ASSIA DJEBAR : VASTE EST LA PRISON

18/04/2018 13:40

 ASSIA DJEBAR

 

VASTE EST LA PRISON 

 

 

" Vaste  est la prison qui m'écrase, D'où me viendra-tu, délivrance ? "

Chanson berbère 

 

Le silence de l'écriture 

 

Longtemps, j'ai cru qu'écrire c'était mourir, mourir lentement. Déplier à tâtons un linceul de sable ou de soie sur ce que l'on a connu piaffant, palpitant. L'éclat de rire - gelé.  Le début de sanglot  - pétrifié.

Oui, longtemps, parce que, écrivant, je me rémémorais,  j'ai voulu m'appuyer contre la digue de la mémoire, ou comme son envers de pénombre, pénétrée peu à peu de son froid.

Et la vie s'émiette; et la trace vive se dilue. 

   

Écrire sur le passé, les pieds empêttrés dans un tapîs de prière, qui ne serait pas une natte de  jute ou de crin, jetée au hasard sur la poussière 'd'un chemin à l'aurore, ou au pied d'une dune friable, sous le ciel immense d'un soleil couchant.

Silence de l'écriture, vent du désert qui tourne sa meule inexorable, alors que ma main court, que la langure du père ( langue d'ailleurs muée en langue paternelle ) dénoue peu à peu, sûrement, les langues de l'amour mort; et le murmure affaibli des aïeules lroin derrière, la plainte hululante des ombres voilées flottant à l'horizon, tant de voix s'éclaboussent dans un lent vertige de deuil - alors que ma main court...

Longtemps, j'ai cru qu'écrire c'était s'enfuir, ou tout au moin se précipiter sous ce ciel immense, dans la poussière du chemin, au pied de la dune friable... Longtemps.

A cette époque, il y a presque quinze ans de cela, je fréquentais, chaque samedi apr(s-midi, un hammam qui se trouvait dans le cœur ancien d'une petite ville algérienne, au pied de l'Atlas.

J'y allais avec ma belle-mère qui y rencontrait au milieu des vapeurs d'étuve et des criailleries d'enfants dans la chambre chaude, ses amies, certaines, des matrones paradant dans leurs tuniques rayées, faisaientr de la cérémonie du bain un rituel interminable dont la liturgie grave se chargeait de quelques langueurs.

On y rencontrait aussi des mères de famille humbles et usées, entourées de leur marmaille; parfois aussi des jeunes femmes à la beauté violente ( et dont bourgeoises suspectaientes méfiantes la vertu ) : elles s'épilaient tout le corps avec une impudeur ostentatoire, mais gardaient à leur cou et sur leurs bras nus et mouillés, des bijoux lourds d'un or étincelant... Je me retrouvais alors seule à échanger anvec ces dernières, dans la salle froide, des dialogues conventionnels.

Le plaisir pour moi, comme pour la beaucoup de femmes, s'avivait à la sortie du bain. L'antichambre, tapissée de matelats, de nattes, où l'on vous servait à satiété oranges épeluchées, grenades ouvertes et du sirop d'orgeat, devenait havre des délices. Les parfums se mélaient au-dessus des corps des dormeuses, ou autour de celles qui, frémissantes, s'habillaient lentement tout en dévidant de menus commérges.

Je m'allongeais, je somnolais, j'écoutais. Ma belle-mère déployait son linge de satin et ses robes de taffetas. Elle veillait maternellement sur moi, tout en saluant telle voisine qui passait, telle belle qui entrait. Elle m'infourmait ensuite à voix basse du détail de leur généalogie. Je m'abandonnait au brouhaha et à cette tiédeur murmurante. Quand enfin ma parente commençait à déplier son voile de laine blanc écru pour s'en emmetoufler, je m'apprêtais à hmon tour. Il nous fallait partir. J' allais jouer alors la suivante muette. Dévoilée certes, mais taciturne. A  l'écoute, tandis que la lourde porte du fond, en s'éntrouvrant par intermittence, laissait échapper le halo des vapeurs, et la rumeur lointaine, exhalée comme d'un antre magique...

Un jour, une dame opulente, la cinquantaine épanouie, les pommettes rosies de chaleur et le front auréolé d'une coiffe de taffetas blanc aux franges violacées, débita les longues formules des adieux.

Ma belle-mère, qui aimait sa compagnie, voulut la retenir.

- Encore un quart d'heure, ô lumière de mon cœur ! insista - t - elle.

L'autre fit la moue, sincérement ennuyée, puis sur un ton dédaigneux, elle se justifia : elle qui semblait experte dans l'allusion et sa précisioté, elle lâcha, pour conclure tout son déroulé de justifications, un mot dru : 

- Hélas pour moi, fit-elle dans un soupir théatral, je suis... entravée ! 

- Toi, entravée ? s'exlama son amie, admirative comme devant une reine.

-  Certes, rétorqua la dame enveloppée de son voile immaculé et qui, pour finir, masqua tout à fait son visage dans un geste non dénué de hauteir, impossible de m'attarder aujourd'hui. L'ennemi est à la maison !

Elle sortit.

- " L'ennemi " ? demandai-je, et je me tournai lentement vers ma belle-mère.

Ce mot, dans sa sonorité arabe, l'e'dou, avait écorché l'atmosphère environnante.

Ma compagne contemplait, désemparée, le total étonnement qui emplissait mes yeux. Elle esquissa un sourire contraint; peut-être aussi ressentit-elle seulement en cet instant une sorte de honte. 

- Oui, " l'ennemi ", murmura-t-elle. Ne sais-tu pas comment, dans notre ville, les femmes parlent entre elles ?... ( Mon silence durait, chargé d'interrogation ). L'ennemi, eh bien, ne comprends-tu pas : elle a ainsi évoqué son mari ! 

Son mari l'ennemi ? Elle ne semble pas si malheureuse ! 

 - Son mati, mais il est comme un autre mari !... L" ennemi ", c'est une façon de dire ! Je le répète : les femmes parlent ainsi entre elles depuis bien longtemps... Sans qu'ils le sachent, eux ! Moi, bien sûr.

Je l'arrêtai d'un geste, tandis que nous nous levions.  Ma belle-mère était une sainte : même si elle avait eu un véritable ennemi, elle l'aurait appelé " mon seigneur " !. Quant à son époux, homme dor quoique équitable, elle le servait avec une dingnité inlassable.

Ce mot, l'é'dou, que je réçus ainsi dans la moiteur de ce verstibule d'où, y débouchant presque nues, les femmes sortaient enveloppées de pied en cap, ce mot d' " ennemi ", proférer dans cette chaleur émolliente, entra en moi, torpille étrange; telle une flèche de silence qui transperça le fond de mon cœur trop tendre alors. En vérité, ce simple vocable, acerbe dans sa chair arabe, vrilla indéfiniment le fond de mon âme, et  donc la source de mon écriture. 

Comme si, parce qu'une langue soudain en moi cognait l'autre, parce que la voix d'une femme, qui aurait pu être ma tante maternelle, venait secouer l'arbre de mon espérance obscure, ma quête muette de lumière et d'olmbre basculait, exilée du rivage nourricier, orphelin.

Ce mot de la mattone voilée, souriant peu auparavant, certainement pas victime, à l'aise dans son rôle de citadine précieuse et paisible, cette parole non de la haine, non, plutôt de la désespérance depuis longtemps gelée entre les sexes, ce mot donc installa en moi, dans son sillage, une pulsion dangereuse d'éffacement.

Elle sortit dignement, la dame du bain. Nous la suivîmes peu après, ma belle-mère et moi. Moi, sans voix, et durant les quelques années qui s'écoulèrent ensuite, dépouillée, noyée dans un deuil de l'inconnu et de l'espoir. 

Fut-ce pourquoi je me mis à me défuer d'une écritutre sans ombre ? Elle séchait si vite ! Je la jetai.

Je vécus alors des années non vraiment de sileraynce, ni de marasme : l'écorchure dans l'oreille et le cœur, ce fut là le don de l'inconnu dont la voix me taraude. Par elle, la langue maternelle m'exhibait ses crocs, inscrivait en moi une fatale amertume... Dès lors, où trouver mes halliers, comment frayer un étroit corridor dans la tendresse noire et chaude, dont les secrets luisant, et les mots rutilants s'amoncellent ?

Ne me faudrait-il pas mendier, plongée dans la nuit de la langue perdue et de son cœur durci, comme en ce jour de hammam ?