paralysée par la faim et l’émotion.

 

     Je me traînai jusqu’au cadavre ensanglanté. Je passai mes lèvres sur la gorge béante, léchai lentement le sang de la bête qui s’était nourrie de la chair d’un homme endormi quelque part à l’ombre d’un roc, le ventre écrasé par un obus.

 

(1)  Arris : nom d’un maquisard

 

Arris mit sa main sur ma nuque. Je l’entendis murmurer comme dans un rêve : « Ça fait du bien. Il faut le faire. Il s’en ira le mauvais jour. Ne t’ne fais pas. Ben Boulaid nous l’ a promis, et puis au bout de notre chemin, il y a des frères qui nous attendent. Il nous faut la force d’arriver jusqu’à eux ; et puis là-haut sur nos monts, nous serons nombreux à aimer la liberté, nombreux aussi à la défendre. »

 

     Le sang chaud et fumant me montait aux narines, à la bouche. Je fêtais les paroles d’Arris.

 

— Suffit, cria Youcef.

 

     Je relevai la tête tandis qu’ Arris empoignait sa mitraillette.

 

     Youcef s’approcha un couteau à la main, s’agenouilla et commença à arracher la peau du chacal.

 

— Essuie-toi la bouche, me lança-t-il, t’es pas jolie à voir comme ça.

 

     Je rejoignis Arris qui dans un coin de notre cachette caressait son arme.

 

     Je ne pouvais parler, mais je crois que mon regard contenait tout ce qu’une femme peut avoir de plus fort et de plus faible. Il m’essuya le visage de sa main déchirée et sale que j’aimais déjà. Je souhaitai mettre ma tête sur ses genoux et fermer les yeux. Youcef chantait.

 

     Il me sembla reconnaître ces romances qui déferlaient de loin comme les vagues d’une tempête pour venir se fracasser contre les rives rocailleuses de mon âme révoltée. Je me mis à sangloter puis à vomir.

 

     Une grande fièvre me secouait.

 

     Quand je me réveillai, une femme était penchée sur moi, grande dans son silence.

 

     Elle me présenta un bol d’argile rempli de lait de chèvre. Je le bus d’un trait et en réclamai encore.

 

     Djazia ne parlait pas mais ses gestes me venaient droit au cœur.

 

     Elle était l’une des plus belles pages de l’histoire de mon pays. Dans la cheminée un feu flamboyait qu’attisait un enfant.

 

*

*   *

 

     Il était très difficile d’affronter la neige dans l’Aurès. J’avais peine à suivre les hommes. Souvent je tombais, rencontrais le regard dur et décidé de Youcef et me relevais. Je n’avais plus droit à cette chance que représentait Arris.

 

     Appelé à rejoindre la zone la plus meurtrière, il devait sillonner la plaine, d’Aïn M’Lila à Meskiana. Il me laissait un souvenir inépuisable.

 

 

 

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FEVRIER 1955

 

 

 

     Il nous fallait remonter jusqu’à ARRIS, où une réunion devait avoir lieu.

 

     J’étais l’infirmière du groupe. Je devais survivre à tous les obstacles : la vie, la santé, le sort de cette liberté que nous défendions, dépendraient de la volonté de ceux qui avaient pris les armes et je me surprenais en train de penser comme Arris.

 

     « Ô Arris, si tu savais, si tu savais… »

 

     ARRIS ce soir-là avait froid et peur.

 

     Elle tremblait, faibles lueurs entre un ciel sombre et une montagne de neige.

 

     Au loin, par intervalles, des cris de chacals s’élevaient et mouraient. Nous fîmes encore quelques pas dans la direction de notre « rendez-vous », puis, sur un signe d’Arezki, nous nous arrêtâmes. Mon nez coulait. Il m’était interdit de renifler. Nous étions là, aux aguets. Une masse grise, se détachant du linceul glacé, s’avança vers nous.

 

     C’était le Mess’oul (1) chargé de nous guider jusqu’au « rendez-vous ». A l’entrée d’ARRIS, une vieille femme nous attendait. Nous nous engouffrâmes dans une bâtisse séculaire et nous assîmes autour de quelques braises agonisantes. Du lait et du pain d’orge nous furent servis en hâte.

 

     Avec peine j’arrivais à reconnaître mes compagnons.

 

(1) Responsable.

 

     Quelqu’un cracha une gorgée de lait sur les braises mourantes et les tua.

 

     Silence ! la commission arrivait.

 

     On alluma une torche. Trois hommes emmitouflés dans des burnous clairs firent leur entrée.

 

     Je distinguais mal leurs visages. Nous nous levâmes pour les saluer.

 

     « Mes frères !

 

— Au nom d’ALLAH clément et miséricordieux !

 

— Au nom de la Révolution !

 

— Au nom des frères morts !... »

 

     Les mots sortant de la bouche de l’orateur prenaient visage, forme et couleurs pour finalement mourir et tomber comme des affiches de cinéma.

 

     Une main s’appuya à mon bras tandis que le discours continuait. Je frémis légèrement au contact de Youcef reconnue à sa force et à sa grosse bague.

 

     Des consignes nous furent dictées. Il fallait nous séparer. Dans le noir une autre main me serra désespérément le bras.

 

     Ils emportaient dans leur paume un dernier parfum de femme. Il habiterait leurs doigts pour envelopper les paupières des morts. Ainsi, ils ne partiraient pas seuls.

 

     Nous fûmes répartis, non au hasard, mais selon les besoins des secteurs de la Wilaya.

 

     Je fus dirigée sur la frontière tunisienne. Sur cette ligne où le tambour de guerre résonnait inlassablement, j’appris à mourir et à aimer les hommes.

 

     Comment n’aimerais-je pas les hommes après avoir trempé mes doigts dans leur sang, ramassé leurs tripes, respiré leur haleine fétide, recueilli leur dernier souffle ?

 

 

*

*   *

 

     Les profils décharnés de mes blessés dansaient avec les flammes des bougies sur les parois de la grotte, en épousant la forme et devenaient monstrueux.

 

     J’essayais de regarder mon propre profil puis rougis sous les yeux pâles et sans expression d’Akli qui me dévisagea longtemps avant de porter ailleurs son regard.

 

     Il fixait une pointe de roche descendant du plafond de la grotte. Retrouvait-il ainsi les monts pauvres et pierreux de sa Kabylie natale qu’il avait apprise comme une leçon ? Sa mère aux mains usées par la rude cueillette de l’olive ? Ses enfants fronts ouverts sur lesquels s’inscrivait en lettres de sang l’histoire torturée de mon pays et qui, l’estomac vide, rêvaient de le rejoindre ? Ou tout simplement son ami mort hier à l’accrochage de M’Zouzia (1), les armes à la main ?

 

(1) Montagne qui s’élève entre Meskiana et Tébessa

 

     Akli avait réussi à nous rejoindre avec l’aide des rescapés. Il mourut sans faire de bruit.

 

     Nous l’avons enseveli très tôt le matin. Je n’ai pas pleuré. De larmes, je n’en avais plus ; seules mes narines palpitaient. En revenant à l grotte, les blessés enrobés dans leur sang oubliaient qu’ils sentaient l’homme pourri, oubliaient leur douleur et murmuraient d’une voix sans timbre :

 

     « MIN DJIBALINA » (1)

 

     J’entonnais avec eux ce refrain si neuf. Je m’abreuvais de paroles promises.

 

 

*

*  *

 

 

     En cet hiver 1955, un vent glacial balayait la frontière.

 

     Il nous fallait évacuer la grotte en attendant du renfort. Il tardait à venir et les blessés se décomposaient avant de mourir.

 

     Seuls ceux qui avaient encore une chance de reprendre le combat avaient droit à la grotte.

 

     Quand les renforts arrivèrent, il nous fallut tenter l’impossible, couper à l’un le bras, à l’autre la jambe ou le morceau de chair pourri.

 

     Je n’avais plus besoin de courage. Tous comptaient sur moi. Je me contractai pour débarrasser mon corps d’une émotion qui le ramollissait et me mis à l’œuvre. Je traçai de mes doigts trempés dans la cendre les lignes que devaient scier mes aides.

 

     Fermer les yeux en faisant crissait ses dents, rougir puis cesser de respirer et déverser à flots sa douleur par des yeux brillants de fièvre. L’Algérie avait besoin d’eux.

 

     Parmi les blessés, il y avait un enfant. Ses yeux noirs et vifs creusaient un visage blanc et décharné. Il fallait l’amputer des deux jambes.

 

     Quand je relevai la tête, je réalisai le carnage. Que de mutilés ! Quel était le crime de ces hommes nés pour vivre et que l’on avait tué ? Quel avait été le tort de ces hommes auxquels on n’avait pas laissé le temps  d’aimer ? Mes deux aides, un rude forgeron de Meskiana aux muscles d’acier et un balayeur d’Ain Beida au buste menaçant, soufflaient très fort. Je portai mes mains ensanglantées à mon visage, à ma tête. Je caressai un instant mon crâne rasé « boule à zéro » et me pris à rire.

 

     Anss El Meskani me tendit un calmant et de l’eau dans le creux de sa main.

 

     Je me souviens que sur l’un des bras arraché, était tatoué un beau palmier. Ailleurs, sa peau aurait servi d’abat-jour. Quand je me réveillai, une croûte gênante s’étalait sur mon visage et mes doigts.

 

     Parmi les blessés, d’aucuns étaient morts, d’autres se mouraient et déliraient, d’autres dormaient. Nous leur avions prodigué les soins que nous pouvions.

 

     Mon jeune malade nécessita plus d’attention que les autres. De ce petit être, un jour, jaillirait un grand cri : celui de l’amitié. Je m’attachai à lui de toute mon âme. De son corps mutilé s’éleva un chant que j’avais réclamé jadis quand je cherchais ce petit quelque chose qui pût me ressembler et m’aimer comme un frère. Je tendis mes doigts vers les siens et toute mon enfance jusque là ployée sous la tare d’une naissance illégitime, se redressa. L’enfant malheureuse, blottie au fond de mon âme, vit le jour dans le regard immense de Salah. Dans ses récits fantastiques, il s’enflammait, pointait son mauser pris à un mort sur la paroi de la grotte, visait, tirait, se traînait dans la poussière à la recherche de la balle perdue puis me revenait le plus souvent pour s’allonger et m’offrir sa tête, melon couronné d’une tignasse rousse et pouilleuse que je prenais dans mes mains. Je songeais à toutes les mères qui depuis les temps les plus reculés esquissaient ce même geste, à tous ces enfants dormant sous un ciel de paix, sur une terre de rêve.

 

     Les mains glissées dans ses cheveux je recevais son témoignage. Mon petit fragment de chêne en perpétuel recommencement avait déjà sur la place du souk d’un douar. Une grenade avait éclaté. Des cadavres s’étaient taillé un cimetière dans le crâne de mon grain de pollen rencontré ici, sur une frontière inventée. Grain de vie qui m’était prédestiné car déjà ses yeux entrouvraient mes entrailles et s’y plantaient pour que renaisse une terre déracinée.

 

(1) Chant patriotique

 

     Les autorités du douar avaient désigné les coupables : deux jeunes garçons qui se rendaient au marché, quelques œufs dans la capuche du burnous neuf qu’ils mettaient les jours de fête ; ils martelaient le sol d’un pas rythmé et regardaient de temps en temps avec un plaisir dissimulé leurs vieilles chaussures noires essuyées avec un morceau de graisse ( ils les avaient échangées contre une peau de chèvre ).

 

     Au bout de leur chemin, un cœur de mère battait. Elle avait tremblé la veille : la lune était rouge.

 

     Quelque part dans le monde une autre mère le sein découvert pleurait des larmes de sang, un sanglot d’enfant dans la voix.

 

— Ils ont fusillé les deux garçons, dit Salah ; ma mère m’a dit : Il n’y a pas encore de justice pour empêcher Monsieur le Maire de les condamner. Pourquoi on tue les pauvres ?

 

— On tue les déshérités parce qu’on a peur qu’un jour ils réclament leur part du ciel.

 

— J’ai vu les deux garçons la tête rasée, les yeux bandés, enchaînés. Tu sais, j’ai vu leur mère griffer le sol et se tordre de douleur. Je n’ai pas vu de larmes sur ses joues. Ma mère m’a dit que ses enfants étaient son seul bien. Son unique héritage.

 

— Qu’est devenue leur mère ?

 

— On ne l’a plus revue. On dit que tous les soirs, elle vient gratter la tombe de ses fils, frapper sa face contre le sol et gémir. Lâela le fou du douar disait que Monsieur le Maire. Mesdames les autorités locales auraient dû regarder leur propre progéniture avant de tuer l’unique produit des autres.

 

— Il avait des enfants, le Maire ?

 

— Trois…

 

— Oh ! Oui. Il les aimait beaucoup…Beaucoup.

 

 

*

*   *

 

     Aucun blessé, ces derniers jours.

 

     Mes aides rééduquaient les rescapés de l’accrochage.

 

     Je voulais donner à mes compagnons quelque chose qui rappelât le pain blanc de l’orphelinat que j’aimais enfant et dont le souvenir me harcelait. J’ouvris la bouche et ne sus que chanter ; j’entonnais des lambeaux de vieilles chansons ramassées de-ci de-là.

 

     Quand j’eux tout dit, l’enfant dormait et la vieille sentinelle, appuyée sur son fusil de chasse, m’envoya un regard chargé de gratitude.

 

     Dehors les chacals hurlaient, attirés par la chair des morts.

 

     La radio grésillait.

 

     Je devinais Anss recroquevillé sur lui-même entre deux rochers avec lesquels il se confondait, le fusil à se pieds, l’oreille plaquée contre la radio. Radio Tunis, Radio le Caire, Radio Rabat du matin au soir nous rapportaient des faits nouveaux.

 

     Il n’y avait de constant dans tous ces discours que le désir de voir le plus tôt possible l’Algérie libre  et indépendante.

 

     Le reste variait.

 

     Je luttais par la raison.

 

     J’avais besoin d’une nouvelle force pareille à celle de Salah, mon jeune compagnon, lui qui croyait en tout.

 

     La mort, seule la mort me préoccupait, la mort, début d’une folie que j’appréhendais et qui serait terrible.

 

— Anss ! M’écriai-je.

 

     Salah me regarda atterré.

 

— Y a rien de nouveau ! me répondit-on.

 

— Ça m’intéresse pas ; je sais qu’il y’ a toujours du nouveau. Je désire t’arracher une promesse.

 

     Anss apparut à l’entrée de la grotte.

 

— Oui, souffla-t-il.

 

— Viens, approche.

 

     Il hésita un instant et prit la boite de conserve que je lui tendais, remplie d’un café qui sentait le moisi. Il l’avala à petites gorgées, les yeux mi-clos et se décida enfin à me regarder.

 

     Je songeai un instant à la femme chauve que j’étais, aux yeux rougis par les longues veilles, aux lèvres durcies, aux boucles qui pendaient à ses oreilles et la faisaient ressembler à un authentique pirate des montagnes.

 

     Anss caressa un instant sa barbe poussiéreuse, toussota, esquissa le geste de se lever.

 

— Non ! dis-je.

 

     Il baissa la tête et braqua sur moi son regard.

 

— Je t’en supplie, murmurai-je, le jour où je me libérerai de nos lois, libère-moi de mon nouveau monde.

 

     Il se mordit la lèvre, passa sa main sur sa nuque et partit.

 

— Merde ! Je m’enfonçai les ongles dans les joues et me mis à pleurer. Cela ne m’empêchait pas d’entendre Salah se traîner vers moi.

 

— Moi, je te tuerai, balbutia-t-il, et puis je me tuerai.

 

     Je m’arrêtai un instant de sangloter et le regardai. L’écran de mes larmes me donnait de lui une image déformée ; il ressemblait à une chenille et mes pleurs reprirent de plus belle. Le treillis me collait aux jambes, mes grosses chaussures m’écrasaient les pieds.

 

     J’allongeai les jambes, croisai mes bras autour de ma poitrine et me promis de demander à la commission une tenue blanche. Je la balafrerais de mon doigt trempé dans le sang des morts.

 

     J’en ferais une tenue de bagnard barré de rouge.

 

— Tu parles seule ? demanda Salah.

 

— Non, cul d’imbécile ! Ne vois-tu pas que nous sommes prisonniers ?

 

     Nous ne sommes pas des héros mais des condamnés ! Regarde ! De toute la terre, ils ne nous ont laissé qu’une grotte qui ne nous accouchera jamais !

 

— Silence ! Tonna la sentinelle. Je crois qu’on ramène des blessés. Sortez prendre l’air. Il est tout rempli de leur parfum. L’arme à la hanche ! (il avait gardé cette expression de ses campagnes de France. )

 

     C’était la commission qui arrivait. Le secrétaire traditionnel serrant contre lui la serviette avançait vers la grotte. Il devenait habituel de se jeter dans les bras les uns des autres.

 

     Je passai de bras en bras.

 

     Les hommes en sueur sentaient mauvais. C’était habituel aussi.

 

     Salah leur tendait les bras comme un bébé : il jubilait. Il était heureux, si heureux qu’il se roula dans la poussière. Les autres, le nouveau, tout cela nous était indispensable. Tout le monde s’engouffra dans la grotte et s’installa autour du feu.

 

     Je sortis du fond de notre refuge les cuissots du chacal que j’avais abattu la veille et me mis à les griller.

 

     Tous les regards suivaient attentivement le spectacle des flammes qui dévoraient la chair nourricière.

 

     Le secrétaire révisa soigneusement le contenu de s a serviette puis s’adressa à moi :

— Ça vient ?

 

— Avale ta morve et tais-toi, s’égosilla Salah qui pointa sur lui son mauser.

 

     Tout le monde éclata de rire qui se prolongea par les hoquets de la vieille sentinelle impuissante à se calmer.

 

     Nos regards se tournèrent vers elle. Elle pris son fusil et s’éloigna en trottinant.

 

     L’un des maquisards, Ali, fit briller la lame de son poignard.

 

— Si vous me le permettez, souffla-t-il, j’enverrai en un temps record cette vieille casserole dans l’autre monde.

 

     Ses yeux étaient rouges et ses dents grinçaient.

 

     Ali bavait, ses mains tremblaient. Il regardait fixement dans la direction prise par Kouider.

 

     Kouider, infatigable bohême, était trop jeune pour son corps, haillon usé par le soleil et les années.

 

     J’aimais ce jeune homme au corps fatigué ; point humain errant, parti des bas-fonds tébessiens à la recherche d’une destination. C’était un bohême amoureux, moi une femme heureuse de l’avoir rencontré après l’avoir inventé un jour de froid alors que mon cœur d’enfant pleurait sa solitude.

 

     Né dans un creux humide des murs de la vieille Tébessa, il grandit en tendant la main. Un jour, il vola les sandales d’un musulman qui s’était déchaussé pour prier et s’en alla vers le désert. « Là-bas, paraît-il, les hommes vivent égaux ».

 

     Kouider devint vagabond à la recherche des hommes justes et bons. Il ne les trouva nulle part.

 

     Moi, je suis née de père et de mère inconnus dans un creux de l’humide vieille Constantine.

 

     Je grandis sous l’aide déchirée des sœurs de la charité qui me firent l’aumône d’un minuscule savoir médical que j’emportai un jour de novembre 1955 vers les Aurès. J’avais compris qu’il était grand temps de vivre, qu’un nom n’avait point d’importance. Des hommes s’étaient mis à effacer de leur sang toute la honte qui pesait sur l’histoire de mon pays pour recommencer une histoire, plus juste, plus digne, plus humaine.

 

     A la limite des Aurès, je connus l’amour simple et honnête que je m’étais inventé un jour de froid sombre dans mon lit d’orphelinat pour me consoler.

 

     Là, sur une frontière morte, je rencontrai des frères venus de tous les coins d’Algérie, des frères venus d’outre-mer tuer l’oppression ?

 

     Là, j’avais épousé mon peuple.

 

     Mon amour.

     Tes os roseaux des champs ont allumé mes yeux d’un feu

     De phosphore,

     Multiple amour d’orge, d’eau, de cèdres et d’hommes

     Je t’aime peuple sanglant coulé dans mes veines.

     Je t’aime fils candide au regard déchiré.

     Je t’aime enfant modelé dans la terre glaise d’un matin

     Effacé.

     Je t’aime et ne sais aimer, enfant des steppes, solitaire,

     Venu m’offrir deux cailloux comme souliers.

     Sur tes pieds, au terme de chemins égarés

     Les ronces avaient écrit la terre et ton nom

     Sur ton pied blessé, mon amour, une fleur a poussé.

 

     Le geste d’Ali n’avait aucune importance pour nous.

 

     Je lui tendis un morceau de chair grillée.

 

     Il se leva, jura sur les diables, traça de sont poignard une multitude croix sur le morceau de viande, le porta à sa bouche puis le cracha.

 

— C’est fade et indigne de moi. Je veux de la viande crue, de la viande en sang, m’entends-tu ? Hurla-t-il.

 

     Il se dirigea sur le reste du chacal, fit volte-face et me fixa.

 

     Il rengaina son poignard. Il était pâle et soufflait.

 

— Non ! M’écriai-je. Au nom des peuples qui se relèvent pour marcher, ne m’approche pas ! Et je me mis à trembler.

 

     Ali s’arrêta foudroyé. Nos rôles s’inversèrent un instant.

 

     Il me suppliait de ne pas trembler.

 

     Il rugissait comme une bête.

 

— Je me souviens du bébé, oui, du bébé que j’ai égorgé. Il avait l’âge du mien. Il me fallait égorger Emile et toute la famille du capitaine : il avait crucifié mes enfants, ouvert le ventre de ma femme, offert mon frère vivant à ses chiens. Mon fils aussi a pleuré de douleur, ma femme est morte au bout de deux longues nuits d’agonie, et moi, caché, j’assistai à tout ça, impuissant, oui, impuissant comme un lâche.

 

     Je n’ai plus de pitié, j’ai ouvert des ventres de femmes, j’ai égorgé, j’ai poignardé les jours de souk. Le sang serait-il devenu mon unique raison de vivre ?

 

     Il dégaina à nouveau son poignard, le considéra un moment et le balança dans le feu.

 

     Ses compagnons s’approchèrent et s’éloignèrent de la grotte. Je me laissai tomber par terre.

 

     Salah, recroquevillé sur lui-même, dans un coin de la grotte, me tenait en joue.

 

     Il n’avait qu’une balle dans son arme.

 

     Je me traînai jusqu’à lui et m’endormis. Quand je me réveillai, un soleil froid et lointain pendait au-dessus de nos têtes. Je plongeai ma main dans ma poche et en tirai un mini-réveil pris sur un mort. Moi aussi comme les bandits de grand chemin, j’avais dépouillé un homme que je n’avais pas tué. Nous vivions en dehors du temps.

 

     Le réveil indiquait onze heures. Je le brisai contre le mur sous le regard interrogateur de Salah.

 

     Le temps a trop d’avance sur nous qui cherchons à nous réinventer. Je m’assis en tailleurs, les bras croisés sur ma poitrine décharnée.

 

     Mes côtes comme un éventail se soulevaient et s’écartaient sous ma respiration. Je pensais à mon estomac mutilé par la faim ; j’aurais voulu retrouver le tour de poitrine que je faisais jadis, je pensais à Constantine où je fus conçue la nuit où un homme avait séduit une femme, à Constantine où j’avais grandi chez des êtres qui s’apitoyaient sur l’erreur parce qu’elle venait d’autrui.

 

     Ces êtres là n’avaient pas dit à la mairie que je n’étais différente de ceux qui lui permettaient de vivre parce qu’ils avaient été inscrits sur quelque registre qui allait jaunir et moisir au fond d’une chambre sacrée. Aimer toute la terre et tout le ciel, vieillir et mourir à l’ombre d’un vieux peuplier sans qu’il n’appartienne à personne, voilà le droit.

 

     Sur une frontière à l’ombre d’une grotte je regardais mourir des frères. Ils avaient compris qu’il fallait briser les chaînes trop lourdes pour leur permettre de marcher, des chaînes qui se voulaient héréditaires et qui n’étaient pas sculptées sur nos chromosomes.

 

     De ces hommes-là je cueillis le dernier souffle, les dernières larmes mortes au creux de ma main parce que je ne savais pas les conserver, les dernières gouttes de sang que je versai au creux de roches, sur une frontière qui n’appartenait à personne. Le sang est aux hommes qui se libèrent et ceux qui les aiment.

 

     Je tendis ma main vers le visage de Salah et accueillis une larme égarée sur sa joue.

 

     Je la portai à mes lèvres, souris à Kouider assis en face de moi, qui ne parlait pas.

 

     Infatigable vagabond, il refusait son vieux corps.

 

     J’aimais cet homme.

 

(1) Révolutionnaires aurassiers qui défièrent la loi coloniale

(2) Empereur romain

 

     Comme lui, j’étais venue combattre à la limite du pays des « bandits d’honneur (1) », les bras ouverts à quiconque rejetait la loi coloniale.

— Tacfarinas avait déserté l’armée romaine. Paysan numide de l’Aurès il lança un appel « à tous ceux qui préfèrent la liberté à l’esclavage ». « Les terres expropriées doivent être restituées » disait-il à Tibère (2). D’une guerre interminable il le menaçait. En l’an 17, à la tête d’une armée de paysans de l’Aurès, il infligea à Rome une amère défaite. Surpris, il fut tué avec ses compagnons.

 

     Grine Belkacem perpétuait cette longue tradition quand il fut surpris et tué en 1955 près de Khenchla par l’armée coloniale.

 

     Nous n’appartenions ni l’un ni l’autre aux lois des hommes impurs.

 

     Jeune homme dans un corps fripé, il fut mis au monde par une mendiante et devint mendiant.

 

     Ramassé dans la Souika constantinoise je fus ballottée d’orphelinat en orphelinat, de  famille en famille charitable.

 

     Très jeune je connus le pépris, né de la pitié des nomades, très jeune je pris goût à mon sort et dégustai mon indépendance, ma vie sans attache.

 

     Je priai chez les uns Sidna Mohammed, chez les autres Moïse ou Jésus parce que je n’aimais personne.

 

     Chez les uns on m’appelait Marie ou Judith, chez les autres Fatma.

 

     Je portais mes prénoms comme des robes et mes saints comme des couronnes.

 

     Le samedi, j’abandonnais la robe et la couronne de l’Islam pour la robe et la couronne juives. Pour moi, le ciel comprenait trois grands mondes où je n’avais pas de frontière : celui de Moïse et celui de Sidna Mohammed.

 

     J’écartais souvent les rideaux avant de m’endormir et cherchais dans le ciel les trois plus belles étoiles : c’étaient les miennes.

 

     Je passais ma langue sur les lèvres, ouvrais les bras, les ramassais sur ma poitrine et m’enfouissais sous mes couverture en criant triomphalement : « Je vous tiens là, contre moi, toutes les trois, nous allons dormir ensemble et ne nous réveillons plus jamais ».

 

     Je m’endormais, des paradis plein le cœur.

 

     J’étais heureuse de n’appartenir à aucune communauté, m’inventais des hommes et un pays aussi libre que moi.

 

     J’aimais le matin pour sa jeunesse, parce qu’il me souriait comme je lui souriais, sans penser, avec cette seule envie folle et timide de nous jeter dans les bras l’un de l’autre. J n’aimais pas que l’on me coiffât et m’habillât. Je rêvais de partir un matin, nue, habillée de brume, à la recherche de la ligne où le ciel et la terre s’épousaient pour enfanter le jour. Là, je lui offrirais mes trois couronnes et mes trois robes puis nue et décoiffée je m’allongerais le long de son sourire et chanterais pour ceux qui n’avaient pas compris qu’il fallait partir.

 

     Je me promenais sans fiche d’état civil, sans nom, sans prénom.

 

     Je vivais clandestinement sur terre. J’étais une hors-la-loi.

 

     Tout comme le vagabond Kouider, je maudissais toutes les mairies de la terre.

 

     Je me grattai le genou qui me démangeait et considérai le profil de Salah, rejeton d’un peuple qui avait su défier du sommet de ses rocs tout ce qui portait atteinte à la dignité humaine. Je pensai à Akli le Kabyle, à Ali l’Oranais, à Anss, crachai et conclus que seul le présent importait.

 

     Le reste ? Pouah !

 

     Un craquement à l’entrée de la grotte ; je ne me retournai pas. Le secrétaire commissionnaire à tête de fouine toussota. Je reniflai et pensai « espèce de morveuse, sois polie avec ce jeunot qui se veut courtois » ;

 

     Il me tendit un chewin-gum que je partageai avec Salah.

 

— Il est fou, me confia-t-il en m’indiquant du regard Ali. Il a bien servi la Révolution. Il est légendaire à l’Ouest. Il a fait l’Indochine. C’est un as.

 

— Il faut le voir arroser de sa mitraillette. C’est à en pleurer de plaisir. On doit le faire interner à la Manouba. Il n’est pas à abattre ; il servira encore. C’est un furieux. C’est un…

 

     Je n’écoutai pas la suite.

 

     J’aurais aimer qu’il me parlât des autres dont on ne parlait jamais : les anonymes qui subissaient la colère de la loi coloniale, Algériens des villes et des campagnes.

 

     Je ne croyais pas les informations, elles venaient ne pas de ce peuple.

 

     Quelle serait, par exemple, l’opinion de ma sœur, pliée en deux par le poids d’une huitième grossesse, ayant mis à l’abri dans son corsage une lettre apportée par le facteur, le matin ( ma sœur ne sait pas lire ; il la lirait, lui, s’il rentre ce soir sain et sauf ), les doigts roulant un couscous arrosé de larmes et l’oreille attentive à des voix algéroises, françaises, tunisoises, cairotes, des voix étrangères qui parlaient de l’Algérie, qui criaient leur colère, citaient des chiffres, disaient tout, absolument tout sauf ce qu’elles voyait, elle, ce qu’elle pensait, elle.

 

     Et dans chaque maison, dans chaque gourbi, une sœur pleurait et se posait des questions que ceux qui parlaient à la radio et dans les journaux ne se posaient pas.

 

     Je m’emparai d’un charbon. Je me mis à dessiner sur un morceau de bois.

 

— Qu’est-ce que c’est, demanda Salah ?

 

— Un homme qu’on offre aux chiens, vivant. Son cri monte jusqu’au ciel et meurt.

 

— De ce cri-là on ne parle pas. Il est inconnu des Caïds intellectuels qui, pour une poignée de francs, montent sur les tribunes, miment la lutte des peuples pour s’approprier l’Histoire. Que savent-ils de cette mère violée sous le regard de ses enfants déshérités ?  Tonna Kouider.

 

     Salah se frottait le nez et suivait le mouvement de nos lèvres.

 

     Je m’approchai de lui et continuai :

 

— Moi aussi je veux dessiner une femme enceinte, assise sur un goulot cassé. Son cri n’est pas mort. Il est dans ma tête. J’ai été le lendemain de son enterrement au cimetière avec ma mère. Elle a lu sur la tombe. Elle a vu des pas de cheval, un peu d’herbe poussait. Tu sais, l’herbe c’est la morte qui renait.

 

     Kouider se leva et entoura Salah de sa couverture. Je jetai le charbon dans le feu. Les étincelles devenaient cendre et tachaient la pierre. Les flammes sculptaient les braises et étouffaient leur ardeur. Le feu tuait le feu.

 

     Les feuilles fendaient les feuilles, se courbaient, se rétractaient et, grains de poussière, s’effaçaient.

 

     La terre craquait et par ses gerçures mangeait sa face brûlée.

     Faudrait-il me résigner à l’idée d’attendre quelque vérité-peuple, les pieds enterrés dans les godillots puants, le corps enfoui dans l’horrible tenue Kaki-caca, la tête boule-à-zéro, les yeux rouges et les ongles sales ; me résigner, se résigner, résignation, des mots que je déteste.

 

     La tête de fouine qui me fixait alluma une bastos, en tira une bouffée et l’écrasa entre ses doigts aux bouts déchirés.

 

     Je me levai, essayait de mettre de l’ordre dans ma boite à pharmacie. Mes doigts butèrent un instant et partirent à la rencontre d’une Constantine suspendue par un pont au rocher, comme une araignée par un fil à sa toile, crachant un peuple nu qui s’en allait avec comme seul fardeau une flûte de roseau. J’étais proche de la folie et réclamais la folie pour remède.

 

     Je m’allongeai à proximité de Salah et m’endormis.

 

 

*

*   *

 

 

— Des blessés ! Des blessés ! L’arme à la hanche ! hurla Kouider.

 

     Salah coulé dans sa couverture souleva la tête.

 

     Je cessai d’attiser le feu et me levai.

 

     Dehors la neige inondait toute la campagne et me renvoyait l’image d’une caravane humaine avançant à leur rencontre.

 

     Je me souvins de mon entrée à ARRIS, me recueillis quelques instants et avançai à leur rencontre.

 

     J relevai un homme blessé qui refusait de suivre les autres. Il avait les yeux grands ouverts, la poitrine ensanglantée. Il haleta quelques instants et s’éteignit dans mes bras.

 

     Je lui tournai le visage vers la qibla, lui fermai les yeux, dis pour lui la profession de foi, récitai les sept premiers versets du Coran et regagnai la grotte en songeant aux autres cadavres, bras et jambes qui iraient le rejoindre dans une fosse commune. Les chacals viendraient la gratter en déchirant le froid et douteux silence de la nuit de leurs cris qui me donnaient mal au creux de l’estomac et m’empêchaient de dormir.

 

     A l’intérieur de la grotte ceux qui le pouvaient entouraient le feu ; les autres, les mutilés étaient alignés le long de la paroi.

 

     Ils n’étaient pas nombreux.

 

     Les aides sortirent les ciseaux, les lames Gilette et la scie.

 

     « Plus de temps à perdre ! A l’assaut ! »

 

     Je devenais le boucher de mes semblables.

 

     La scie criait, les hommes hurlaient de douleur et ma tête bourdonnait.

 

— L’Algérie entière coulait par la blessure.

 

— Villa Susini : des jeunes filles nues sont noyées dans des baignoires.

 

— Villa Gras : des hommes sont étouffés.

 

— La gégène et le loup.

 

— Un corps imbibé d’essence brûle.

 

— Des flammes de chalumeau ouvrent des poitrines et des bras.

 

— On entaille des corps entiers.

 

— Des mains servent d’enclume au manche des haches.

 

— On étrangle.

 

— L’Algérie entière criait sous la torture.

 

     Quand j’eus fini les pansements je regardai autour de moi ; mes aides essuyaient leurs mains rouges sur leurs pantalons. Salah peignait, le visage enfoui dans ses bras ; les autres étaient sortis. Je les rejoignis, me passai de la neige sur les mains puis les enfonçai dans mes poches déchirées.

 

     J’aspirai une bonne bouffée d’air et fis signe aux frères de rentrer ; il y en avait qui pleuraient.

 

     Nous n’échangeâmes pas de mots.

 

     Nous regardions le feu en silence et recevions sa chaleur sans être pénétrés.

 

     J’essayai vainement de deviner quelque expression sur ces visages impassibles, mal rasés, aux yeux allumés comme des chandelles par les flammes dansantes qui s’y reflétaient. Ils n’avaient pas sombrés dans le sommeil depuis longtemps.

 

     Leurs paupières tiquaient, leurs mains tremblaient.

 

     Je jetai dans le feu quelques racines desséchées, retrouvant un geste ancien.

 

     J’oubliai les gémissements de mes malades, ma faim et pensai un instant à un vrai foyer. L’éclatement d’une bûche me rappela à la réalité.

 

     J’eus la subite envie de me blottir contre l’un des guérilleros et décidai de m’endormir. Je me levai, m’approchai de mon petit compagnon, passai mes bras sur ses étroites épaules.

 

     De ses menottes, il s’agrippa à mon cou, appuya de toutes ses forces sa tête contre mes seins et s’endormit. Il n’avait que neuf ans.

 

     Je ne sais combien de temps nous restâmes là. Le feu commençait à mourir.

 

     J’écartai le petit corps ramolli par le sommeil.

 

     J’alimentai le feu et m’assis en face de mes nouveaux compagnons.

 

     Je croisai le regard de l’un d’entre eux et n’essayai pas de le quitter.

 

     Nous restâmes longtemps figés l’un dans le regard de l’autre : j’eus comme la sensation de m’être déchargée de toute fatigue dans les yeux de cet inconnu : je l’en remercie par un sourire, un vrai sourire. Doucement, il arracha une bague de  son doigt et me la tendit. Nos deux mains se rencontrèrent un instant au-dessus des flammes.

 

     L’un des blessés se vida d’un soupir.

 

     Je m’approchai des victimes de la scie. Ils avaient tous de la fièvre ; leur état n’était guère encourageant.

 

     Une mère quelque part priait à genoux, les yeux levés vers le ciel.

 

     Elle ne savait pas que son fils était sur le point de la quitter dans une grotte couverte de neige.

 

     Elle aurait traversé la plaine et la montagne pour venir cueillir le dernier souffle de son enfant qui, avant de mourir, se mit à parler d’elle.

 

     Son cœur avait battu à côté du sien ; elle avait rajeuni pour lui permettre de grandir. Elle aurait traversé la plaine et la montagne pour lui chuchoter une dernière fois des choses qu’elle ne disait qu’à lui et que personne ne connaît.

 

     Je confiai les futurs cadavres à mes aides, rejoignis Salah et m’endormais du sommeil du juste.

 

     Au loin, le ciel et la terre se confondaient ; je levai la tête, crachai, me gratter le cuir chevelu.

 

     « Pouah ! même le ciel et la terre nous emprisonnent ! les comprendrons-nous un jour ?

 

     Une toux sèche secoua ma poitrine. Ma gorge me faisait mal. Je tournai le dos à ce décor gris et ingrat.

 

     « Le feu, balbutiai-je, le feu » en tendant mes bras à la grotte.

 

     Salah rêvait tout haut et les blessés gémissaient. Les autres étaient partis sans faire de bruit. Je caressai amoureusement la bague.

 

     Kouider entra, les mains chargées de deux sceaux remplis de neige.

 

     Je préparai du café en hâte, en remplis pour chacun une boite de sardines ou de confiture vide et m’enroulai paresseusement dans mes couvertures.

 

     Une grande tristesse m’habitait.

 

     J’essayais en vain de rêver au soleil, je ne savais plus rêver.

 

     Je revis mes doigts cherchant la balle à extraire, le couteau se perdre dans le cou, le ventre, la poitrine. Je me revis aussi épaulant, visant, tirant à bout portant et supprimant d’un trait une bête vivante. Les animaux n’ont pas de tribunal pour porter plainte.

 

     Je plongeai brutalement mes doigts dans la tignasse de Salah. Il leva sur moi un regard qui me froissa.

 

— Je rêvais, dis-je pour m’excuser.

 

     Il ne m’entendait pas : il s’assoupit, aussitôt main retirée.

 

     La sentinelle causait tout bas avec l’un des blessés.

 

     Je souhaitais vomir toute la vie que je contenais. Du venin, rien que du venin.

 

     Je fis claquer mes doigts, balançai à mes pieds la couverture et sortis.

 

     Je fis quelques pas, crachai de dégoût, gonflai ma poitrine d’air pur et marchai au pas ( “ un, deux, gauche, droite ” ) puis je me mis à courir.

 

     J’étais presque délivrée de mon mal quand je décidai d’aller m’occuper des cadavres. Salah était à l’entrée de la grotte. Il regardait mes jambes, lui qui n’en avait pas.

 

— Pourquoi t’es-tu arrêtée de courir ?

 

— Non, mentis-je, c’est pour me reposer et je repartis avec mes jambes et les siennes.

 

 

*

*   *

 

     L’un des blessés, avant de mourir, me confia un portrait.

 

— Celui de ma femme. Il n’est pas fameux ; j’avais peur d’oublier son visage ; je suis mauvais peintre mais j’ai quand même réussi à retrouver l’expression de son regard. Nous aurions vécu quelques jours ensemble.

 

     De sa main exsangue, il m’indiqua son cœur, puis très doucement il ajouta :

 

— J’ai fait du théâtre avec les copains du quartier, j’ai joué à l’homme qui agonisait, qui se mourait. Il me semble que le jeu se prolonge. Sans cette maudite blessure je croirais que je rêve en ce moment.

 

     Quand il eut cessé de vivre, je posai ma main sur  sa poitrine et, comme je le fais jadis avec mes camarades de l’orphelinat, dans un coin de la cour qui nous servait de théâtre, je récitai « le cœur d’Hialmar ».

 

     Tout à l’heure Kouider et moi le traînerons jusqu’au gouffre servant de fosse commune.

 

     Un corbeau nous accompagnera.

 

     Personne ne saura que ce jeune homme, parti à l’aube de sa jeunesse, était mort sans avoir de tombe ; cette terre qu’il défendait lui refusa sa main.

 

     Ni sa mère, ni sa femme ne savent qu’il est mort, ni sa femme, ni sa mère ne supposent que son cadavre a aiguisé l’appétit des fauves.

 

     Elles attendront longtemps de ses nouvelles, elles trembleront des nuits pour lui.

 

     Elles prieront les vendredis.

 

     Elles iront voir la sorcière du village pour lui.

 

     Elle leur racontera qu’il est monté en grade et qu’il se porte bien.

 

     Elles rentreront heureuses et augmenteront légèrement l’aumône aux mendiants le jour du souk. Elles promettront une fête qui durera sept nuits et sept jours quand il reviendra.

     Elles continueront de le voir en rêve et essaieront chaque matin d’interpréter ce songe. Elles parleront des nuits durant.

 

     Sa femme s’était déjà promis de donner son prénom à l’enfant qui allait naître.

 

     Au bord de la fosse commune, j’entamai la récitation des quelques versets que je connaissais, m’arrêtai et partis à la poursuite d’un vieux souvenir, celui d’un enterrement mimé, où l’on recommandait mon âme au poète.

 

     C’était au temps où je déroulais mes rêves, chapelet que j’égrenais le soir au pied de mon lit.

 

     A Saadi succédait Rimbaud, à Gide, Hafiz…

 

     Toutes les époques se suivaient dans un désordre fantaisiste pour venir se confondre en moi, ce moule de marque inconnue, qui poussait un cri insoupçonné.

 

     Kouider me regardait, rouge de colère ; il ne connaissait pas son Coran. J’avais arrêté la récitation au beau milieu d’un verset.

 

     Je toussotai et repris mon rôle d’Imam.

 

     Avant de rebrousser chemin, j’essayais de penser, pour le mort, à cette femme qu’il aima jusqu’au bout.

 

     Je revis ses yeux puis imaginai les miens.

 

     J’avais oublié leur couleur, leur forme.

 

     Je me retournai vers Kouider, tirai le portrait de ma poitrine, le dépliai et demande :

 

— Fais-moi une description de mon visage.

 

     Kouider frotta ses mains contre sa djellabah pour les réchauffer, cracha et s’en alla.

 

     Je regardai les yeux de la femme. « Peut-être les miens. »

 

     Je glissai le portrait dans ma poche en souriant avec indulgence.

 

     Il y avait longtemps, si longtemps que je n’avais vu quelque chose de semblable.

 

 

*

*   *

 

 

     Salah retenait sa respiration et redressait le buste pendant que je parcourais de mon doigt trempé dans la cendre l’ombre de son visage projetée sur la paroi de la grotte.

 

     Quand j’eus terminé, je m’écartai du mur et admirai mon œuvre.

 

— Regarde comme tu es beau !

 

     Pour la première fois, Salah éclata d’un rire interminable qui fit grogner les blessés. Il serra les lèvres, puis, m’indiquant du regard les blessés :

 

— Ils souffrent.

 

— Terriblement !

 

— Les autres le savent-ils ?

 

— Moi je sais que les autres enfants s’amusent. Ils ont leurs jambes ; Ils vont à l’école, ils n’ont pas froid, ils mangent des plats chauds. Hier soir j’avais si froid que je n’arrivais pas à dormir ; j’ai pitié Allah pour qu’il transforme la grotte en une immense cheminée.

 

— Et alors ?

 

— Tu as ta main sur mon épaule, cela m’a fait beaucoup de bien et j’ai dormi.

 

— Tu as rêvé ?

 

— Un tas de choses.

 

— C’était beau ?

 

— Je ne sais plus ; il y avait toi… moi… je ne sais plus.

 

— Moi, j’ai rêvé, au grand silence de la nuit, au repos, au vrai repos. J’ai rêvé aussi d’une cheminée où flamboyait un bon feu.

 

— Comme moi.

 

— Oui, Comme toi.

 

     J’aurais aimé dire des choses. Encore des choses à mon jeune ami.

 

     Les mots ne venaient pas.

 

     Kouider, le dos courbé par le poids des années, pensait.

 

     Je l’imaginai un instant jeune, puis chassai cette vision et le fixai de nouveau.

 

     Son front sillonné de rides, ses larges mains parcourues dans tous les sens de veines turgescentes parlaient pour lui, témoins muets des nombreuses années qui l’enveloppaient. Son regard rêveur laissait de temps en temps échapper des étincelles et m’éblouissait.

 

     Je me demandais si Kouider avait fait un jour le bilan de sa vie.

 

     Il réservait sans doute cet exercice pour l’instant de son agonie.

 

     Je me tournai vers Salah.

 

— Tu sais écrire ?

 

— Non et j’en suis malheureux, j’ai toujours désiré avoir un cartable et prendre le chemin de l’école comme les autres. J’aimais beaucoup mes moutons et mes chèvres, mais…

 

— Faut s’en foutre de l’école, brailla Kouider. L’écriture n’est qu’un piquet. L’apprendre c’est se retrouver une corde au cou. Les livres ? du maraboutisme intellectuel. Ils te disent tout de toi sauf ce que tu veux en connaître. J’en sais quelque chose.

 

— Tais-toi, supplia Salah. Tu mens. L’écriture est belle. A cause d’elle je suis malheureux. Ceux qui la savent ont un autre regard, une autre pensée que les tiens, les miens. Ils sont heureux à cause d’elle. Quand je les vois passer le matin, j’ai comme l’impression d’être un étranger. Ils ont les doigts très beaux qui tiennent un porte-plume. Moi, mes doigts sont gros et tout fissurés. Ils n’ont tenu que le bâton et la flûte.

 

     Je caressai mes lèvres du revers de ma main.

 

     Salah considérait ses doigts sales et gercés.

 

— Tu sais jouer de la flûte ?

 

— Oh ! Oui !

 

— La neige a fondu, le soleil devient fort : c’est le printemps. Bientôt, il y aura des fleurs, des oiseaux et les roseaux plieront sous la brise nouvelle. Tu t’y tailleras une flûte, tu y souffleras ta musique ; c’est une écriture qui parle. Elle a la force de plusieurs écritures.

 

— C’est vrai ?

 

— Oui, tu transformeras nos regards et nos pensées, les regards et les pensées de tout un peuple. Nos cœurs battront plus vite.

 

— Oh ! Puis il ajouta tristement : Tu dis ça pour me consoler ;

 

— Continuez à chier dehors ou taisez-vous, grommela l’un des mutilés.

 

— Avale ta morve et tais-toi, rétorqua Salah, qui grattait sa tignasse pouilleuse.

 

— Demain je te l’arracherai, lui promis-je.

 

— Jamais ! Et il me défia du regard.

 

 

*

*   *

 

 

     La tignasse parsemée de fleurs, Salah jouait de la flûte à l’entrée de la grotte vide de tous les blessés.

 

     Kouider considérait avec mépris ses longs bras décharnés.

 

     Adossée à l’entrée de la grotte, j’offrais mon visage au soleil printanier de 1956.

 

     Parfois, un noir vol d’oiseaux trahissait le ciel.

 

     Nous attendions tous les trois un petit quelque chose qui vînt nous divertir un instant, un sanglier égaré et qu’il nous faudrait poursuivre.

 

     La journée s’écoula doucement, sans incident.

 

     Ce jour-là, j’ai rêvé de marguerite comme il en poussait dans la vallée de Meskiana ? des marguerites que les enfants n’osaient cueillir parce qu’elles elles faisaient chanter.

 

     Nous nous contentâmes ce soir-là d’un maigre repas de chardons bouillis, de pain dur et de sardines.

 

     Le lendemain, le seul évènement qui vînt marquer notre journée fut la perte par Salah de deux dents de lait. Il les jeta à la face du soleil naissant en répétant trois fois « Prends, soleil, ces dents de gazelle et donne-moi en échange des dents de poulain ».

 

     Le rite est encore respecté dans l’Est algérien. Les dents de poulain sont mieux alignées et plus solides que celles de la gazelle ; histoire que murmuraient les mamans aux oreilles de leurs enfants, tandis que les grand-mères approuvaient dodelinant de la tête et souriant malicieusement.

 

     Elles savaient que ces bambins aux jambes infatigables, auxquels elles contaient les soirs d’été la grâce de la gazelle se poseraient beaucoup de questions : « cette gazelle si aimée n’a pas de belles dents ; raconte-nous le poulain, maman ! » Elles aussi, dans leur enfance, avaient posé la question.

 

     Les jours continuaient de s’écouler, semblables ; ils nous enfonçaient dans un printemps sauvage.

 

     Mes cheveux poussaient bien. Je retrouvai une vieille habitude : celle d’y faire jouer mes doigts.

 

 

*

*   *

 

 

     Allongée sur un maigre tapis de verdure à l’ombre de la grotte, les mains sous la nuque, les jambes entrecroisées, le ventre creux, je ruminais le nom de Ronsard qui effleura jadis mon âme d’enfant close et l’entrouvrit comme une rose.

 

     Kouider me fixait, rêveur. Je croisai le regard de cet éternel jeune homme dont le corps avait trahi les sens. Il me sourit et porta sa main à ses yeux qu’il frotta ; il les ouvrit ensuite sur un arbre nu et solitaire qui criait à la face du ciel la pourriture et la mort de ses racines parcourant comme des veines une terre meurtrière.

 

     Kouider n’avait cessé de marcher ; jamais cessé d’aimer et d’oublier. Poursuivi, traqué, blessé, il n’avait jamais cessé de défier toute loi incomprise. Il cherchait les hommes que je cherchais.

 

               Ta vie est un désert où s’est blottie mon âme

               Dans tes yeux noirs nés de nuits pauvres,

               Frère, j’ai planté mes espoirs.

               Ami, tu m’as donné ton âge,

               Dure robe de noce taillée dans l’oranger,

               Tes lèvres charbon brûlé

               Entrouvertes sur le blé et l’alphabet,

               Ont couvert mon corps de pays amoureux.

 

     Je repoussait son visage et son nom et, comme à l’âge, où, cachée derrière la statue de la vierge, dans un coin de l’orphelinat, Les Nourritures Terrestres de Gide sur les genoux ( que je volais à maa nourrice Madame Jeanne, la vieille fille ), je me répétai à voix basse : « ma faim ne se posera pas à mi-route ; des morales n’en sauraient venir à bout. Satisfactions, vous êtes belles comme les aurores d’été ».

 

     Et je retrouvai le jour où la mère supérieure découvrit mon « péché » caché au pied de la vierge. Je fus convoquée d’urgence à son bureau. Elle n’était pas seule : mes trois nourrices étaient présentes. Je fis la courbette traditionnelle et m’assis sur un escabeau en face de mon juge.

 

     Sur le bureau gisaient Les Nourritures Terrestres et mon cahier-journal. J’avais quatorze ans. La mère supérieure ouvrit la séance. « Marie, vous étiez devenue bizarre ; les résultats de notre surveillance sont très fructueux, la preuve est sur mon bureau.

 

     « Nous vous avons donné une bonne éducation, nous vous aimons bien ; aussi nous vous demandons toutes les quatre de nous répondre sincèrement.

 

     D’où vient ce livre ? »

 

     Je regardai tante Jeanne et baissai la tête sans répondre.

 

— J’ai compris, dit la mère supérieure, puis tout bas :

 

— Dites-nous un peu ce que vous avez compris.

 

— J’ai compris que j’ai faim.

 

— Faim ? Mais nous vous donnons de la bonne nourriture.

 

— Je veux les nourritures terrestres. Elles ne ressemblent pas à votre pain, à vos fruits. Je les porte en moi et je ne les connais pas.

 

— Cette dernière réflexion vous condamne, ma pauvre Marie. Vous l’avez clairement exprimé sur votre journal intime. Vous devenez dangereuse. Aussi avons-nous décidé, vos nourrices et moi, de nous décharger de notre responsabilité à votre égard. Vous avez volé. Vous vous gargarisez des vices de Gide ; en somme vous avez péché. Ce soir on viendra vous chercher pour une maison de correction. C’est dommage.

 

     Je promenai mon regard sur l’assemblée ; Khalti Fatouma, gênée, ajusta sa voilette nerveusement, Tante Jeanne, la vieille fille aux lectures romanesques, baissa les yeux ; Tante Dinah détourna de moi son regard, prit congé. Je me levai nue, déshabillée de mon intimité, de mon secret ; Je n’avais plus rien à moi : plus seule que jamais. Fruit d’un pêché, représentant le péché, renvoyée pour avoir péché.

 

     Elles représentaient la coupure, la lésion qui me séparait du fruit originel. Régies par des lois abominables elles voulaient gérer ma personnalité profonde et tuer toute créativité authentique.

 

              Nuit noire remplie de nos soupirs, nuit de cultes ;

              Noir couleur corbeau, noir couleur maudite et asservie ;

              Pourtant le noir est couleur de nos cheveux ;

              Pourtant dans chaque sillon de nos mains

              S’est blottie un peu de terre,

              Afrique brune et tendre.

              Le nègre ne nous est pas tombé des yeux.

 

     Elle n’avait pas d’imagination ; elle n’avait pas connu l’école ; elle avait cru aux contes féériques que lui chuchotaient à l’oreille ses vieilles tantes de peur que sa mère ne les entendît ; on y parlait des amours de quelque prince. Elle y croyait de tout son cœur.

 

     Un jour il l’avait vue. Il lui envoya un message d’amour par une vieille mesquine (1) du quartier à laquelle les honnêtes gens ne refusaient pas le partage du repas.

 

     Elle y avait cru, il l’avait eue, l’horrible bête humaine.

 

     Il avait disparu et ma mère, de peur, alla se tasser dans quelque coin sombre de la Souika. De jour comme de nuit, personne ne la voyait : il y faisait noir, humide et ça sentait mauvais.

 

     Quelqu’un qui, sans hésiter, regardera dans cette nuit verra des yeux qui le fixent. S’il tendait la main vers cette bête traquée, il entendrait un gémissement et sentirait cette masse se contracter.

 

     Un inconscient pissera sur ce coin. On bougera. Il pensera « quelque grenouille de la rigole d’à côté ».

 

     Alilou l’avait quittée léger et propre. Il arrosa sa triste victoire avec les copains dans un bistrot. Il chanta jusqu’à l’aube ; il bomba sa poitrine, le vin lui roula sur le menton et la gorge. Il rit puis ricana. Les copains l’enviaient. Lui, pensait à sa prochaine victime. Les femmes et l’alcool. Le secret du bonheur.

 

     Le soir il crachait sur le ventre de sa femme et lui disait : « Tais-toi fille de chien ; il y a dans le souk cent Fatma. »

 

     Elle pleurait puis se taisait. Un silence douloureux.

 

     Toute une vie s’était écoulée ainsi. Dans sa chair et dans sa révolte intérieure tout un roman étouffé, qui se confondait dans ses souvenirs avec le cri de la matrone le jour de sa naissance-Malédiction !

 

     Jadis en Arabie ils enterraient les filles vivantes.

 

     Un père couvrait de terre sa petite.

 

     Une dernière fois elle parcourut son visage. Elle y vit des grains de  sable et les secoua.

 

     Sa femme aussi était enterrée vivante. Enfermée entre quatre murs.

 

               Pourquoi alors les printemps bleus ?

               Pourquoi la rousseur de l’automne ?

               Pourquoi le poète ?

               Pourquoi les prisons ?

 

     Sa fille à lui, il l’avait enfermée très tôt.

 

     Le déshonneur !

 

     Tous les jours, assise dans la cour, elle attendait un gazouillis d’enfants qui lui parviendrait du dehors.

 

— Raconte-moi les petites filles du monde, maman.

 

     La clé de la tombe aérée en main. Alilou s’en allait vers les copains. Ils noyaient dans l’alcool leur malheur ; le malheur d’être passé un matin chez le cadi.

 

— Si on me demandait d’aller finir mes jours en forçant quelque part j’accepterais, disait Moh la jaquette ( il avait volé la jaquette du garde-champêtre qui s’apprêtait à prendre une douche ). Elle ne sait pas faire l’amour. Je m’étais laissé marier.

 

— Espèce de c…, rétorquait Alilou le danger, j’ai toute l’aisance et la maîtrise qu’il faut pour abattre « mon gibier de lit ». Passons l’éponge sur la morale et le voisin. Laissons nos corps vivre mille vies.

 

     Les autres disaient d’Alilou danger :

 

(1) Pauvre

 

— Il a de la méthode, le salopard. Ah ! Sacré gibier de potence !

 

     Faux adolescents, sauvages, la bouche affamée, les yeux éternellement amoureux, ils repartaient de nouveau sur la trace d’une proie. Les années s’écoulant ils cherchaient à consumer leur ardeur et leur soif d’amour inassouvi dans les bras d’une femme jamais rencontrée.

 

     Une fois de plus, je changeais de domicile. Je fis ma valise et me retrouvai encore seule. J’étais une étrangère.

 

     Dans mon nouveau monde lit qui sentait le D.D.T. je passai ma main sur tout mon corps à la recherche de quelque chose qui rappelait un être humain, quelque chose qui pût me ressembler pour me tenir compagnie et m’aimer comme un frère.

 

     Je me frottai le ventre, puis le crâne, embrassai d’un regard la campagne silencieuse. Pourquoi ne pas pouvoir oublier, tout oublier de moi ? Je ne savais inventer que mes vieux souvenirs, mes vieux rêves. Salah ronflait, la bouche grande ouverte.

 

     Toute la mère que je contenais s’agenouilla à ses pieds pour regarder dormir l’enfant.

 

     Kouider sifflait toujours, le regard accroché aux branches de l’arbre mort debout.

 

 

*

*   *

 

 

     Kouider, les yeux langoureux, marchait sur les pas d’un vieil amour qui ne l’avait jamais quitté, qui faisait toujours battre son cœur avec la même violence.

 

     Le temps avait trop vite passé pour lui. Alors que les rides de son corps ralentissaient ses pas, il s’asseyait à l’ombre de la toile tissée par les années pour écouter son cœur continuer à marcher au rythme de son amour.

 

     Je mis ma main sur son épaule. Je crois que nous avons longtemps cheminé ensemble.

 

     Il laissa tomber sa flûte pour respirer.

 

     Kouider, le visage détendu, nous promit un morceau de l’arc-en-ciel.

 

     Petit garçon, blotti contre le temple de Caracalla (1), il attendait son destin.

 

     L’Imam avait dit : « La nuit du destin est plus belle que milles lunes. »

 

     Cette révélation montait, montait dans la tête de Kouider.

 

     Le ciel va s’ouvrir. Il verra la face de Dieu. Il demandera l’arc-en-ciel. Il le coupera en morceaux, tout petits morceaux qu’il partagera avec tous ses copains malheureux.

 

     Le jour pointait, Kouider les yeux embués leva un poing menaçant.

 

— Ainsi donc tu n’as plus rien à nous donner, mon Dieu ? Tu n’es pas mort pourtant puisque tu fais tomber de nos yeux la nuit. Tu veux que je récite ton livre ? Je ne le connais pas. Je t’aimais. Je ne t’aime plus.

 

     Il se tut. Le sommeil l’engloutissait. Il se laissa glisser et tomba au pied du temple le visage contre le sol ; des larmes remplies de poussière lui éclataient sur les joues.

 

     Des coupoles embrasées enfonçaient dans la lune d’innombrables croissants enflammés. Un sable luisant coulait sous les pas d’un fantôme revenu. Une brindille de verdure scintillait au milieu d’un cimetière brûlé. Le soleil était descendu sur la terre. Kouider sursauta, s’assit, se frotta les yeux, passa la langue sur ses lèvres empoussiérées, sourit et s’écria à la face du jour : « Dieu je te pardonne ! »

 

(1) Temple byzantin à Tébessa

 

 

*

*   *

 

 

     Une pluie fine vint secouer notre nouvelle vie.

 

     Salah s’y mouilla les cheveux et, lui tendant le visage et les mains, se mit à prier :

 

               O pluie légère et douce

               Lave nos misères sur nos visages et nos mains,

               Pluie messagère des plus beaux jours

               Fais je t’en prie que l’hirondelle revienne

               Fais que nos greniers regorgent,

               Nos bouches te bénissent.

 

— Je priais avec ma mère quand il pleuvait, dit-il. Je le ramassai dans mes bras et l’emportai auprès du feu. Je lui séchai les cheveux.

 

— Tu sais, c’est la fête du loup. Il se marie. C’est la pluie qui le dit. Ma mère me faisait danser. C’est une journée de paix pour le berger et les moutons, tu sais.

 

     Je chantai une berceuse. L’enfant et Kouider s’endormirent.

 

 

*

*   *

 

 

     La nuit, nous eûmes une visite des plus inattendues : des maquisards et deux prisonniers, un soldat français et un harki.

 

     Nous dûmes assister à deux brefs interrogatoires.

 

     Le tribunal était constitué de deux jeunes étudiants qui avaient fui l’université de Berlin-Est.

 

     Un Allemand haut de deux mètres avec le buste étroit d’une poupée de chiffon, des yeux bridés et sans expression, des cheveux rares et plaqués contre un crâne en plateau. Il tirait sur une vieille pipe de bois. Ses lèvres minces et pâles ressemblaient à un élastique vivant qui essayai vainement de se refermer.

 

     Il rejetait la fumée en petites bouffées qui décrivaient des cercles avant de se mêler et mourir.

 

     Ce long Allemand que les copains appelaient « Ali Lalmani » passionnait Salah. Il ne le quittait pas des yeux.

 

     Ses longues jambes croisées autour d’une mitraillette l’intriguaient.

 

     S’il avait connu la géométrie, il n’aurait pas hésité à tirer un crayon et calculer l’angle de convergence tellement les lignes étaient parfaites.

 

     Un Algérien, jambes en valgus, buste gras, la moitié de la tête enfouie dans une casquette rouge se tenait près de lui.

 

     Nez court, regard triste et noir, lèvres attentives, le tout en relief sur un fond basané.

 

     Ses doigts comme des serres étaient fermés sur un carnet sentant le papier frais et sur un stylo neuf. Il devait tout noter. Ce second personnage intéressait également Salah qui le regardait à la dérobée.

 

     Le président du tribunal, imperturbable, était un maquisard de quarante ans qui ne traînait plus de lambeaux de son adolescence. Il portait sur son visage l’empreinte d’une virilité honnêtement acquise depuis des générations. Une moustache fournie lui barrait la face.

 

     Il n’avait pas joué avec la vie, il n’avait point triché : il serait le juge des deux prisonniers.

 

     Kouider, les yeux mi-clos, considérait le plus jeune des deux condamnés. Il se souvint du jeune Fritz capturé sur la frontière franco-allemande en 1914.

 

     Le Fritz avait seize ans. Avant de mourir, il eut peur parce qu’il n’avait pas aimé suffisamment les choses et les êtres.

 

     Mes deux compagnons, le tribunal et moi formions un cercle autour du feu que je n’avais cessé d’entretenir au centre de la grotte.

 

     L’interrogatoire commença.

 

     Le juge s’adressa à un petit homme maigre et nerveux dont les cheveux frisés parsemaient la calotte crânienne de boucles naturellement luisantes. Sa bouche légèrement proéminente laissait entrevoir des dents  en or.

 

— Un trou d’or, remarqua Salah.

 

     Sa chemise déchirée faisait des lucarnes sur sa poitrine par où jaillissaient des morceaux de tatouages.

 

— Quelques vieilles amours, me chuchota Kouider à l’oreille.

 

     Je regardais les deux symboles vivants ; silencieux et presque irréels, ils attendaient religieusement le débat.

 

     Le harki tremblait légèrement de peur. Il savait depuis longtemps qu’il avait signé sa condamnation en s’intégrant dans les rangs des français. Il avait déjà connu et balancé la peur où avec un sourire aimable on lui tendit un stylo pour qu’il signât sa condamnation et sa sauvegarde. La peur mêlée d’un espoir amer du début et la peur de la fin se confondirent en lui.

 

     Ses doigts étaient beaux dans les innombrables bagues qui les enserraient comme des garrots d’or ; une montre bracelet d’argent brillait à son poignet.

 

     Le juge toussota. Les deux déserteurs de Berlin tendirent une tête curieuse, suspendue à la source des mots pour assouvir leur soif du savoir vivant à l’école de l’expérience.

 

     Un silence de Sahara s’abattit sur nous, étouffant et impitoyable.

 

     Nom : FLEN BEN FLEN .

     Prénom : Taïeb

     Age : 38 ans

     Lieu de naissance : El-Asnam

     Marié, père de onze enfants, ayant à sa charge ses parents, ses grands-parents, ses frères.

     Non propriétaire

     Ancien Khamès

     Résident à Laverdure (Bônois)

 

      juge : « Qu’est-ce qui vous a poussé à vous ranger du côté ennemi ? »

 

     Taïeb : « La faim ; je mangeais de la galette de gland. Elle sentait la m… La terre est ingrate, elle ne me nourrit pas. La pluie ne l’a pas fécondée. Comment voulez-vous que mon sang et celui de mes enfants la fécondent ? »

 

     Le juge : « Tu as tué nos enfants et violé nos femmes. Tu es Algérien pétri dans la chair algérienne ; chacun de tes gènes porte en lui la lettre rouge de l’honneur frustré. Malheur à toi ! Dans leur tombe les morts ont ressuscité et ont fait trembler la terre. »

 

     Taïeb : « Ton père et mon père, quand ils déposèrent les armes en 1945 n’avaient point vendu la cause algérienne. J’ai repris les mêmes armes, dirigé le canon sur ton fils mais je n’ai point appuyé sur la gâchette : ton fils c’est le mien ; je le porte dans mes entrailles ; de son cri aurait jailli la foudre. Malheur à moi ! »

 

— Tu as torturé les patriotes.

 

— On m’a forcé à le faire.

 

— Tu mens. L’arabe tue l’arabe. Ils ordonnent. Tu exécutes. Dans les fosses communes, la chair bleue et putréfiée se sépare des os de nos frères égorgés.

 

     Ils ne boiront pas le vin de nos vignes dans leurs crânes. Nos fantômes.

 

—  

 

— Tes dents en or, ton bracelet, tes bagues : tu as dépouillé leurs cadavres.

     (Salah tendit la tête et s’arrêta de respirer.)

— C’est mon bien.

 

— Tu mens. Tu es gras, bien rasé et les cheveux puent la propreté et la brillantine, tes ongles sont bien coupés, tes doigts sans gerçures, ta femme est à l’abri ; nos femmes violées. Nos fœtus servent de ballons aux légionnaires. Tes enfants vont à l’école, ils n’ont pas peur, ils n’ont pas faim, ils ont chaud en hiver. Regarde-le ( et il montra Salah du doigt. L’enfant dans un geste de confusion chercha à cacher ses jambes.)

 

     Il n’a point de jambes, ses mains sont sales, sa tête est surpeuplée de parasites indésirables, de poux.

 

     Il ne sait pas écrire, il ne se souvient pas d’avoir marché un jour, il a faim et froid. Il est seul. Ses parents tués. Voilà nos enfants. Des renégats de ton espèce se permettent de leur faire l’aumône dans les rues, les jours de souk.

 

     Tu travailles pour le compte du Capitaine « de la torture » ?

 

— Depuis le 1er Novembre 1954.

 

     Le juge s’arrêta, le fixa longuement dans les yeux.

 

— J’ai compris, murmura le condamné.

 

     Ali Lalmani cessa de tirer sur sa pipe ; l’Algérien à la calotte rouge tourna la page et sur une feuille toute blanche nota soigneusement les noms et adresses que cita le condamné. Salah regardait les doigts et le stylo de l’étudiant. Il en était fasciné. Kouider, les yeux mi-clos considérait le feu et ne perdait rien du jugement.

 

     Le juge siffla. Deux gorilles firent irruption dans la grotte. Il leur fit signe de s’arrêter et, se tournant vers le condamné :

 

— As-tu pensé un instant à tout le mal que tu aurais fait à tes enfants ?

 

— J’ai la certitude qu’ils me rachèteront. Je n’ai commis aucun crime. J’avais faim.

 

— Essaie de retrouver ta profession de foi et applique-toi à la réciter.

 

     Les deux gorilles s’avancèrent vers le feu. Le condamné se leva. Ils l’empoignèrent et sortirent.

 

     Nous entendîmes un cri sauvage.

 

 

*

*   *

 

 

Deuxième interrogatoire.

 

Un petit blond s’avança : un appelé,

Nom : GASPAR

Prénom : François

Age : 21 ans

Lieu de naissance : Metz

Père : Plombier

Situation de famille : célibataire

Tendance politique : communiste

 

— « Produit européen, épouvantail traditionnel destiné à effrayer les nations occidentales. » (1)

 

               Beau page, mon beau page

               Quelle nouvelle apporter

               De nos brebis communistes.

 

     Je me méfie des intellectuels, ils ne sauront être soldats.

 

     Lâchement pacifistes, ils veulent libérer les peuples en conservant leur tête, vociféra le juge.

 

— La tête transporte l’idée.

 

— Coupée la tête, l’idée ne meurt pas.

 

— Les deux étudiants fixèrent avec attention François. Mon regard s’attarda sur une reprise au fil noir à sa chemise.

 

     Parlera-t-il pour les autres, ensuite parlera-t-il pour lui ?

 

(1) El Moudjahid 1956

 

— Je suis impressionné, me souffla Salah en réprimant une quinte de toux.

 

     Le juge repris :

 

— En 1914, nos pères sont morts pour permettre aux tiens alors au berceau de vivre.

 

     Leurs os exilés cherchent une sépulture.

 

     En 1939 nos frères sont morts pour te permettre à toi de pousser.

 

     En 1945 ton père a violé ma mère.

 

     Aujourd’hui, fiston, tu es venu fouiner dans le ventre de ma femme et assassiner mon fils au berceau.

 

— Je n’ai tué personne. Je refuse cette guerre.

 

     Kouider avait refusé de faire la guerre au Viêt-Nam. Le tribunal militaire français l’avait condamné, « le sale bicot d’arabe ».

     Il avait vu Wang, il avait vu N’Boma éclater contre deux grenades nazi. Il avait vu Charles réconcilier le Prussien à Kharrata.

     Le pays de Wang, le pays de N’Boma, c’était l’Algérie. Son pays se trouvait donc en Afrique, en Extrême-Orient.

 

     Le juge toussa :

 

— Tu as fait l’accrochage de Djebel Boukhadra (Ouenza). Cent innocents sont morts. « On vous monte comme des automates et on vous lâche sur des populations qui ne vous ont rien fait. (1)

 

     A Mesloula (Ouenza) des femmes et des enfants réfugiés dans une grotte ont subi une enfuma de à la Pèlissier.

 

— …

 

— Vous incendiez nos forêts, vous incendiez nos douars, Saint-Arnaud se réjouit dans sa tombe.

 

— J’ignorais la tristesse de notre histoire.

 

— Malheur au soldat qui ne sait pas pourquoi il meurt. Ce soir, tu rentreras au camp. Nous savons pourquoi nous combattons, nous autres. Rappelle aux tiens que l’Emir Abdelkader a libéré en 19841 une centaine des leurs. La S.A.S. est en train de faire un carnage.

 

     Je cessé de suivre le débat et portai ma pensée vers ces femmes dont le mari ou le fils avait été arrêté et écrasé par un bulldozer quelque part. Le peuple, l’innocent peuple rançonnerait la capture de ce jeune appelé.

 

     Le juge se leva, tira sur sa moustache et d’une voix caverneuse articula :

 

— Nous sommes justes avec nos ennemis.

 

     Salah se blottit contre moi. Kouider demanda à Anss une bastos. Les deux étudiants offrir à Salah une tablette de chocolat. Il s’en saisit et se mit à respirer. Nourrissant, parfum de chocolat.

 

— J’aime pas es gens qui réfléchissent beaucoup, marmonna Kouider à leur intention. Ils meurent très tôt. Ça fait jaillir des rides et des cheveux blancs. J’en sais quelque chose. J’ai réfléchi à mon propre sort.

 

     Personne ne semblait l’écouter. Je considérai les deux gorilles et pensai : « Eux ne réfléchissent pas, ils mourront vieux ».

 

     Le lendemain, Kouider et moi fîmes une tournée dans la maquis. A quelques centimètres de la grotte gisait un homme incomplètement brûlé. Nous l’enterrâmes avec les autres.

 

(1) El Moudjahid 1957.

 

 

*

*   *

 

 

SEPTEMBRE 1957

 

 

     Salah poussait vigoureusement et Kouider s’enfonçait de plus en plus dans la vase des années qui l’engloutirait un jour. De ce jour, il se foutait. Pour lui, une seule chose comptait : le pays des hommes.

 

     Un mendiant lui avait raconté un soir, à l’ombre des murs humides de Tébessa, qu’il existait quelque part, dans le désert, des hommes justes et bons, des égaux. Kouider partit un jour, aux pieds des sandales volées, à la recherche d’une oasis où les hommes auraient un autre vocabulaire, un vocabulaire où les va-nu-pieds comme lui et ses copains n’existaient pas ; tout au long de sa route il pensait à ses frères qu’il allait retrouver.

 

     Après tout, des vieilleries de Tébessa il en avait par-dessus la chachia crasseuse qu’il offrit à un de ses compagnons de misère qui ne possédait pas l’art de tendre la main et de fredonner à l’intention des passants : « Qu’Allah vous protège et réalise tous vos désirs. »

 

     Tête nue, il partit à la recherche du pays de ses frères. Tébessa n’était plus qu’un souvenir incertain qu’il fuyait, les cheveux aux quatre vents sentant l’harissa poisseuse des gargotes aux portes basses et béantes. C’était là qu’il s’asseyait quand il avait faim pour regarder sortir les dockers et les pouilleux de son espèce qui, au prix de quelques humiliations avaient gagné un douro, juste de quoi se salir la langue et oublier un instant leur condition avant de partir à nouveau vers l’inconnu ou vers quelque bordel où des femmes avaient tout vendu pour se nourrir, jusqu’à leur pudeur, dernière couverture qu’elles avaient sur les os. Kouider était entré un jour au bordel. Il paraît que les femmes de ce monde sont charitables.

 

     Il vit des ventres, des seins, des bouches qui mangeaient des hommes excités ; il y faisait humide et chaud.

 

     « Ça, c’est humain, pensa-t-il », et il quitta les lieux. Il se retrouva dans une ruelle silencieuse.

 

     Il la longea et arriva devant une mosquée. Il y entra. Il ne tendit pas la main, il ne récita pas son refrain habituel. Un homme avança vers lui le poing fermé sur un douro. Kouider s’en saisit. Tout à l’heure il irait manger un peu de harissa et de kesra. L’homme se déchaussa et partit faire ses ablutions. Kouider regarda ses pieds nus, prit les sandales et s’en alla. « Après tout, la mosquée est un lieu de pardon et de justice ».

 

     Il s’assit face à la mosquée, chaussa les premières sandales de sa vie, considéra ses pieds couverts de boue et de boutons emprisonnés dans un cuir luisant, pensa au bordel et décida de s’en aller.

 

     « Là-bas, pensa-t-il, il paraît que les hommes sont égaux. Je ne verrai pas ma main s’ouvrir en éventail à l’approche d’un individu en burnous blanc dont la poitrine est secouée d’une toux grasse ; je ne sentirai plus ma bouche s’ouvrir et n’entendrait plus ma voix chanter ce refrain que je déteste et que j’ai volé à un confrère pour partager son pain ; je ne verrai plus de putains ni de bordels. Il paraît que là-bas les hommes sont égaux. Déjà je les aime ». Kouider quitta Tébessa en 1907. Il devait avoir treize ans. Il rencontra des caravanes de nomades et s’y intégra. « Ils arriveront certainement un jour à mon pays. »

 

     Il appréciait la vie nomade et aimait ces rudes caravaniers. Ce sont des parasites, pensait-il, mais des parasites hardis.

 

     Ils le changeaient des murs humides et sombres de sa ville. C’était des hommes sans attaches, ce qui plaisait à Kouider. Le soir, au pied de quelque roc sahélien, ce peuple errant s’asseyait pour respirer l’odeur vive et fraîche d’un thé à la menthe et se taire.

 

     Kouider, allongé, un gros caillou sous la nuque, attendait qu’on lui offrît une tasse de thé : le prix d’un long trajet bien mérité ; il n’avait pas besoin de tendre la main.

 

     Les quelques femmes du clan faisaient tinter leurs khalkhals en déplaçant la jambe pour permettre à l’enfant qui dormait d’avoir meilleur oreiller. Les hommes, longs et anguleux, enjambaient le corps de Kouider, à demi engourdi par tant de lenteur.

 

     Kouider, aux pieds de rocs du sahel, oublia un instant son passé, donna tout son cœur et sa pensée à ce peuple tranquille, à ce peuple sans frontière.

 

     A ‘heure où les étoiles se rapprochaient de la terre, l’heure où la lune, faux soleil de minuit, balayait le ciel de ses rayons, à l’heure où les silhouettes des chameaux se profilaient solennellement  sur l’espace nu, Kouider s’agenouilla et face aux nuages pria pour la première fois. Très tôt, la caravane se mit en marche silencieusement. Kouider la suivit, les mains dans ses poches trouées. Personne ne lui parlait. Personne ne lui refusait le partage du pain.  Kouider regarda les quelques chiens de la caravane et tout bas murmura : « Ils sont fidèles, moi pas. C’est ce qui fait notre différence. A la prochaine station, je m’en irai parce que je suis un homme. »

 

     A Meskiana, Kouider s’en alla par les rues, repoussant parmi ses souvenirs la caravane et ses nomades. Déjà les habitants de Meskiana l’appelaient « Kouider le nomade », « Ils ignorent que je suis un morveux de la sombre Tébessa. »

 

     Meskiana l’hébergea quelque temps avant qu’il ne continuât sa route à la recherche « du pays des hommes ». Il tourna en rond dans le désert algérien, dans le Fezzan. Partout on lui donnait à manger et on l’oubliait.

 

     « Les hommes se regardent et s’aiment, ce n’est pas comme ça que je les pense », et Kouider retourna sur ses pas. Il arriva à Meskiana la veille de la Première Guerre Mondiale. Il réussit à séduire la fille du grand cadi de la ville et s’enfuit.

 

     Il emporta avec lui vers Bône, d’où on l’embarqua vers la France, ses rêves d’amour.

 

     « L’amour ? c’est un bienfait des dieux », philosophait Kouider.

 

     Et tout au long de la guerre, il rêvait : il avait aimé une femme qu’il n’avait pas inventée.

 

     Après la guerre, il connut Josette, puis Marianne. De celles-là, il ne garda qu’un souvenir enivrant, mais de la première, la fille du cadi, il gardait la musique pure et nostalgique de ses vingt ans.

 

     Josette, c’est la France !

 

     Marianne, c’est la France !

 

     Claude, c’est la France !

 

     La France c’est la guerre de 14-18, les tranchées, l’alcool et les cabarets.

 

     Zahira c’est les vingt ans de Kouider, ses vingt ans du temps de paix, ses vingt ans sur les entiers envoûtants. Zahira c’est une musique naïve et peureuse. Elle tremblait dans le cœur de Kouider qui, en 1955 de temps en temps, tendait encore l’oreille pour écouter lui chanter.

 

 

*

*   *

 

 

               Tu ordonnas au ciel

               Le bleu de ton regard

               Pour habiller mon âme

               Tu brûlas l’histoire

               Au feu de ta colère

               Pour réchauffer ma peine

 

               Pour me recommencer

               Aux ronces de l’amour

               Tu accrochas les Dieux

 

 

        

     L’année 57 je me mariai. Je me trouvai liée en l’espace de quelques heures à un homme. Je voyais ces choses-là de loin, de bien loin en spectatrice désintéressée et insouciante.

 

     En 1957, je me mariai comme ça : mon homme était un authentique révolutionnaire, un analphabète qui avait appris le Révolution un soir de Novembre 1954.

 

     Radio le Caire donnait des explications. Il comprit Radio le Caire. Ce qu’elle disait, il l’avait toujours pensé. « Les peuples doivent se lever et marcher. » Il jeta à terre son araire de fellah, prit son fusil. Nous nous vîmes un jour dans les Aurès et je compris Arris.

 

               Arris mon amour et ma résurrection

               Arris mon mari et mon cri.

               Arris mon fils et mon pain d’orge.

 

     Il n’avait pas attendu que le voisin lui expliquât la révolution.

 

     Radio le Caire parlait arabe clair. Mon compagnon ne tricha pas avec sa nature : né profondément bon et pur, il le resta. Il avait pris les armes un soir de Novembre : il avait compris ce soir-là que ma mère devait jeter à terre son voile, ce cache-misère, et que sa sœur n’était pas à vendre.

 

     Mon compagnon avait compris la marche que devait entreprendre sa famille, puis sa dachra, puis toutes les dachras.

     Il avait compris que la suie qui pleuvait dans sa mémoire depuis des siècles avait tremblé et s’était fissurée. Il lui fallait la secouer d’une main propre et solide. De cette main, il ouvrit une porte sur son front et libéra les siècles assis dans sa mémoire.

 

     En 1957, de nouveaux visages, de nouveaux acteurs de la révolution apparurent sur les planches de notre théâtre, de notre grotte.

 

     Je continuai avec Kouider à fermer les yeux des morts, à réciter la profession de foi, des versets de Coran, des poèmes, à ignorer le nom des morts et le nom des jours.

 

     Mais ce jour-là, je le connais ; de ce jour-là je me souviendrai.

 

     C’était un jour d’automne. Un des blessés traînait un bras blessé. Il avait perdu un œil.

 

               Arris mon silence et ma douleur

               Arris mon coin d’ombre et ma lumière

               Arris qui a su allumer un soir d’hiver au creux de mon âme

               Triste et froide un feu qui m’a illuminée et m’a tenu chaud.

 

     De l’œil qui lui restait il me regarda comme on regarde quelqu’un pour qui on n’a pas changé.

 

     Et comme il l’avait fait pour moi quand j’eus peur et froid je me penchai sur lui et essaya de lui dérober un peu de sa douleur.

 

     Nous nous sommes mariés sans cadi et sans burnous ; sans zorna et sans couscous.

 

     Je lui glissai au doigt la bague que m’avait donnée l’inconnu le soir où je m’étais endormie dans ses yeux.

 

     Un des blessés récita tout haut la Fatiha. J’avais distribué aux blessés un paquet de cigarettes me revenant d’un mort.

 

     Salah joua de la flûte. Kouider chanta pour la première fois et pour la première fois j’eus la sensation d’avoir connu mes ancêtres.

 

     Arris mourut de ses blessures. Il avait perdu beaucoup de sang.

 

     Je gardai sur mes lèvres la saveur de son amour.

 

     Je passai ma main sur tout son corps, sur tout mon corps à la poursuite d’une caresse qui me parlât de nous.

 

     Des ténèbres de mon âme jaillirent du feu et des étincelles.

 

     Deux mois plus tard, je réalisai que j’étais enceinte. J’effleurai mon ventre de ma main décharnée et durcie par le froid.

     Je mis tout mon cœur d’orpheline, mon cœur solitaire et vagabond, mon cœur meurtri et douloureux dans la pulpe de mes doigts, dans la pulpe de ma main qui caressait le premier berceau de mon enfant. Je crus au miracle. Je crus au rocher de Moïse. Je connus le sentiment commun et immortel de la femme enceinte.

 

     Je découvris de nouveaux rêves, moins insensés, qui me rapprochaient davantage des autres femmes.

 

     Ma mère, cette inconnue avait-elle un instant pensé à mon devenir en me portant en son sein ou s’était-elle cachée en attendant le jour, l’heure, la minute, la seconde de sa délivrance.

 

     Elle rêvera peut-être au sort de son enfant quand la mairie et les autres  —  que je voue au diable  —  quand ces regards affamés, ces lèvres dévorantes lui diront :

 

— L’enfant qui va naître n’aura pas de nom ; j’ignore le nom de son père qui, aux yeux des autres, justifiera mon existence. Mon enfant aura droit aux rêves de sa mère : je rêve pour lui d’horizons où il ne pleuvra que des gouttes de lumière pour assouvir la faim de ses lèvres et rejaillir de ses yeux, plus humaines et plus éblouissantes.

 

     Et puis accepterai-je d’enfanter Arris qui est ressuscité en moi ?

 

     Je l’emprisonnerai dans ce que j’ai de plus profond en moi et je m’emprisonnerai dans ce que j’ai de plus profond en moi.

 

     Il est ce quelque chose que j’ai cherché quand j’avais quatorze ans le soir où je me trouvai dans une maison de correction pour avoir péché, parce que j’avais cru en Gide. Il était ce quelque chose qui devait me ressembler et m’aimer comme un frère.

 

     Je pensai à mon visage couvert de boutons. Je devais être bien laide.

 

     Les jours s’écoulaient doucement et doucement je les comptais. Les jours passaient, m’apportant une heureuse transformation. Je devenais de plus en plus tendre ; mes seins inexistants prenaient forme. Mon corps pesait lourd, ma démarche devenait incertaine. J’étais heureuse et fière.

 

     Souvent je pensais à la chienne de l’orphelinat entourée de sa progéniture.

 

     Cilia aimai ses chiots. Personne ne l’empêchait de les aimer. Je me souviens qu’enfant, je ne cessais, pendant mes heures de récréation, de la regarder les lécher et aboyer à l’approche du jardinier, et le soir, dans mon lit minuscule, je souhaitais être l’un des enfants de Cilia parce que, entre elle et ses petits, il n’y avait pas de différence. Entre moi et la mère supérieure, entre moi et mes nourrices il y avait une différence : la charité.

 

     Plus tard, à l’âge où l’on comprenait ce qu’on lisait à l’école, j’avais appris qu’il n’y a rien de pire qu’une vie de chien, et cela me révolta.

 

     Je pensais aussi aux poussins de Khalti Fatouma : la poule Aïcha les couvaient du matin jusqu’au soir.

 

     Ils avaient chaud, eux ; ils ressentaient une chaleur vivante et, le soir, enroulée dans de vieilles couvertures découpées à ma taille dans un coin de la chambre de ma nourrice, je découvris le blasphème.

 

     Pourquoi ma nourrice ne me donnait-elle pas comme à ses enfants un peu de sa chaleur vivante ?

 

     Je l’entendais embrasser l’un de ses enfants et lui dire d’une voix que je lui connaissais pas :

 

— Couvre-toi, tu as froid.

 

     Lui, ronflait. Il ne comprenait pas qu’il dormait au creux d’une source, qu’à deux pas de lui une enfant avait soif et qu’une seule goutte de cette source lui aurait suffi.

 

     Dans ma tête d’enfant les mots dansaient et s’entrechoquaient, accompagnés du tam-tam assourdissant de mon cœur blessé pour ensuite s’aligner et comme des guerriers quitter les remparts de mon corps par ma bouche et venir assaillir sans pitié mes oreilles d’une musique infernale, d’un hymne connu seulement des êtres de mon espèce. Je pensais aussi aux soirs d’hiver chez tante Dinah. Nous lui tendions, ses enfants et moi, nos assiettes à soupe. Elle nous adressait les mêmes sourires. Je ne fus jamais pénétrée par son sourire.

 

     Il cognait contre le mien et se mourait. Entre tante Dinah et moi il y avait un mur : la pitié ! Je pensais aussi aux longues veillées sur la véranda de tante Jeanne, la vieille fille romanesque aux lectures pécheresses. Elle passait de longs moments à tricoter de petites choses à sa famille de chats ; elle me parlait d’eux comme on parle de ses enfants.

 

     Elle me racontait que Félix avait eu la fièvre hier et dans mon corps d’enfant contraint s’installa une vieille femme. A l’aurore de ma jeunesse, je haïs les chats et découvris l’égoïsme.

 

 

*

*   *

 

 

DECEMBRE 1957

 

 

Age : 19 ans

 

Situation : Enceinte

 

Salah regardait curieusement mon ventre.

 

— Tu sais, quelquefois on enfante des monstres.

 

— Des monstres, répétai-je,… tu as vu des monstres ?

 

— Ma mère en a vu un. Il paraît qu’il ressemblait à un char. C’est notre voisine qui l’a enfanté.

 

— Elle craignait les chars ?

 

— Elle a vu son mari mourir d’un obus de char. C’est comme ça qu’ils disent chez nous.

 

— Elle aurait mieux fait d’avoir un obus de char.

 

     Nous fîmes si peu cas de la remarque de Kouider qu’il se tut.

 

— Et près ? repris-je.

 

— Après ? il est mort.

 

— Et sa mère ?

 

— Elle s’est remariée au frère de son mari, quarante jours après.

 

— Il était marié ?

 

— Oui, il était marié, il avait même beaucoup d’enfants.

 

— Et la veuve ?

 

— La veuve aussi avait des enfants.

 

— Ils s’aimaient entre eux ?

 

— Non. Les deux femmes se disputaient à cause des orphelins.

 

— Et le mari, que faisait-il ?

 

— Il frappait ses femmes et les renvoyait de la maison, chaque fois elles retournaient ; ma mère, qu’Allah ait pitié de son âme, disait qu’il avait pris tout le bien de ses neveux.

 

— Ils vont à l’école ?

 

— La veuve ? Elle venait souvent prendre une tasse de café chez ma mère et refaire ses nattes. Son père est mort. Elle n’a pas de frères. Personne pour la défendre.

 

— Elle est jeune ?

 

— Ma mère lui a dit un jour : « Tu es jeune, il faut fuir avec un homme. On t’a mariée alors que tu n’avais pas encore de sein. »

 

— Elle a accepté ?

 

— Non, elle était enceinte. Elle a eu des jumeaux qui moururent. L’accouchement a été difficile. C’était ma mère l’accoucheuse. Elle disait « qu’elle avait les hanches étroites et que ce n’était pas une fille à marier ».

 

— Qu’est-ce qu’une fille à marier ?

 

— Il paraît que c’est une fille qui a des hanches, des  bras ronds, de beaux cheveux, de gros mollets et puis je ne sais pas. C’est les femmes qui savent ces choses. Tu les connais, toi ?

 

— Je crois bien.

 

— Oh ! J’aime ça ! Raconte-moi.

 

— Ecoute-moi bien. Dans les hammams, les femmes rusées dont le fils cherche à se marier regardent les jeunes filles se déshabiller.

 

— Oh ! Fit Salah scandalisé.

 

— Celle-là a les seins qui pendent, laissons-là tomber ; celle-ci est brune, laissons-là tomber ; par contre celle-ci est blanche, elle a des hanches solides, de beaux et longs cheveux qui sentent le henné, de grands yeux, une petite bouche, elle baisse les yeux et rougit quand on la regarde : elle est à prendre.

 

— Pourquoi les femmes ne choisissent pas l’homme qu’elles épousent ?

 

— Elles ne vont pas le chercher au hammam mais elles le choisissent.

 

— Comment qu’elles le connaissent ?

 

— Par la serrure et les vieilles qui vont de maison en maison en quête de travail. Elles sont bien payées d’ailleurs.

 

— Je n’ai pas compris.

 

— Ouvre bien les oreilles.

 

— Il ne peut pas les ouvrir plus que ça, dit Kouider.

 

— Les jeunes filles de chez nous, repris-je, ne sortent plus à partir d’un certain âge. On les enferme. Elles ne quittent plus la maison que voilées.

 

     Ces jeunes filles-là plaquent souvent leurs yeux sur le trou de la serrure.

 

     Leur champ  de vision est bien limité mais il leur permet de suivre les pas d’un promeneur sur une longueur de quelques dizaines de mètres. S’il plait, la jeune en parle à la vieille qui passe en quête de travail. La vieille revient le lendemain chargée de renseignements intéressants. La maman est mise au courant et prend la barque en main. Elle est reine et maîtresse chez elle. Les hommes de la maison ne soupçonnent rien : ils ont confiance en la maman. Elle organisera même des entrevues secrètes ; l’oncle maternel est d’un appui certain. Il sera l’arme secrète de la « yemma ». On vient demander la main de la jeune fille. Le père, selon la tradition, consulte la mère et l’oncle maternel. Ceux-là sont déjà d’accord. La fête aura lieu. La vieille est bien payée, elle sera amie de la nouvelle maisonnée. Ainsi, derrière les murs et les portes, existe une force invisible ; les femmes savent bien s’entendre entre elles.

 

— Tu as regardé toi aussi Arris par une serrure ?

 

— Je n’ai pas appartenu à ces intrigues ; je n’ai pas de famille.

 

— Oh ! Pourquoi on t’a pas tuée ?

 

— Qu’est-ce que je représente, Salah ?

 

— Une enfant qui n’a ni père ni mère et que l’on fait à une fille quand on veut déshonorer son père.

 

— D’où tiens-tu cette définition ?

 

— C’est un charbonnier qui m’a dit ça dans la montagne. Il m’a dit aussi qu’on tue la fille.

 

     Nous nous tûmes.     

 

     Kouider interrompit le pénible silence qui s’était installé et lourdement se laissa choir à côté de moi. Pour la première fois, je sentis son âme se rider de toutes les rides de son âge. Je vis Kouider se tasser et prendre l’allure des vieux conteurs de chez nous.

 

     Kouider parla et pleura.

 

     Il se souvenait d’une femme qu’il séduisit et dont le fantôme le poursuivait. Il se souvenait de son premier amour, un soir à Meskiana alors qu’il avait vingt ans, traînant un corps et une âme d’homme libre, sans aucune attache avec une terre dont il ne gardait qu’un souvenir de cailloux, d’alfa, de chaleur, de soif, de pieds fissurés, qu’il protégeai de « gaâ » (1). Kouider réussit à séduire une toute jeune fille de propriétaire terrien.

 

     Et comme toutes les histoires qui, dans notre enfance, nous tenaient en haleine, suspendus au souffle du conteur, les yeux écarquillés, la respiration discrète, ainsi débuta le récit de Kouider.

 

     C’était un beau matin d’été. Une caravane de femmes pressait le pas pour rejoindre le hammam qui se trouvait à l’autre bout du village.

 

     Kouider, enroulé dans un vieux burnous, la capuche rabattue sur le visage attendait depuis longtemps cet instant où il les femmes moulées dans leurs haiks passeraient enveloppées du froufrou de leur gandoura et lui enverraient le nostalgique parfum de musc.

 

     C’est à cet instant qu’il la vit. Elle foulait à peine le sol de ses pieds sans khalkhals. Elle était mince et vibrait sous son voile blanc. De ses doigts fins et noircis de henné, elle retenait sur sa poitrine les pans de son cache-corps.

 

     Ses yeux langoureux croisèrent le regard attentif et vif de Kouider sans s’y attarder. Lui, enivré par ce regard, rêva en attendant de la voir repasser.

 

     Il évoqua Zehira.

 

     Il essaya de tuer le temps en imaginant le cortège qui se déroulerait au hammam. D’un geste, elle jetterait à terre son voile. Il toussota, fronça les sourcils, serra les lèvres et essaya de la voir comme la lui avait décrite le serviteur du maître, puis secouant la tête, refusa de dévoiler tant de pudeur.

 

     Il voulut inventer des vers, de la musique, mais en vain.

     Le temps passe lentement. Il se résigna à attendre.

 

     Il alluma une cigarette ( que le serviteur du maître lui avait donnée ) et tira doucement sur le hascich. Les yeux mi-clos, les doigts tremblants comme au contact de sa flûte, il fixait le chemin qu’elle avait pris.

 

     C’était l’heure où chantait le premier oiseau et où le khalkhal devenait auréole glacée aux fines chevilles. Dans son âme de nomade amoureux, prit corps une légende qu’il s’inventa. Il se racontait des histoires quand il était môme.

 

     Il s’édifia une légende dont il était le héros.

 

     Il s’avança dans les siècles à venir et entreprit sa danse. Un volcan éclata et de la lave se dégagea la vie. La terre opposait au ciel une multitude de cratères soufrés.

 

     Un monstre de chair, masse informe, roulait entre les montagnes.

 

     Le monstre avançait sur le crépitement des scories dans les nuits obscures.

 

     Il allait, mu par une volonté future.

 

     La terre se mit à glisser, des cratères jaillit la lumière qui inonda la nuit.

 

     Il ouvrit les yeux sur celle qui lui ressemblait. Elle l’attendait depuis toujours. Son pied était un poème opaque où chantaient les cailloux. Nue, elle lui apportait sur son corps un peu de vent du sud. Sur ses lèvres elle dessina le pain. Elle traînait dans sa mémoire des lambeaux de brûlure. Elle attendait Kouider venu pour l’olivier. Il décida de l’enlever et de partir avec elle.

 

     Un cliquetis de bracelets et de khalkhals lui fit retrouver la réalité.

 

(1) Chaussures rudimentaires en peau de vache

 

     Comme dans un rêve elles passèrent légères et belles, comme dans un rêve elles l’enveloppèrent de parfums enivrants, comme dans un rêve il chercha à rencontrer son regard, comme dans un rêve elles s’effacèrent et les portes des boutiques commencèrent à s’ouvrir.

 

     Il se leva et se mit à marcher, ignorant le sens de sa route. Le soleil était au-dessus de sa tête quand Kouider tomba. Il porta ses mains aux tempes, ferma les yeux, se mit à sangloter puis s’évanouit : il n’avait que vingt ans. Il était amoureux. Plus tard, quand il se réveilla, il se retrouva au pied d’une fontaine à Meskiana et des hommes étaient penchés sur lui.

 

     Il les entendit murmurer El-Meskine ! : Une sorte de pudeur le retint de leur cracher à la face tout le mépris d’un amour de vingt ans.

 

     Et puis que connaissaient-ils de l’attente amoureuse, son attente à lui, de cette meurtrissure du cerveau, de cette brûlure intérieure qu’il portait avec orgueil.

 

     Il s’attribuait un certain privilège, une certaine supériorité. Il se leva et partit. Il détenait un secret, un regard secret des temps : il aimait !

 

     Il aurait aimé jeter à terre ses habits, ouvrir de son poignard sa poitrine et montrer de son doigt au monde un cœur en flammes, sa découverte toute neuve.

 

     Il se découvrit aussi lui-même, capable d’un sentiment particulier pour une femme. Toute sa virilité endormie s’éveilla. Il gonfla sa poitrine d’air pur et s’en alla, laissant les badauds murmurer El-Meskine. Amoureux, il se sentit homme. Bientôt son orgueil finit par le griser, et sa force amoureuse toute neuve lui dicta qu’il fallait passer à l’action. Se découvrir est insuffisant, il faut s’affirmer.

 

     Séduire Zehira et l’enlever.

 

     Zehira était promise à son cousin Si Hamadi, un Caïd florissant, à la barbe soignée, au rire gras, riche de quatre femmes, dix-huit enfants, deux cents cinquante palmiers et cent chamelles. Cette année, son henchir s’enrichirait d’une houria aux yeux de gazelle et au port altier. Serait-elle sa dernière captive ?

 

     Ses quatre femmes s’habituaient déjà à l’idée de se voir déchues de leur trône : Zehira serait l’unique reine, sa jeunesse l’avait couronnée ; elle n’avait que seize ans. Ce pendant, le devenir de leurs enfants les préoccupaient. Les enfants de Zehira auraient plus de droits que les leurs sur les biens de Si Hamadi.

 

     Ce dernier danger pouvait être écarté. La rendre stérile serait une bonne solution.

 

     La sorcière « La Aouicha » irait déterrer le reste des crânes de morts ; elle les ferait parler, elle ferait fondre du plomb sur le cou d’un coq noir égorgé et jetterait le mauvais sort. Un bracelet d’or suffirait à la faire taire.

 

     Une sensation qui dormait dans les abîmes de l’âme de Zehira et qu’elle n’osait se dévoiler par crainte de faillir au destin tracé par son père se vivifia. Doucement, un soir, pour la première fois, elle écarta le voile diaphane qui jusque-là cachait ses impulsions et se laissa pénétrer lentement par le message de l’inconnu : ce fut son premier cri d’amour.

 

     Elle se retourna sur son martelât et, dans le geste de cacher aux autres sa découverte merveilleuse, se couvrit la tête. Ainsi isolée elle laissa son âme délirer et se sentit bien.

 

     Le lendemain, elle regarda avec sympathie le serviteur et lui sourit. Une nouvelle vie avait jailli en elle, lui coulait dans le corps et noyait les coins les plus sombres où trouvait refuge toute sa jeunesse contrainte.

 

     Pour la première fois, au miroir de son âme elle vit de grandes révélations.

 

     Elle se reconnut et détesta Si Hamadi. Elle ne baissa pas les yeux quand il vint rendre visite à ses parents le jour de l’Aïd et la couvrir de son regard gourmand. Elle essaya de compter les rides luisantes qui lui barraient le front, prit peur et pensa :

 

     « Ma mère n’a pas failli à son devoir, à ses principes et c’est l’exemple qu’on m’a donné à suivre. Comme elle, j’accepterai mon sort ; comme elle je me donnerai à un vieux père de famille, maître de quatre femmes et on poussera des yous-yous en dansant avec ma chemise en sang et personne ne dira, « il l’a déshonorée, il l’a violée ». Je serai donc seule à savoir la vérité.

 

     Le Cadi, ma mère, mon père, mes tantes accueilleront les cadeaux de mon maître et, heureux, rentreront chez eux sans songer un instant qu’ils emportent le prix de mon sang. Je serai donc seule à sentir les mains de mon bourreau-maître se refermer sur mes épaules, seule à respirer son souffle fort d’odeur de kif, seule à subir son corps lourd et gras contre le mien, seule à l’entendre vomir des paroles déchiquetées qu’il me donnerait comme une faveur.

 

     Allah ! Qu’ai-je donc fait pour naître fille !

 

     Elle cessa de se lamenter, se leva et servit à Si Hamadi le thé qu’on venait de préparer. Elle accomplissait son devoir. Elle renversa quelques gouttes quand il tendit sa main vers la sienne.

 

     Il mit cela sur le compte de l’émotion amoureuse de Zehira et, écarlate de bonheur, la toisa un instant avant de porter la tasse à ses lèvres.

 

     Dehors, au détour d’une ruelle, Kouider cherchait à puiser son courage dans la décision qu’il se répétait à haute voix « L’enlever ou mourir ! L’enlever ou mourir ! »

 

     La gorge brûlante, la langue desséchée, les tempes battantes, il se leva et se dirigea vers la fontaine du village.

 

     Il but, se passa de l’eau sur le visage, sur le torse et attendit son ami, le serviteur.

 

     « Ce soir au clair de lune, dis-lui que je l’attendrai à l’ombre du vieux peuplier ; dis-lui aussi que l’aime. »

 

     Le message plut au serviteur qui le chuchota à l’oreille de Zehira.

 

     Ce soir-là et les soirs suivants, Zehira alla retrouver Kouider tandis que les autres dormaient ; le serviteur faisait taire les chiens.

 

     Les jours succédèrent aux jours. Le grand amour prit racine et germa au sein de la jeune fille : sa fine taille s’alourdit. Des yeux avertis constatèrent le changement, les lèvres remuèrent, le secret des entrailles se répandit ; comme la poudre de tabac, il fit éternuer les habitants de Meskiana.

 

     Si Hamadi fit poursuivre Kouider par ses limiers.

 

     Zehira comme le veut la coutume fut exécutée de sang-froid par un mâle de la famille. Son corps ensanglanté fut caché le soir dans le cimetière avec, comme seuls témoins, quelques regards avides à l’affût derrière les vieilles tombes.

 

     Son père et ses frères ne sortirent pas de la maison une semaine durant. La mère de Zehira fut répudiée, ses sœurs mariées à des bergers. L’affaire tournait à l’avantage des autres femmes du maître.

 

     Si Hamadi ne revint plus chez son oncle, considéré comme indigne. Il donna l’ordre de ne pas saluer un homme déshonoré.

 

     A Meskiana les enfants du peuple se sentirent unis par cet événement. Ils se regardèrent avec des yeux neufs.

 

     Les maisons que le sort avait privées de filles se jugèrent privilégiées par Allah le Tout Puissant. On leur accordait des regards et des paroles de sympathies. Les mariages se multiplièrent et bientôt les yous-yous l’emportèrent sur le chant du coq et des oiseaux.

 

     Tout le monde mariait sa fille, tout le monde mariait son fils : l’un pour sauver l’honneur, l’autre pour sauver sa bourse.

 

     Il devint courant de voir le laitier gratter le client par où ça le démangeait en lui chuchotant tout bas à l’oreille : « Vous êtes un homme d’honneur ; vos filles ne vous ont pas fait perdre la face », tout en prêtant attention à son robinet, sans oublier de le fermer un peu avant le litre. Le geste n’échappait pas au client qui, le plus souvent, ne remerciait pas et s’en retournait chez lui calmement en murmurant : « Tu es bien récompensé de ton discernement, tu as gardé quelques gouttes de lait en plus, ça suffit, non ? D’ailleurs la prochaine fois ça ne marchera pas avec moi. Je suis un homme et un homme ne se laisse pas rouler. »

 

     Il n’était pas rare non plus de voir le cordonnier clouer la semelle d’un notable et lui souffler tout bas :

 

— Ça mérite d’être réparées par mes mains, les chaussures d’un homme de votre importance. Et d’ajouter, après un moment de silence qui se voulait impressionnant :

 

— Tu as vu à côté ? Pourtant elle ne manquait de rien, la jument. Sa mère est répudiée. Je l’ai vue. Bien conservée la vache, encore à marier, le sort l’a trahie. Ma vieille m’a dit qu’elle roule couscous, fait cuire la galette et lave les langes des « chics » de son frère.

 

     Et le notable de répondre :

 

— Dire que jadis on m’avait refusé sa main. Elle aurait eu un sort meilleur.

 

     Dans les cafés maures les têtes se trouvaient plus rapprochées que de coutumes, les yeux plus exorbités que jamais et les oreilles tendues.

 

     Les jeux de cartes et de dominos devinrent moins passionnants.

 

     Au hammam, le nombre d’adhérentes tripla, à l’avantage de la propriétaire.

 

     Dans tous les coins s’édifièrent autour d’une commère des assemblées de dames-curieuses animées de tics, de regards complices, et de clins d’œil, d’une discrétion diabolique.

 

     Les portes des maisons dévorèrent plus de voiles noirs que de coutume. Le regard des boutiquiers, d’habitude nonchalant, devint plus vigilant et plus vif.

 

     Les chats perdirent de leur souplesse, les souris devinrent plus audacieuses et les chiens flâneurs tant l’homme avait changé. Puis, un jour, tout se tut, la vie reprit son cours normal et Zehira servit de dernière couche aux gâteaux des légendes, que l’on dévore au contact des enfants affamés de contes, ou pour qualifier une jeune fille qui « dévie ».

 

     Kouider dans sa fuite rejoignit Bône où il s’engagea dans l’armée française. On était à la veille de la guerre de 14.

 

     Et le soir dans les froides tranchées il ouvrit une toute petite fenêtre sur le souvenir de Zehira qui se répandait comme un baume dans son âme triste et lui tenait chaud.

 

     Le chant qui brûlait ses veines à vingt ans consumait son vieux corps.

 

     Ce chant avait épousé ses voyages, sa longue marche, habité les tranchées, accompagné le baroud, traversé les mers. Le corps de Kouider était pareil à une flûte modelée par cette musique.

 

     Kouider aimait son chant, errait toujours et ne s’arrêtait que quand il le trouvait. Ses pillages, ses séductions, ses fuites, ses vols, son chant les appelait.

 

     Il voulait tout : de la fleur cueillie le long des sentiers au regard rêveur adressé aux étoiles.

 

     Kouider aimait son chant et souhaitait mourir jeune. Et Kouider, l’idée en balade, enfanta un homme tout simple : un Kouider lié au ventre de sa mère par un passé tressé dans un cordon animé de vibrations vagabondes.

 

 

*

*   *

 

 

SEPTEMBRE 1958

 

 

     J’enfantai ce quelque chose que je voulais partie de moi.

 

     Par une aube de septembre fraîche et claire naquit mon fils : je le prénommé Arris.

 

     Les douleurs se déclarèrent vers minuit ; Salah se redressa de toute sa force et se mit en devoir d’attiser le feu qui ne devait pas s’éteindre. Kouider me serrait la main et les épaules, mes deux aides silencieux et mobiles me suivaient discrètement.

 

     Je faisais les cent pas devant la grotte. Ce soir-là les étoiles éclataient dans le ciel ; j’eus l’impression, dans mon engourdissement douloureux, de vivre un cauchemar merveilleux.

 

     Mon fils :

     Prénom : Arris

     Teint : mat

     Yeux : marrons

     Signe particulier : pleure beaucoup

 

     Cela dura, dura pour moi……….

     Je m’évanouis par deux fois et par deux fois Salah sanglota.

     A l’heure où le froid fait hurler les chacals et pâlir les étoiles, j’enfantai. J’accouchai près du feu sans un cri comme la chienne Cilia de l’orphelinat.

 

     Je me souviens : avant de m’évanouir j’avais regardé Salah. Il avait le visage enfoui dans ses petites mains noircies de cendre et de charbon.

 

 

*

*  *

 

 

     J’enroulai mon enfant dans des morceaux de toile kaki et le nourris au lait de mon sein.

 

     Je lui chuchotai à l’oreille des histoires sans grande importance ; il lâchait un instant mon mamelon et me regardait attentivement. Dans mon âme attendrie sonnaient des cloches. D’immenses prairies vertes et figées attendaient ses premiers pas pour frémir.

 

     Je me sentais aussi forte que la vie, que l’inconnu, j’ai donné l’inconnu. Je suis un sort jeté sur une pauvre femme de la Souika constantinoise, j’ai enfanté un sort jeté sur moi par ma destinée.

 

     Autour de notre éternel feu, penchée sur le front impénétrable de mon fils, que de couronnes n’ai-je pas tressées de mes rêves.

 

     Il me fallait un drapeau nouveau à planter sur une planète future où mes enfants n’auraient plus mémoire des siècles obscurs.

 

— Invente un drapeau Salah.

 

— Qu’est-ce que c’est un drapeau ?

 

— C’est un drap coloré qui représente chaque nation.

 

— Oh ! Qu’est-ce que tout ça ?

 

— La terre est morcelée en pays.

 

     Sur chaque pays flotte un drapeau à l’ombre duquel les peuples se battent.

 

— Comme des jouets. Pourquoi ?

 

— Parce qu’ils n’ont pas un Dieu universel. Ils n’ont pas un unique drapeau.

 

— Moi je sais. Le drapeau c’est-arc-en-ciel que nous a promis Kouider.

 

 

*

*  *

 

 

18 FEVRIER 1958

 

 

Sakiet cimetière

Cimetière Skiet

Carbonisée ma ville

Nos mères à Constantine hissèrent leurs voiles noirs

Au pas mon amour nous irons de l’avant

Nos enfants sauront la fleur sauvage que nous n’avons pas

Connue.

 

 

*

*  *

 

 

     Dougga, les talons couverts de boue couvait du regard depuis le chant du coq.

 

     Des enfants glissés dans des kachabias neuves courant çà et là à la recherche d’un spectacle le bousculèrent. Il se moucha dans leur direction, passa ses doigts sur sa djelaba et s’en alla.

 

     Il longea des amas de navets, de carottes et des chardons sans s’y attarder.

 

     « La faim est un malheur et le malheur une tradition », lui avait appris son grand-père.

 

     En 1944 un soldat nazi lui fit sauter la chachia brodée qu’on lui avait apportée de la Mecque. Le nazi l’avait déshabillé et l’avait regardé curieusement.

 

     « Partout où passe la violence les cheveux ne repoussent plus. Ce n’est tout de même pas mon sexe que les Allemands sont venus conquérir de si loin ! », grommela-t-il. Il s’arrêta devant l’unique marche de la salle de classe. Une grosse pierre. Petit garçon il voulait en pénétrer le secret.

 

     « La pierre noire c’est la foudre » lui disait son grand-père. Il baisa la marche, se gratta le ventre et revint sur ses pas. Il se noya dans la multitude de voix négociant légumes, Halwa et D.D.T. Il retourna ses poches rapiécées et les secoua sur une page du quotidien tunisois, compta soigneusement les quelques cailloux noirs qui tombèrent, se redressa, se boucha les oreilles et annonça sa marchandise : « La foudre ! la foudre ! pour éloigner le mauvais sort ! »

 

     Chansonnette très contestée par les vendeurs d’amulettes qui voyaient en cet analphabète violé par les Allemands une malédiction sortie de la terre.

 

     Quelque vieille femme en quête de surnaturel emportait une pierre noire et laissait à Dougga un morceau de chair séchée.

 

     Elle prendra le caillou miraculeux au bout de sa ceinture. Elle le pressera sur le front de son garçon, son unique gagne-pain. Ses maux de tête cesseront. Les générations suivantes parleront d’une pierre noire sur laquelle Satan avait craché.

 

     Un écolier derrière les rideaux de l’unique salle de classe de Sakiet rêvait d’un instituteur qui parlât de la roche noire, de Dougga qui savait le secret des mots.

 

     L’imam fit un jour appel à Dougga pour nettoyer des cadavres d’Algériens dont la peau était tatouée de blessures.

 

     Dougga effaça quelques cloques graisseuses sur la poitrine tuméfiée d’une femme.

 

     « Ces frères, avait dit l’imam, doivent avoir une sépulture à Sakiet. La frontière s’est transformée en un vaste cimetière pour sceller à jamais un peuple désuni. »

 

     Dougga arracha la peau détachée.

 

— Je ne peux ne pas t’aimer, sœur née là-bas, morte ici ; nos os se joignent.

 

     L’après-midi il alla de lui-même puiser l’eau pour la mosquée et laver des morts. Il creusa aussi quelques tombes. Il participa avec le peu de force qu’il avait à transporter à leur ultime demeure des corps inertes qu’il respectait.

 

     Sur la route du cimetière des chevaux avaient cessé de brouter l’alfa et suivaient de la tête le cortège. Son grand-père lui racontait que les animaux recevaient le dernier cri de ceux qui partaient vers l’au-delà.

 

     Ils déposèrent dans de sinistres trous de terre brisée à coups de pioches et de pelles. Il eut un geste de recul. « C’est là qu’ils rencontrent l’ange de la mort avant d’accéder à la bénédiction de Dieu » lui disait son grand-père.

 

— Invraisemblablement, pensa-t-il. Venir de loin parce que chassés ; mourir ici parce que blessés ; jugés par des magistrats invisibles parce que morts ; traqués jusqu’à la fin parce que le malheur est une tradition.

 

     Il secoua la tête et s’écria, désespéré :

 

— Nous sommes faux, tous fous. Nous nous mentons. Nous nous rongeons. Pourquoi mal faire ? Pourquoi bien faire ? Pourquoi vivre ? Pourquoi mourir ?

 

     Nous ne savions rien de nous-mêmes alors nous inventons pour faire taire nos angoisses.

 

     Il se mit à arracher quelques herbes sèches qu’il jeta sur les tombes pour cacher cette insupportable vision et se mit à courir vers la sortie du cimetière. Il suffoquait. Il ne se retourna pas sur ses pas et se pressait vers Sakiet.

 

— Le cheval a de la chance ! Il ne parle pas notre langage. Il n’imagine de décor absurde à ses morts pour se convaincre qu’il n’est pas différent de la pierre. Je ne crois plus personne.

 

     Dieu c’est lui. Dieu c’est l’autre. Dieu c’est moi. Dieu c’est tous.

 

     A Sakiet il se rendit à l’infirmerie destinée aux réfugiés algériens. Il s’approcha de l’aide-soignant, porta sa main à sa poitrine et parla.

 

— Mon frère, je viens tout entier faire don de moi à ceux qui ont vu la mort de pères et qui ont compris.

 

 

*

*  *

 

 

     L’automne. Nouveaux bombardements sur la frontière. Je ne me souviens de rien… Notre grotte éclata…

Je la vis se remplir de fumée puis plus rien… Quand je me réveillai je n’avais plus qu’un bras, mon fils gisait au pied de Kouider méconnaissable : le napalm avait eu le dernier mot. Des arbustes nous servirent d’asile. Salah était enseveli sous les décombres.

 

 

*

*  *

 

 

— Octobre 1958  -  Mort des compagnons. Éclatement d’une grotte.

 

— Octobre 1958  -  je mourus.

 

— Octobre 1958  -  le napalm m’arracha Salah.

 

— Octobre 1958  -  Des petits écoliers assassinés n’avaient pas encore compris qu’ils étaient morts.

 

— Octobre 1958  -  Kouider sauva mon corps de l’oubli.

 

— Octobre 1958  -  Kouider sentait la chair brûlée.

 

— Octobre 1958  -  j’avais souhaité perdre la mémoire.

 

*

*  *

 

 

OCTOBRE 1958

 

 

     Centre Psychiatrique de la Manouba. Je n’admettais pas de monde vivant. Je réclamai la folie. Je voulais me libérer des autres, de moi, du souvenir.

 

     On me ramena le corps de mon fils :

 

Age : deux mois

 

Victime du napalm

 

Mon fils vivant, aveugle et sans jambes ; Mon fils brûlé.

 

— Octobre 1958, on ensevelit le cadavre de Kouider.

 

— Octobre 1958. J’ai haï le feu.

 

 

*

*  *

 

 

     Ce matin-là, je contemplai le plafond de ma chambre. Il semblait bas. La porte s’ouvrit. Je ne détournai pas les yeux.

 

     Comme chaque jour, à l’heure du petit déjeuner, l’infirmier déposa un journal sur le bas de mon lit et déchargea ma table du plateau demeuré intact. Je restais longtemps les yeux au plafond.

 

     Je n’attendais plus de miracles. Je n’existais plus.

 

     J’étais toute récente, inexistant. Rien n’existait pour moi et rien n’avait existé pour moi. Je tendis la mains vers le journal.

 

     Je parcourus les première lignes, je lus «  Sétif » « Guelma », je reposai le journal.

 

     J fermai les yeux.

 

     Quelqu’un me prit par la main. J’ouvris les yeux. Un homme en blanc était penché sur moi.

 

— Tu pleures ?

 

— Non.

 

— Tu as lu le journal ?

 

— Je ne sais pas.

 

— C’est un vieil article datant de 1945 ;

 

— Je n’y crois pas. Nous l’avons peut-être inventé.

 

— Mai 1945 – 1er Novembre 1954 – Bugeaud – l’Emir Abdelkader.

 

— Inventé.

 

— Ta main brûlée.

 

— Ma main a couronné d’une caresse d’adieu le front de mes fils, souvenir ensoleillé de Sakiet.

 

     Elle m’a gardé le chant d’une enfant qui a marché sur les ronces et qu’ils ont aimée. J’ai vu les marguerites gémir dans l’aurore une chanson couverte de neige et de sable. J’ai vu les ronces rougir et j’ai aimé la petite fille.

 

— Tes cicatrices.

 

— Inventées. Mon fils, inventé – La grotte, inventé – L’orphelinat, inventé – Moi, inventée – Vous, inventé – La guerre, inventée.

 

     J’aimais une statue. Elle dominait le vide de Constantine. C’était ma liberté. Puis, un jour, on me l’a blessée ; elle refusait le couvre-feu. Elle saignait, vous n’avez pas pu la sauver. Ma statue est morte. Son cadavre ? Un caillou.

 

— Ta statue vole toujours au-dessus du vide de Constantine.

 

— Inventé

 

     Le médecin fouilla un instant mon regard, laissa tomber ma main et s’assit au bas du lit. Je repris :

 

— On lui avait tiré une balle en plein poumon. A l’hôpital on lui découvrit une large blessure sur le crâne. Vous avez dit qu’elle datait des tranchées de 14-18.

 

     Vous avez dit aussi qu’elle avait dépassé l’homme et ses lois. Vous avez plongé vos doigts dans sa poitrine. Vous avez retiré une feuille d’un carnet : mon portrait pendu par un jet de sang au pont Sidi –M’Cid, au dessus d’un cratère enragé qui crachait une pluie de projectiles enflammés couverts de chair brûlée.

 

     C’était la veille de Noël 1945.

 

     Puis vous êtes parti. Alors j’ai pris le cadavre-caillou de ma statue et m’en allai. Je le gardais longtemps dans ma poche puis un jour je l’ai perdu dans la Souika.

 

     J’ai parcouru les ruelles en pleurant mon caillou perdu.

 

     J’ai rencontré ma statue, pour la première fois, sur le pont de Sidi M’Cid. Nous marchions souvent, ma statue et moi et côte à côte, du côté de l’église.

 

     Vous connaissez ?

 

     Elle ne s’était jamais rendu compte de ma présence.

 

     Elle marchait toujours de son pas lourd et mesuré.

 

     Un jour, ma statue s’engouffra dans un café maure au bord de la ruine.

 

     Je la suivis.

 

     Elle s’assit à même le sol. Je m’assis à côté d’elle.

 

     Elle porta ses mains à son visage et pleura doucement. Je dégageai la statue de l’étreinte de mon regard et partis. Dehors, des cloches tintaient. La nuit je rêvai que j’émergeais à la surface d’un monde plat et vide au bout duquel ma statue pleurait, la tête dans les mains. Et puis, un jour où Constantine écoutait le vent jouer dans les arbres de sa brèche, puis couler entre ses gorges en faisant frémir ses ponts, un jour où Constantine semblait saupoudrée de verdure, on m’a tué ma statue.

 

— Tu as tout inventé.

 

— J’ai tout inventé comme les journaux.

 

 

*

*  *

 

 

NOVEMBRE 1959

 

 

     Je quittai l’hôpital.

 

     On me promut lieutenant. Deux étoiles sur mon épaule sans bras. C’était de mon handicap. Je pouvais encore me tenir debout sur mes jambes, entourées de bandes comme faisaient les chinoises ; mes jambes brûlées par le napalm. Quand j’enlevais le pantalon kaki je ne les voyais pas.

     Je me déplaçais à l’aide de béquilles. On m’installa dans une caserne.

 

 

*

*  *

 

 

     A Tunis, on me regardait comme une héroïne. J’avais échappé à l’oubli. Je vivais encore. On me saluait et l’on me servait. J’avais eu raison de l’oubli.

 

     Des hommes, des héros transformés en chair pourrie gisaient sous les dégâts des bombes, oubliés de tous sauf peut-être de quelque ami lointain.

 

— Kouider mort avec un chef-d’œuvre dans le cœur.

 

— Salah mort avec, dans ses grands yeux noirs, tant de bavardages et d’amitiés et dans le cœur rien qu’un « je veux vivre ».

 

— Arris mort, sa main dans la mienne, avec, sur les lèvres, la marque de mon amour. Arris ma chaumière et ma famille mort après avoir semé un grain de vie dans mes entrailles.

 

— Mes deux aides, mes deux symboles vivants, morts en silence avec, sur la main, la marque de la scie et des balles extirpées de la poitrine des blessés, avec, dans le front, le bruit des gouttes de sueur que pleuraient leurs rides.

 

— Des blessés, une grotte, un feu, morts là-bas, sur une frontière, à la limite des Aurès, sous les yeux d’un arbre nu, qui crachait sa colère à la face du ciel et des étoiles.

 

     Un vieux chacal était venu. Il avait frotté son cou contre le tronc de l’arbre séculaire et rempli le silence d’un long sanglot. Un arbre et un vieux chacal avaient pleuré nos morts.

 

     Pour Tunis, ces hommes n’avaient jamais existé. Sur ces hommes que j’vais aimés, l’oubli était retombé lourdement.

 

     A Tunis, on me regardait avec compassion, on me donnait de l’amitié, on me servait humblement, on me parlait de mon fils paternellement et l’on m’ouvrait les portes des maisons.

 

     J’habitais Tunis et je pensais Constantine.

     J’habitais Tunis et je pensais Arris.

 

     A Tunis je parlais d’une frontière gardée par un olivier desséché sur le tronc duquel les rivières s’étaient fermées ;

 

     Je parlais de mon fils, visage sans yeux tués par le napalm, mon fils bambin assassinées.

 

*

*  *

 

NOVEMBRE 1959

 

 

Je quittai la Manouba. Je retrouvai mon fils.

Enfant aux jambes martyres.

Mon fils aux doigts maigres et nerveux, à la bouche affamée de lumière. Mon fils mutilé par le feu. Un an trois mois.

 

               Arris

               Peuple de va-nu pieds

               Fils amputé de mon sein

               Je multiplierai

               Nous nous multiplierons

               Et de notre multitude mon amour

               La terre renaîtra.

 

     Tu ne reconnaissais pas ma voix. Tu ne me connaissais pas.

     De la main qui me restait je t’effleurerais le cou, puis le visage.

     Je te disais que j’étais ta mère. Tu ne m’écoutais pas.

     Tes doigts pauvres et peureux mangeaient une boule grinçante que je te redonnais quand ils la perdaient.

     Tes doigts queues de cerise s’égaraient sur les miens et reconnaissais le jouet, abandonnaient ma main. Je restai seule.

 

 

*

*  *

 

 

               Arris

               Je t’enseignerai les pas qui m’ont menée à toi

               Je t’ouvrirai tant de chemins de verdure

               Je t’habillerai de papillons inventés

               Je construirai plume par plume

               Brindille par brindille

               Tant de nids pour couver

               Syllabe par syllabe ton gazouillis

               Je te couvrirai la brousse de crinières dorées

               D’ivoire et de peaux de panthères

               Que n’atteigne tes pieds nus et blancs

               Ni sable piquant, ni épine du mois d’août

               Ni feu, ni rivière de sang, mon amour.

 

 

*

*  *

 

 

JUIN 1960 – Tunis

 

 

     Le F.L.N. décida la circoncision de tous les fils de chouhada. On offrit à Arris une gandourah blanche et un tarbouche rouge.

 

     Je les avais déposés dans ses bras ; il s’habituait à ma présence et à ma voix.

 

     Il jeta son cadeau et ses doigts maigres et nerveux réclamèrent la boule grinçante.

 

— C’est pour ta circoncision, lui chuchotai-je à l’oreille. Il s’arrêta de jouer un instant puis fit grincer sa boule.

 

     La circoncision. J’avais rencontré ce mot à l’école.

 

     La fille de Dinah, la juive, m’avait remis des gâteaux et glissé à l’oreille :

 

— C’est à l’occasion de la circoncision de mon petit frère.

 

— Qu’est-ce que c’est la circoncision ?

 

— On lui coupe un morceau de son truc.

 

— Pourquoi ?

 

     Mon fils ne m’écoutait pas, le grincement de sa boule le préoccupait. Alors j’imaginais un fils qui parlait et me regardait des yeux vivants, non tués par le napalm.

 

— Qu’est-ce que la circoncision, maman ?

 

— On te prend un tout petit bout de ta chair.

 

— Pour quoi faire, maman ?

 

— Qu’est-ce que les musulmans, maman ?

 

— Une grande civilisation.

 

— Qu’est-ce que la civilisation, maman ?

 

— Une grande chambre pleine d’instruments de musique, de livres d’histoire, defresques, de grands portraits et d’armes.

 

— Oh ! tu oublies un lit, un pyjama et un pot de chambre.

 

— Oui, j’ai oublié ces détails.

 

— Achète-moi demain une civilisation.

 

— Demain nous fabriquerons ensemble tes jouets.

 

     Il se jeta à mon cou : « Quand je serai grand, très grand, je t’épouserai, maman ! »

 

     Je retirai ma main de sa tignasse, la portait à mes yeux.

 

     La cérémonie  s’était bien déroulée. Comme de coutume, au menu :

 

— Couscous,

 

— Méchoui,

 

— Yous-yous,

 

— Baroud,

 

— Zorna,

 

— Danses.

 

     Quelque temps après sa circoncision, on me remit mon fils. Le soir, il fut secoué d’une forte fièvre. On fit venir un médecin, un compatriote.

 

     Toute la nuit, au chevet de mon fils, à moitié consciente, je le suppliai de ne pas s’en aller.

 

     Je lui disais les randonnées que nous ferions ensemble le long des entiers de nos villages.

 

     Je lui disais nos grand-mères cassées en deux, roulant de leurs doigts d’artistes un fin couscous que nos infinis champs de blé avaient mûri au soleil.

 

     Je lui disais nos monts qu’une auréole de neige couronnait toute l’année.

 

     Je lui disais la quobba de Sidi Othman qui surplombe la plaine de Meskiana, vers laquelle se levait les regards quand les cœurs réclamaient une aube paisible et de l’eau pour nourrir la terre, remplir les greniers.

 

     Puis mes craintes et mes angoisses se turent.

 

     J’avais cueilli des fleurs et j’avais fleuri notre chambre.

 

     Ce soir-là m’avait semblé gai. C’était une illusion.

 

     L’essentiel était que j’y aie cru un instant.

 

 

*

*  *

 

 

     Tunis n’arrivait plus à me contenir et je portai mon regard ailleurs. Je rêvai au désert du Fezzan, aux sables brûlants, aux espoirs de Kouider, à la plaine de Meskiana abandonnée et malade.

 

     Des cloches carillonnèrent ; la voix du Muezzin s’éleva dans le silence de l’aube.

 

     J’ouvris les yeux. Par la fenêtre filtrait la naissance du jour m’apportant une vieille sensation. A ces moments-là, je pensai à ma valise, au train et au temps qui semblait reculer avec les arbres alors que j’avançais.

 

     Dans mon crâne en feu les images déclenchées par mon cœur vagabond dépassèrent la vitesse de la bête mécanique ; fracas, cadavres, colères, s’étalèrent en taches d’huile à l’arrêt du train.

 

     Il me fallu beaucoup de temps pour réaliser que j’étais à La Calle (1) en vacances.

 

     Je cessai de mordre à ces sensations déchirantes et regardai mon fils dormir, les bras déformés.

 

     Je me voyais vivant éternellement par ce petit corps.

 

     Je pensai à son père.

 

(1) petite ville de la côte ( frontière tunisienne).

     J’avais vainement essayé de reconstituer son visage, de retrouver le timbre de sa voix et fermais les yeux.

 

     Je l’aurai fabriqué sans notre fils.

 

     Sept heures sonnèrent. On frappa à ma porte. C’était l’heure du petit déjeuner. Je me levai, installai, avec l’aide du cuisinier, Arris sur sa chaise roulante. Il tendit la main. J la lui rempli de sa boule grinçante.

 

     Au réfectoire, mon voisin de table, un bambin de quatre ans, aplatissait sur ses genoux un vieux papier d’emballage.

 

     Il tira de la poche de son tablier un minuscule crayon, au vernis écaillé à force d’être sucé, et se mit en devoir de dessiner un arbre tordu et déraciné. Son œuvre terminée, il glissa le tout dans une vieille enveloppe déjà postée.

 

— C’est, me dit-il, pour Daha le balayeur qui nous salue le matin quand nous quittons la caserne.

 

     Je lui ai écrit que je l’aime.

 

     L’enfant, en se rendant à l’école, jeta à Daha son cri d’amour.

 

     Daha s’en saisit, l’ouvrit, regarda le dessin, toussa, roula le tout pour le balancer au pied de son balai, une lueur de dignité dans les yeux. Il n’avait jamais cru en l’amour dessiné. « Qu’on me donne alors un arbre à planter là où je suis né. Je suis aussi citoyen que le fils de Sidi Bousaid » pensa-t-il. Un goût de raisin lui monta à la bouche. Son enfance remonta à la surface de son souvenir.